Chapitre

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La Rose Royale, la boutique du printemps.

Je réfléchis au nom de ma boutique. Enlever ou non le « Royale » ? À la base, j'ai choisi ce nom parce qu'il me parlait, parce que c'était un bon souvenir. Maintenant, tous les rapprochements que font mes clients avec la famille royale me dégoûtent. Je ne suis pas une anarchiste, ni une prôneuse de démocratie, si c'est ce à quoi vous pensez. Un sourire amusé se dessine sur mes lèvres. À vrai dire, je fais partie d'une classe à part. Ni blanche ni noire ; ni riche ni pauvre. Un entre-deux, un pont au milieu. Je crois même qu'il n'existe aucun mot pour la décrire. Étrange quand même. Ce n'est pas comme si j'étais une exception ; beaucoup de mes voisins en font partis. Pour me décrire, j'utiliserai les termes de classe moyenne, même si ce n'est pas tout à fait exacte.

Je soulève une caisse de graines. Des oléandres[1]. Un nom charmant selon moi. Mes préférées. Leurs belles fleurs roses n'ont d'égales ailleurs dans le monde ; j'en suis folle. Qui ne peut pas l'être ? Alors, pourquoi ne pas avoir appelé ma boutique l'Oléandre Royale ? Très bonne question. Peut-être est-ce parce que mon seul et unique amour m'a offert une rose royale, une fleur qu'il avait créée rien que pour moi. Une rose rouge aux bordures d'or. Rien que d'y penser, ça me donne des frissons. Un soupir m'échappe tandis que je pose la caisse sur le comptoir de ma boutique. Romain est mort et rien ne le ramènera. Ni lui ni son amour ardent pour moi. Il avait tout pour plaire mon Romain. Charmant, honnête et attentionné. Tout le monde l'aimait. Un homme si parfait qui a quand même réussi à trahir partiellement ma confiance. Je l'ai vu donner ma rose royale à Charlotte Quarizé, une charmante jeune fille de la ville voisine. Dès son retour à la maison, je l'ai évidemment questionné sur ce cadeau inattendu. Il m'a tout déballé. L'histoire de cette pauvre veuve endettée à vie ne m'a pas tiré une seule larme. La vie n'est pas parfaite, peu importe la personne. Comme il n'avait rien d'autre sur lui, Romain lui a donné cette fleur pour la réconforter. Je l'ai cru évidemment. Comment aurais-je pu faire autrement ? Mon amour, mon Romain à moi, lui ? me mentir ? Impossible… non ? Peu importe, de toute façon, Romain est décédé et Charlotte a été victime d'un accident avec une charrette. S'il ne m'avait pas passé la bague au doigt, je suis certaine qu'ils auraient fait un joli petit couple.

Crac !

Je secoue ma tête pour me débarrasser de ces pensées encombrantes. Je regarde le vase que j'ai fait tombé par terre. Il faut que me concentre sur mon travail. Je ramasse les morceaux de terre cuite que je jette dans la poubelle. Si seulement un cœur pouvait être remplacé aussi facilement qu'un pot cassé. Il faut que j'arrête de penser à ça. J'ai une nouvelle vie avec un nouveau travail ; je n'ai plus le temps de penser à des broutilles pareilles. Lentement, je déballe les graines de leur prison de plastique avant de les glisser dans des sachets de velours. Une opération longue et ennuyante, mais nécessaire pour ma profession. Je n'ai pas vraiment le droit de me plaindre : ce n'est pas moi qui les livre. Le facteur, ce pauvre garçon ne sait pas dans quoi il s'embarque. Cette commande-là n'en est qu'une parmi des milliers, toutes plus imposantes, donc dangereuses, pour lui. Bah, ce n'est pas mon problème.

La clochette de la porte se déclenche. Je cache rapidement les graines d'oléandres sous le comptoir avant de me tourner vers mon nouveau client. Manquerait plus qu'il décide de les acheter. Hors de question. Ces graines sont bien trop précieuses. Je fabrique rapidement un grand sourire hypocrite. Une habitude chez moi pour accueillir les nouveaux venus pleins aux as.

– Bienvenue à la Rose Royale ! Que puis-je faire…

Le reste de ma phrase reste bloquée au fond de ma gorge. En face de moi se tient un jeune homme. Ce n'est pas tant son apparence attrayante qui m'a surprise, mais plutôt l'insigne royale qu'il arbore sur son uniforme. Un valet royal ! J'avale difficilement ma salive, une goutte de sueur perlant sur mon front. Mon sourire vacille. J'essaie tant bien que mal de regarder dehors en quête d'une armure rutilante au soleil. Seulement, impossible de voir quoi que ce soit : le valet me cache la vue. Lui et sa veste bleu roi, son béret orné d'une plume or et son horrible sourire poli.

