9

4 minutes de lecture

Le lendemain les voit partir vers ce lieu étrange. Le village est à presque un jour de marche, tellement isolé que Gaspard n’avait pas eu le courage d’y monter. Dans leurs sacs, ils portent du pain, des oignons, des olives et du fromage de brebis, de quoi manger là-haut, avant de redescendre. Ils ont également chacun pris une couverture, par précaution. Gaspard se félicite de ne pas avoir passé ces deux semaines avec Gaston, car il n’arrête pas de parler du seul sujet qui l’intéresse, lui. Bientôt, il connait toute sa vie, toute sa famille jusqu’au vingtième cousin. Après avoir constaté qu’ils ont eu un parcours assez semblable, Gaspard n’écoute plus, se contentant d’onomatopées d’encouragement pour ne pas avoir de relance d’écoute de la part de ce bavard. Leur seule différence est qu’il est un homme des plaines, des cultures, des basses terres, ces hommes qui ne sont pas endurcis par les sommets écrasants. Sa vie amoureuse est passée sous silence, mais Gaspard n’aurait pas plus à dire. Ici, ce sont les familles qui décident des alliances. Avec les événements et ses absences, il n’a pas encore été choisi. Comme tous les hommes sages, il attend patiemment, même si parfois il a dû mal à maitriser son cerveau qui s’emballe sur une jeune silhouette ou un beau sourire.

À la fin du jour, ils arrivent au village, sans avoir trouvé le chemin indiqué par le marabout, trop pressés de terminer cette première étape. Seules quelques familles peuplent ce lieu perdu.

Une famille les accueille et, silencieusement, ils partagent leurs pitances. Alors que la femme couche les deux enfants, l’homme sort. Gaspard sent qu’il doit le suivre. Ils s’asseyent sur une pierre devant la maison, encore chaude du soleil de la journée. L’homme sort du papier et se roule une cigarette.

— Ce n’est pas du tabac. Tu veux gouter ? Ça ouvre l’esprit…

L’esprit ! Encore ce mot ! Gaspard avale une bouffée, si âcre qu’il ne peut retenir une toux. L’homme se tait. Les cimes devant eux libèrent les premières étoiles. Une grande détente envahit Gaspard. Il entend une voix.

— Nous sommes les gardiens du lieu depuis le début des temps. Les jeunes garçons viennent éprouver leurs jeunes forces ici. Nous les accompagnons, ou non. Toi, que viens-tu chercher ? Es-tu comme ces hommes à qui on avait révélé notre coutume et qui sont venus violer notre site sacré ? Ils ont emporté des esprits, mais ces derniers sont plus forts et ils vont les détruire.

Gaspard flotte dans les cieux. Il entend, mais est incapable de répondre. L’homme reprend de sa voix mélodieuse, disant que chacun est seul face à son destin, et que le courage est de l’affronter.

Gaspard, loin de ces préoccupations philosophiques, laisse son esprit vagabonder. Sont-ce les paroles de l’homme ? Soudain, il a une vision : sur le chemin, ce ruisseau à traverser, qui sort d’un roncier inextricable, avec derrière ces parois. Maintenant, il sait !

Le lendemain, Gaspard se réveille, sans se souvenir de cette soirée étrange. Sa tête est lourde, son esprit est clair. Après une petite collation et de sincères remerciements, ils prennent le chemin du retour, alors que les deux enfants partent suivre leur troupeau, leurs gambettes sautant de pierre en pierre plus habilement que celles de leurs chèvres.

— Gaspard, ça va ? Tu es bizarre ! On redescend ? Tu abandonnes ? Remarque, je préfère.

Le regard de l'interpellé fait taire le bavard qui devine, qu’au contraire, ils vont y aller !

Gaspard trouve le ruisseau.

— C’est là !

— Tu es fou ! Tu as vu les buissons épineux, les ronces… On ne peut pas passer.

Gaspard, encore dans son songe, s’avance vers le mur d’épines et tente de le forcer. Il recule, la chemise et le buste lacérés. La douleur le ramène à la réalité.

— Tu es complètement cinglé ! Regarde-toi. J’en ai marre ! Moi, je redescends !

Il tourne les talons et simule son départ.

Gaspard, totalement indifférent à son compagnon, regarde attentivement ce mur infranchissable. Il murmure :

— S’il n’y a aucune trace de passage, c’est parce qu’il y a un passage.

Gaston le fixe. Il ne reconnait plus son collègue, qui semble mu par une force.

Gaspard se défait de son baluchon et de sa couverture, s’accroupit dans le ruisseau et se met à ramper sous les dards des buissons.

Gaston hausse les épaules et reprend sa marche. Un dernier regard lui montre que son compagnon a disparu. Avec un blasphème, il remonte.

— Gaspard ? Ça va ?

— Ça passe !

Au ton enjoué, Gaston se sent obligé de l’imiter. Se mettre à plat ventre dans l’eau froide et sur les cailloux coupants lui arrache une bordée de jurons. Ce n’est pas pour ça qu’il est payé, marmonne-t-il, alors que les épines griffent son dos. Un cri de victoire lui fait comprendre que le calvaire est de brève durée, et, effectivement, il rejoint Gaspard, debout vingt mètres plus loin.

— Je suis trempé, plein de bleus avec les cailloux, le dos en sang. En plus, nous n’avons plus rien…

Devant ces bougonnements, Gaspard ne peut s’empêcher de sourire.

— Tu es vivant et tu vas voir ce que peu de gens ont vu.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Jérôme Bolt ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0