Chapitre XIV.2

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Au premier abord, il semble peu probable de trouver un point commun entre ce cher cousin Charles Dexter Green, un quinquagénaire plutôt tranquille, équivalent familial pour les Greens du fameux « Reclus de Providence » — encore que Charles n’eût pas écrit grand-chose en rapport avec l’avalanche de correspondance lovecraftienne — et la petite Lucy Emily Bloom, adolescente un tantinet gothique que nous connaissons bien.

Au premier abord seulement, car si l’on y regarde d’un peu plus près, leur point commun fut en quelque sorte un point de rupture : nombreux sont ceux qui l’ont décrit avec un talent et une exactitude dont ne saurait hélas se prévaloir l’auteur de ces lignes, mais l’essentiel est de comprendre qu’il s’agit de cet instant où, sans que vous ayez le temps de comprendre pourquoi, le temps et l’espace se divisent sauvagement, irrémédiablement en un avant et un après et, quoique vous puissiez faire, le seul souvenir de ce moment vous transforme instantanément en un bloc de terreur tremblant, glacial, éternel et inentamé.

En un mot, pas de quoi vous faire rêver : et bien évidemment, on pense tout de suite aux catastrophes, de l’acabit de celles qui font la une des journaux : accidents de voiture, guerres, attentats, épidémies, crise cardiaque, règlements de comptes, criminalité, hausse de prix des saucisses de Francfort, etc. En somme une version contemporaine des sept plaies d’Égypte. On peut aussi compter sur les drames familiaux, qui présentent énormément de possibilités allant du contrôle fiscal à l’assassinat du conjoint, en passant par tout un tas d’abus dont nous tairons les détails autant par pudeur pour les victimes que pour éviter au lecteur, qui se serait aventuré jusqu’à ces lignes, de décider subitement de fermer le bouquin pour s’adonner à des loisirs moins déprimants.

Il y a donc tout cela, mais parfois cela se passe de façon bien plus banale et donc bien plus incompréhensible : prenons donc le cas de ce brave Charles Dexter Green. Pour lui, il faut remonter à la lointaine époque de ses études, bien avant la naissance de nos héros sans emplois et donc de celle de la petite Lucy. Pour faire simple, disons que ce brave homme, lors d’un déplacement voulu par son cursus universitaire, était de passage dans la capitale et, après avoir mangé un sandwich au jambon dans une brasserie toute proche, se mit à attendre comme tout un chacun sur les quais le train qui devait le ramenait chez lui. Il n’avait pas vraiment passé ce que l’on peut appeler une bonne semaine et, de ce fait, il attendait sa correspondance avec une impatience plus que certaine !

Malheureusement pour lui, il n’eut pas longtemps à attendre : son train arriva à l’heure dite — et avec une ponctualité étonnante au vu des services publics de l’époque — le seul petit problème pour Charles Dexter, c’est qu’il fut précédé d’un quart d’heure par un léger imprévu : à savoir que le pauvre homme reçu l’intégralité de l’univers sur la tête — ni plus ni moins — et comme dans la nouvelle de Borges, il fut plongé dans un présent éternel, glacial, sans aucune possibilité de retour, d’action ou de quoi que ce soit du reste.

Bien évidemment, de l’extérieur rien n’avait changé et tous les témoins de l’affaire — si on les avait interrogés à l’époque — auraient pu garantir sur facture que le brave homme attendait paisiblement son train. De l’intérieur, cependant, l’univers continuait de lui tomber sur le coin de la cafetière et avec une entropie croissante qui commença à le dévorer, miette après miette — un peu comme un malheureux astronaute tombant dans l’horizon des événements d’un trou noir — et remplir tout son cortex cérébral de zéros.

Çà, c’est pour la partie la moins déplaisante de l’affaire. Car, sans prévenir, un mur de verre aussi transparent qu’impénétrable tomba entre lui et ce qui restait de l’Univers sensible et, à ce moment-là, ce cher cousin Charles Dexter Green mourut pendant un quart d’heure, ce qui, vous en conviendrez, n’est pas la plus agréable façon d’attendre son train. Étrangement — et il en fut le premier surpris —, le temps se remit en marche, l’univers retrouva sa chronologie normale et ce qui restait de Charles Dexter Green réintégra l’univers sensible pour monter dans la rame de première classe du TGV et s’asseoir à la place qui l’attendait dans le monde — du moins lui sembla-t-il — des vivants.

Bien évidemment, il ne pouvait pas rester comme cela et se fit une obligation de consulter, ne serait-ce que pour comprendre ce qui lui était arrivé pendant ce quart d’heure qui — il faut bien le dire — changea sa vie et son univers à jamais. Dans un premier temps, le sandwich fut suspecté d’avoir joué un rôle dans cette terrible histoire, mais, et après une enquête approfondie qui mit en émoi tout le milieu de la restauration parisienne, son innocence fut reconnue au grand soulagement du patron de la brasserie qui s’inquiétait d’éventuelles poursuites en dommages et intérêts. Cette piste écartée, il continua bravement l’inventaire de son esprit — conscient, inconscient, subconscient et tout le bazar inclus — auprès de divers spécialistes, inventaire qui dure toujours et à déjà laissé trois médecins sur le carreau.

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