– Q-que puis-je faire pour vous ?

L'envoyé royal observe mes bouquets avant de se tourner vers moi, la vendeuse en panique.

– J'ai ordre de Sa Majesté de passer commande d'un bouquet pour le mariage royal dans deux jours. Qu'avez-vous à me proposer ?

– L-le mariage royal ?!

Un sourire franc éclaire mon visage. Je n'en crois pas mes oreilles. On me demande de créer un bouquet pour LA royauté !

– Oui, le mariage royal. Mon Seigneur Altibald va épouser lady Quarance le jour du solstice d'été. Milady Quarance a un certain penchant pour les roses. En avez-vous de belles dignes de cette occasion spéciale ?

Je hoche simplement de la tête, ma voix perdue dans les tréfonds de mon estomac, mon grand sourire toujours sur mon visage. Depuis des années, j'ai imaginé des milliers de scénarios pour mes belles roses VX[2]. Plus belles que les IVX, plus résistantes aussi, je les ai placées en hibernation pour éviter une floraison trop hâtive. Justement, je manquais de temps pour trouver une façon de les utiliser. Quelle chance que ce valet soit venu dans ma boutique ! Je lui fais signe de me suivre dans l'arrière-boutique, l'endroit où je m'occupe de mes fiertés.

Je retiens difficilement un cri de joie en chemin. Un bouquet pour la royauté ! Je suis au septième ciel ! Que l'on soit bien au clair : je déteste la famille royale. Leurs beaux habits d'apparat puants la vanité, leurs bijoux plus gros que des ballons et leur magnifique visage de poupée. Beurk ! Qui peut vivre avec une telle richesse et la gaspiller ainsi ?! Voilà pourquoi je les hais. Ils ont les moyens de changer la face du monde, mais ils ne font rien. Je suis heureuse de faire ce bouquet, parce qu'ainsi je peux montrer au peuple au grand complet mes talents cachés.

Je navigue entre différentes plantes en pots, toutes sorties de l'imagination du commun des mortels. Le valet derrière moi, je peux sentir son émerveillement devant mes chouchous. Ne t'inquiète pas l'idiot, j'ai la fleur parfaite pour toi et ta maîtresse écervelée. Tu vas tomber raide mort en sentant son délicieux parfum. Je ricane mentalement à ma propre plaisanterie.

– Et voilà mes merveilles ! Mes roses VX !

Je montre du doigt un plant de roses sous une cloche d'hiver. Les fleurs ne sont pas encore arrivées à la fin de leur croissance, mais ça ne va pas tarder. Même fermées, on peut deviner les fines bordures d'or aux coins des pétales rouge sang. Un fin duvet de flocons orne ses feuilles et tapisse le sol, le seul indice qui prouve la présence d'une hibernation volontaire. Je me tourne vers le valet pour voir sa réaction.

– Alors ?

– Je… Elles sont magnifiques, mais pourquoi avoir placé une cloche d'hiver par-dessus ?

Un autre sourire éclaire mon visage. J'adore expliquer les ficelles de mon métier.

– Et bien, c'est très simple. Voyez-vous, je réservais ces fleurs très spéciales pour une occasion unique. Comme je n'en avais pas une en tête, j'ai mis ce socle d'hiver pour les garder en hibernation le plus longtemps possible. Sinon, est-ce que cela convient pour le bouquet de Milady ?

L'envoyé royal hoche vivement de la tête, ravi d'avoir trouvé la perle rare.

– Évidemment ! Milady Quarance va être ravie d'avoir de si belles fleurs pour son mariage. Pouvez-vous les préparer maintenant ?

Une expression peinée se peint sur mon visage.

– Oui, bien sûr. Il y a juste un petit problème avec ces fleurs.

Le valet perd son sourire.

– Et quel est ce problème ?

Je m'approche de ma création, passant distraitement un doigt sur le verre. Je frissonne au contact froid de la cloche.

– Voyez-vous, ces roses meurent assez rapidement. Je ne leur donnerai pas plus de quelques minutes avant qu'elles ne se fanent.

– M-mais il doit bien y avoir une solution, non ?

Je lui fais un de mes plus beaux sourires. Il est vraiment tombé amoureux de cette fleur.

– Je pourrais peut-être utiliser un papier spécial, qui garderait un soupçon d'hiver, pour envelopper le bouquet que Milady enlèverait juste avant de s'avancer vers l'autel.

