Chapitre XIV.4

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Il passa la presque totalité de l’après-midi en balades solitaires et eut même la désagréable impression que les fleurs des superbes bougainvilliers et des majestueux cannas se détournaient — voire se fanaient carrément — sur son passage. C’est dire dans quel état d’esprit il se trouvait à la fin du dîner où — fait des plus étonnants — il ne reprit pas de dessert…

Plus tard dans la soirée, incapable de dormir et n’espérant pas obtenir de réponses concrètes de Teresa ou de Star, il décida de s’en ouvrir à Marcy ; après tout, sa sœur ainée était à ses yeux et, dixit Teresa qui — incorrigiblement cuistre — citait ses auteurs favoris à tout bout de champ, un des « sept piliers de la sagesse » (il n’avait néanmoins jamais pu savoir quels étaient les six autres et la conversation avec sa jumelle se limita à un bref discours sur T.E Lawrence)

Le soir venu, encore plus méditatif, il toqua à la porte de sa sœur ainée qui ne sembla pas le moins du monde surprise par sa visite :

— J’étais sûre que tu passerais, tu avais ta tête des mauvais jours et tu n’as même pas ri quand Star et Teresa ont sauté toutes nues dans la piscine en chantant « La chanson d’un soldat » !

— C’est vrai qu’elles avaient déniché une bouteille de Poteen dans le bar…

— Et tu n’as pas ri non plus quand Star a embrassé Teresa sur la bouche et qu’en représailles, elle l’a envoyée au fond de la piscine !

D’ordinaire, Max aurait effectivement ri de bon cœur ! Mais en cet instant, la lecture de son avis d’imposition l’aurait moins déprimé :

— Disons que je ne suis pas au mieux de ma forme, je me pose peut-être trop de questions…

— Çà, c’est une de tes spécialités, petit frère ! Entre, j’ai justement du thé au chaud.

— Hum, je pense qu’il va me falloir quelque chose d’un peu plus fort.

— Ne t’inquiète pas, j’ai aussi ce qu’il faut : Teresa m’a laissé la bouteille de cognac qu’elle a empruntée à ce cher Oncle MacNulty !

Les deux s’installèrent sur le balcon de la chambre et Marcy amena les tasses et les verres. Max souffla pensivement sur sa tasse de Ceylan : en général, il ne brillait que rarement par un comportement particulièrement énergique ou exalté, mais ce soir, il ressemblait à un ordinateur dont on aurait effacé le disque système. C’était suffisant pour que Marcy s’inquiète un peu plus que de raison :

— Toi, tu couves quelque chose.

— Hum, tu vois, je finis par penser que parfois c’est Lucy qui à raison, tu sais ce qu’elle dit parfois, que tous nous ne sommes guère plus que l’herbe des champs qui sera coupée et le lendemain jeté au four…

— Je pense surtout, petit frère, que même si Lucy est une gamine adorable, il y a nettement plus joyeux à citer que Saint Matthieu dès le petit matin !

— Ho, dis-moi, je ne te savais pas aussi avisée en matière de citations bibliques !

— Tu sais, je n’ai aucun mérite ; lorsque j’allais la voir, tante Abigaïl avait tout temps le nez fourré sa bible et en récitait les morceaux choisis !

— Tiens donc ? J’ignorais même qu’elle était croyante !

— Penses-tu ! elle ne l’était pas pour un sou, mais tante Abigaïl trouvait que le scénario et les personnages étaient dramatiquement bien plus passionnants que ceux des séries « Les Feux de L’Amour » et « Amour, Gloire et Beauté » réunis !

— Ça se tient, elle devait être sans doute aussi frappée que Teresa…

— Et sans compter, mon cher Max, que Teresa ne peut pas s’éloigner d’un bouquin plus de dix minutes sans faire une syncope — elle est littéralement pourrie de littérature comme Borges lui-même se définissait — et qu’à ce propos, tu ne passes guère une journée sans le citer, lui ou Oscar Wilde. Quant à moi je suis la seule de toute ma promotion à avoir lu La Montagne Magique — et tu vas rire : un de mes camarades était fermement convaincu que c’était une émission de télé-réalité — comprends que j’ai de qui tenir, c’est quasiment génétique !

La répartie eut le don d’arracher quelques sourires à Max qui reprit des couleurs :

— C’est vrai que Teresa et Star la surnomment Memento Mori, remarque elle prend çà comme une sorte de compliment — ou de brevet de lucidité — !

— Alors, dis-moi ce qui te tracasse ; ce serait dommage de gâcher ce dernier jour chez nos hôtes en ruminations diverses, non ?

