Chapitre XIV.3

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Fort de cette expérience, et à défaut d’une grande stabilité émotionnelle, le cousin Charles Dexter Green à néanmoins acquis, vis-à-vis de l’existence et de ses vicissitudes, un certain recul qui peut parfois faire défaut à certains de ses contemporains. Une certitude pourtant lui semble acquise et, même s’il ignore qui de Lucrèce — Nous ne sentirons rien, car nous ne serons plus — ou de Saint Paul — Nous verrons clairement ce que nous avions seulement soupçonné, entrevu dans un miroir, obscurément — gagnera la partie (à moins qu’ils n’aient tous deux raison ou tort, cela revient peut-être au même), lorsque la Faucheuse lui rendra visite — jour que nous verrons tous — il ne sera qu’à peine surpris, comme on ne peut l’être que par une vieille connaissance. Lors d’une grande réunion de famille il y a peu, où s’étaient également trouvé invités l’inimitable Oncle Ford et sa fille Minerva, Star, Lucy et ses parents ainsi que quelques autres, Teresa s’était entretenu avec son cousin Charles et lui avait même donné la primeur de certaines de ses ruminations littéraires — comme quoi les réunions de famille n’ont pas que des avantages — désireuse de se documenter elle lui avait posé quelques questions, qui dans la bouche d’une autre aurait pu être perçues comme indiscrètes, mais ne posèrent pas de problèmes à Charles Dexter qui lui répondit sans détour :

— Vois-tu, ma chère Teresa, parfois je me pose le problème dans les termes suivants : en fait, je crois qu’il est fort possible que je sois effectivement mort il y a trente-cinq ans et que tout ce qui se passe depuis y compris notre conversation — et toi-même, ma chère cousine ainsi que tout l’assemblée et l’univers présent — ne soit guère plus que le produit de l’ultime activité résiduelle de neurones à demi déconnectés et qui attendent inexorablement la fin !

Teresa se servit un verre, puis un deuxième et confia peu après à Max qu’elle n’avait jamais entendu quelque chose d’aussi glaçant de toute sa vie. Lucy, qui avait entendu la conversation, se rapprocha de Charles Dexter Green et posa sa main sur son épaule ; ils échangèrent quelques mots que Teresa n’entendit pas, mais lorsque Lucy passa près d’elle, quelque chose de mouillé coulait de ses yeux absents. Il était incontestable que ces deux-là avaient vécu quelque chose de commun, d’indicible et que peut-être — même si cette pensée donnait des frissons — ils étaient encore là, tous deux sur le même quai de gare, à attendre le même train…

En fait, peut-être avaient ils toujours été là !

Le beau visage de Star s’était quelque peu assombri et — pour la première fois à et leur grand étonnement mutuel — elle ne piqua rien dans l’assiette de Max.

— Une histoire très, très intéressante, tu avais raison ! Mais franchement, où est-ce que ton cousin Charles a commencé ses études ? Dans un tableau de Francis Bacon ? Honnêtement, mon grand, j’aurai préféré une séance chez le dentiste ! Excuse-moi, mais je crois que j’ai besoin de me rafraîchir — ou d’un verre — je ne sais pas encore…

Star partie, Max regarda pensivement Marcy qui nageait dans l’immense piscine de l’hôtel, quand Teresa fit son apparition. Toujours vêtue de son bikini bleu, mais pas encore entièrement réveillée. Elle engloutit vivement ce qui restait de café.

— Tu te sens mieux j’espère, Sherlock ; tu m’as fichu une de ses frousses cette nuit !

— Ne m’en parle pas ! Ho, désolée d’avoir envahi ta chambre et squatté ton lit, mais là, tu comprends…

Max lui gratouilla gentiment la tête — elle ne protesta absolument pas — c’était son côté chat de gouttière :

— Rien de grave, tu sais bien que tu peux toujours m’envahir dès que tu en as envie, essaie seulement de m’éviter la crise cardiaque !

Elle sourit et fit un sort au dernier croissant épargné par Star :

— Tu sais, Max, j’ai réfléchi un peu et je pense que tu as raison à propos de Lucy ; c’est stupide de rivaliser tout le temps et c’est vraiment trop fatiguant ! En fait, je pense même que l’on pourrait se lancer dans un projet d’écriture à quatre mains. Vois-tu, pendant notre soirée télé, Lucy m’a parlé d’un roman gothique qu’elle avait trouvé un jour chez un bouquiniste : une histoire classique, mais sombre à souhait écrite au XVIIIe siècle par un certain William Beckford — un vrai cinglé — mais son roman Vathek est vraiment prenant et sulfureux à souhait, même de nos jours. Lucy avait joué un moment avec l’idée d’en écrire une suite, mais avait du mal pour y ajouter des personnages plus contemporains, alors j’ai proposé mon aide et elle a tout de suite dit oui ! Elle m’a même embrasée, c’est dire son extase littéraire !

Max était plutôt content de savoir que Teresa et Lucy pouvaient se lancer dans un projet commun, mais il restait dubitatif quant au résultat, et y comprit sur les supposées « extases littéraires » des deux filles. En fait, il était dubitatif sur beaucoup de choses ces derniers temps, notamment sur son travail : il n’avait jamais vraiment eu de certitudes quant à sa vie professionnelle et pour tout dire il n’attendait pas grand-chose du monde du travail, et il lui faut bien constater que de ce côté-là, le monde du travail s’était montré tout à fait à la hauteur de ses déceptions. De plus, avoir raconté à Star les déboires de son cousin Charles Dexter Green, ne l’avait pas mis dans les meilleures dispositions d’esprit. Teresa décida tout de même d’aller s’habiller en vue du déjeuner, laissant Max au bord de la piscine.

Cela ne s’arrangea pas dans le reste de la journée et en dépit de l’excellent déjeuner, de la bonne humeur pourtant communicative des MacNulty et du fait que Star et Teresa — suite à un pari stupide — aient sauté toutes nues dans la piscine, il se sentait l’âme en peine et de ce fait culpabilisait terriblement. La culpabilité était chez lui une telle seconde nature que, si un quelconque désastre se produisait dans la région — un séisme, une tornade ou même une malencontreuse météorite — il plaiderait coupable sur le champ, avec une copieuse séance d’auto-accusation stérile pour faire bonne mesure !

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