– Formidable ! Faîtes-le et…

Il fouille dans son uniforme. Sa main empoigne une bourse, remplie à craquer de pièces d'or et me la tend. Je la prends volontiers. Je n'espérais pas tant surtout pour un travail pareil.

–… et voici votre paiement. Et, entre nous, je suis sûr que la famille royale va vous passer d'autres commandes après cette grande fête !

– Je ne crois pas.

L'envoyé royal semble surpris, abasourdi.

– Et pourquoi pas.

Je tords distraitement une mèche de cheveux entre mes doigts.

– Je vais partir m'installer dans un autre royaume par-delà la mer. Voyez-vous, j'aimerais me spécialiser dans les plantes tropicales. Alors, j'ai besoin d'une nouvelle formation. Vous n'avez pas vu le panneau à l'entrée ?

– Je… non. Dans ce cas, j'espère que tout se passera bien pour vous là-bas.

Le valet, un peu trop niais à mon goût, me fait un beau sourire auquel je réponds.

– Merci, c'est vraiment gentil de votre part. Pour ce qui est du bouquet, je vous attendrai demain à la première heure, juste avant que je ne ferme ma boutique.

Je pousse gentiment l'envoyé royal vers la sortie. Il se laisse faire évidemment. Il lance tout de même un dernier regard, plein de regrets, à mes merveilleuses plantations. À peine arrivés dans la boutique, la clochette se déclenche à nouveau. Je lève les yeux au ciel avant de me tourner vers mon nouveau client.

– Tu veux de l'aide maman ?

Le soulagement m'envahit. Dans l'encadrement de la porte se tient un homme tout en noir, un sombrero cachant son visage. Mon fils unique. Aliero. Toujours à s'habiller de couleurs sombres. Que ce soit son manteau élimé ou ses bottes de cuir, il a toujours l'air d'un mercenaire mon grand garçon.

– Ah Aliero. Je ne t'attendais pas avant le coucher du soleil. Ce monsieur allait partir, mais merci de ta proposition.

Aliero hoche simplement de la tête avant de s'appuyer nonchalamment sur le comptoir. Évidemment. Il préfère regarder sa mère essayer de mettre à la porte cet abruti de valet plutôt que de s'occuper de ses affaires. D'un coup, sentant sans doute sa visite venir à son terme, le clapet de cet idiot se débloque.

– C'est juste fantastique ce que vous faîtes ici ! Puis-je en parler à mes proches ?

– Euh… Je préférerais que vous le gardiez pour vous. Je n'ai pas encore tout finalisé.

– Alors, tenez-moi au courant de vos avancés ! Je serai un fidèle client, vous verrez.

Il me tend un bout de papier avec son adresse. Je l'empoche rapidement sans y jeter un coup d’œil.

– On verra ça. À demain !

Je le pousse presque littéralement dehors. Moins il aura le temps de mémoriser ma boutique, plus sûr sera le futur pour moi. Il ne faudrait pas que mes idées révolutionnaires ne tombent dans de mauvaises mains.

– Au revoir !

Je lui fais un sourire hypocrite avant de fermer la porte derrière lui. Un soupir m'échappe. Il est enfin parti !

– Alors ? C'était une bonne journée maman ?

Je replace quelques mèches de mes cheveux, un peu exaspérée, avant de me tourner vers mon fils. Sans aucune gêne, il examine l'une des graines d'oléandres que je n'ai pas eu le temps de ranger.

– Une bonne journée, oui. Il était juste un peu plus collant que je ne l'imaginais.

Aliero ricane.

– C'est pas bien grave. De toute façon, comme on déménage, tu ne risques pas de le croiser à nouveau.

– Tu n'as pas tort.

Je retourne derrière le comptoir pour reprendre mon travail là où je l'avais laissé. Une à une, les graines vont là où elles étaient destinées. Sans prévenir, Aliero vient me donner un coup de main. Bah tiens, mon fils unique qui vient soudainement m'aider.

– Mon grand, si tu veux vraiment faire avancer les choses dans cette boutique, tu ferais mieux de t'occuper du bouquet de La future Reine.

Un sourire carnassier se peint sur son visage tandis qu'il m'abandonne sans un mot pour se rendre dans l'arrière-boutique.

– N'oublie pas de porter ton masque !

Un bruit de porte qui claque me répond. Je lève les yeux au ciel. Dire que c'est lui qui va reprendre l'affaire familiale, on n'est pas sorti de l'auberge.

[1] ou lauriers-roses sont connus pour leur toxicité présente dans toutes les parties de la plante (feuilles, fleurs, graines, sève et bois).

[2] est un liquide neurotoxique, une version plus mortelle du sarin.

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