— Hé bien, c’est au sujet de mon travail ; d’après ce que j’ai entendu, le DRH ne serait pas opposé à me signer un contrat plus stable, comme un contrat à durée déterminé, et mieux payé.

— En soi, c’est plutôt une bonne nouvelle, mais j’ai l’impression que tu n’en es pas vraiment convaincu.

— Je t’avoue que mon travail me casse les pieds ; M. HiggelBottom, qui est tatillon à l’extrême, me fait tourner en bourrique et une de mes collègues me prend régulièrement en grippe…

— Ah, présenté comme ça, c’est évident que ton travail ne risque guère de déchaîner l’enthousiasme!

— Tu vois bien !

Marcy se versa une nouvelle tasse de thé, en but une longue gorgée, puis regarda son frère avec de grands yeux bleus pleins de douceur :

— Si j’ai bien compris, ton travail t’ennuie, mais à ce que je sache — et n’y voit surtout aucun reproche de ma part — tu n’as jamais cherché à en changer ou à tenter un concours pour autre chose ; de plus, je crois me souvenir que tu as délaissé une annonce plus prometteuse pour un poste situé du côté de Lyon si je ne m’abuse ?

Max se sentit soudainement mal à l’aise ; c’est vrai qu’il n’avait pas réellement fait preuve d’une grande motivation dans sa vie professionnelle. Du reste, il ne voyait pas sa contribution au monde du travail en termes de riches opportunités de carrière, mais plutôt comme un banal rôle de composition. L’ambition sociale ne le consumait pas non plus du reste, et c’est sans regret qu’il avait vu ses camarades de promotion — dont certains moins brillants que lui — tourner joyeusement le dos à leur enfance, leur région, leur ancienne vie et parfois même leur famille pour plonger dans le monde du travail avec autant d’avidité et de joie de vivre qu’un curiste en rupture de régime sur une entrecôte de trois livres ! Et tous ceux qui le connaissait bien ne pouvaient guère l’accuser de dédaigner les raisins qu’il ne pouvait atteindre, Marcy la première. Il allait lui répondre, mais elle continua :

— Tu sais que j’aime particulièrement la musique et que, dès que j’ai un peu de temps, je m’essaie à la guitare.

— Je dois reconnaître que sur certains passages de Money for Nothing, tu t’en sors bien !

— Merci, tu sais aussi que de temps à autre, avec quelques amateurs, je joue sur de petites scènes.

— Oui, je me souviens qu’une fois, nous sommes allés tous les deux jusqu’à Menton pour récupérer ce qui te revenait d’un cachet.

— Je m’en souviens bien, cela nous a tout juste payé une soirée à l’hôtel et le restaurant, un vrai record !

— Excuse-moi de t’interrompre dans l’évocation de ces souvenirs, Marcy, mais quel est le rapport avec mon travail ?

— C’est simple ; j’aime chanter, mais je suis très, très loin de Joan Jet ou Janis Joplin et que, même si je ne joue pas trop mal, je me ferai recaler dès le premier round à « The Voice » !

— Wôw, tu n’es pas tendre avec ta passion !

— Je suis pragmatique, Max, ne crois surtout pas que je te fasse un éloge de la médiocrité, mais je sais bien le secrétariat chez M. Wordsmith, à défaut d’être passionnant, a le mérite de remplir correctement le réfrigérateur. Commences-tu à comprendre mon dilemme ou, pour être plus exacte, notre dilemme ?

Max but une gorgée de cognac et soupira, il soupirait du reste un peu trop à son goût depuis quelque temps — en fait il avait soupiré plus d’une trentaine de fois depuis le premier chapitre de cette histoire — mais bon :

— Je vois, moi aussi j’ai pu exposer quelques-uns de mes dessins, j’ai même eu un article un peu flatteur lors d’une exposition à la mairie, mais je sais très bien que ce n’est pas demain ni après-demain, que je serais le nouveau Frazetta ou un Dean Yeagle prometteur

— Là, c’est toi qui es dur ! Tu avais eu un bon article, sans compter qu’une de tes sanguines — dont j’étais le modèle — avait presque fait baver Star comme le chien de Pavlov ! Remarques, tu avais fait un excellent travail : c’était un crayonné superbe, en dépit des crampes que j’ai pu attraper à force de poser !

— Rappelle-moi d’augmenter le tarif pour tes heures de pose, peut-être que Star m’achètera un jour un de mes tableaux ?

— Je suis assez surprise qu’elle ne te l’ait pas encore proposé ! ajouta Marcy en remplissant à nouveau les verres.

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