Chapitre IX.3

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En fait, cela remontait à quelques semaines de son dix-septième anniversaire : elle était en ville pour fouiner dans les arrière-boutiques des bouquinistes à la recherche d’ouvrages susceptible de satisfaire son obsession littéraire du moment, c’est ainsi qu’elle put s’offrir à prix modique une vieille édition complète de Poe et un exemplaire potable d’Ulysse et de Moby Dick.

Satisfaites de ses trouvailles et ayant la flemme de rentrer à pieds elle rejoignit l’arrêt de bus le plus proche. Mais, au moment où le véhicule arrivait à sa hauteur, Teresa se rendit compte que ses emplettes avaient laissé son porte-monnaie exsangue. Avisant la couverture défraîchie d’Ulysse, une anecdote concernant James Joyce lui revint à l’esprit : Alors qu’il était encore dans sa prime jeunesse l’illustre dublinois se trouva un jour dans la même position que notre héroïne, à savoir sans le sou devant un autobus, pris d’une subite inspiration le futur auteur de Finnegans Wake s’avança raide comme un piquet vers le chauffeur, tendit le bras dans un geste shakespearien et annonça gravement « I am James Joyce !! » Pétrifié par l’aura d’autorité et de noblesse d’un tel personnage, le chauffeur admiratif le laissa monter sans payer.

Teresa qui ne manquait pas d’aplomb se glissa à cet instant dans la peau du grand homme et, grimpant sur la première marche du bus, elle gratifia les quelques voyageurs de toute l’intensité que pouvaient fournir ses grands yeux bleus en amandes, avant de pointer vers le chauffeur un index impérieux accompagné d’un solennel « I am… Teresa Green ! »

Ce dernier, une femme entre deux âges à l’aspect aussi imposant que rustique, considéra la voyageuse avec le même regard qu’un jardinier pose sur le spécimen inédit de moisissure qui attaque ses précieuses plantations. Puis, curieusement, son expression s’adoucit un peut en considérant de bas en haut cette gamine dégingandée, fringuée comme l’as de pique, pieds nus, son t-shirt vert d’eau informe et trop grand tombant sur un short en toile d’une couleur indéfinissable, un sac plastique usé à la main, deux ou trois colifichets improbables autour du cou et d’une cheville, le tout assorti d’un serre-tête rouge planté de travers dans sa coiffure en désordre.

La femme lui fit signe de s’approcher d’un mouvement de tête et lorsque Teresa, rayonnante, fut à sa hauteur, elle leva vers elle un visage lourd, rocailleux et buriné comme la vie en réserve souvent à ceux qui n’ont pas eu la chance de naître un billet de première classe en main. Avec un sourire désabusé elle grommela en lui fourrant un truc dans la main : « Ça va pour c’t fois gamine… j’sais c’que c’est qu’la rue, ça j’ai connu… t’as d’quoi bouffer au moins ? »

Le visage conquérant de notre Stephen Dedalus en herbe se décomposa instantanément et, reculant vivement vers le fond du bus, elle découvrit, mortifiée un ticket de transport et trois pièces de monnaie dans sa main.

Teresa eut juste le temps d’entendre sa bienfaitrice soupirer en refermant les portes « Pfft.. Foutu gouvernement… ça laisse crever des gosses dans c’te zone… j’te flanquerai tout ça au trou, moi ! »

Depuis Teresa est devenue très prévoyante en matière de monnaie, n’oublie jamais sa carte de transport et évite soigneusement les chauffeurs dont la physionomie rappelle un peu trop les masses laborieuses qui peuplent les romans de Zola.

Cet épisode, si peu glorieux de la vie de Teresa, lui mit tout de même un sourire quelque peu moqueur aux lèvres et il arriva le cœur léger à destination ; le seul garage de Stratford était modeste, mais très bien tenu et parfaitement équipé. Propriété d’un certain Antonio Manggiaffazulla senior un ancien facteur depuis peu à la retraite qui, après avoir passé une bonne partie de sa vie à battre le pavé des villes de Lyon, Paris et Grenoble, s’était établi dans le Midi pour aider son neveu Vito, garagiste de son état fort doué en mécanique, mais hélas nettement bien moins loti en affaires. Antonio Senior, plus futé, avait assez rapidement redressé la situation ce qui lui avait permis non seulement de racheter les parts du garage de son neveu, mais aussi par la même occasion d’arrondir suffisamment sa pension de retraite pour se loger confortablement dans le coin et s’offrir de temps à autre un séjour sous le soleil généreux de sa Sicile natale.

Pour tout dire, Max aimait bien Antonio Senior : souriant et amical sans pour autant être trop expansif, le bonhomme avait les cheveux blancs coupés courts avec un corps mince, sec entretenu par sa pratique régulière du vélo dans l’arrière-pays et le visage avenant, bien que ridé et recuit par le climat méditerranéen. Outre la proximité du garage et les prestations — des plus correctes — qui respectaient le budget des Greens, Antonio Senior avait une inépuisable réserve d’anecdotes à raconter que Max écoutait avec un réel intérêt pendant que l’on révisait sa voiture, sans compter l’excellent café que le vieux garagiste partageait à discrétion avec son jeune client. À vrai dire, en dehors des anecdotes sur certaines de ses tournées dans les quartiers les plus pittoresques ou surprenants de Paris, les histoires d’Antonio Senior concernaient surtout la mafia.

Oui, la Mafia, la fameuse Cosa Nostra, la sinistre pieuvre dont les tentacules distillent meurtres, trafics, blanchiment d’argent et corruptions en tout genre dans toutes les strates de nos sociétés, sans compter que la plupart de ses membres font preuve parfois de réel manquement aux bonnes manières : négliger de payer leur ticket de stationnement, roquer même si leur roi est en échec pendant une partie, voire faire du bruit en buvant leur expresso font partie de leur quotidien ; c’est dire si ces gens sont décidément infréquentables !

À l’entendre, Antonio Senior avait usé ses fonds de culotte sur les mêmes bancs d’école que les parrains les plus redoutables, et avoua que pendant un temps il fut tenté de les rejoindre, même si par la suite il suivit une carrière plus conventionnelle au sein de l’administration postale. En effet, malgré une structure solide et une organisation complexe qui n’ont rien à envier à celle d’un gouvernement, la caisse de sécurité sociale de la mafia refuse encore le remboursement des frais médicaux pour les cas de bronchites après un séjour dans un fleuve (à moins que l’assuré puisse prouver, facture à l’appui, la mauvaise qualité du ciment de ses entraves) et leur caisse de retraite, bien que largement excédentaire, impose un malus très dissuasif si l’on oublie de porter son gilet pare-balles dans les lieux publics ou d’inspecter soigneusement sa voiture avant de mettre le contact.

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