Chapitre VIII.4

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— Tout cela est quand même pas donné, fit le ronchon en fouinant dans son portefeuille, franchement c’est un peu l’arnaque ; enfin comme ça votre patron peut payer une serveuse — enfin payer sur le dos du client — hé, attendez, vous me comptez trois euros de trop là, vous ne savez même pas relire une addition ?

— Vous m’avez demandé un supplément chantilly tout à l’heure, quand vos enfants ont voulu une coupe vanille framboise ! Grinça Lucy.

— Alors là, attention ! Mademoiselle, je sais encore ce que je raconte, vous croyez que j’aurai payé en plus pour votre soi-disant chantilly — pas plus maison que tout le reste — finalement, j’aurais mieux fait d’aller acheter quatre cornets à la supérette du coin, ça m’aura coûté moins cher et au moins je ne me serais pas fait arnaquer ! Parce que vos spécialités ; je ne sais pas combien votre patron vous paye pour servir… ça ! Mais c’est trop payé, je parie qu’il ne vous déclare même pas en plus !

— Monsieur…

— Bon, ma petite, je ne veux pas faire d’histoire, mais je ne payerais pas ce soi-disant supplément ; et non, je ne vais pas perdre de temps à discutailler avec une malheureuse petite serveuse qui bâcle son boulot, tout ça pour se payer ses trois quatre babioles à la fin du mois et qui…

— ASSEZ !

Comme on l’a précédemment fait remarquer, une des règles de la restauration veut que le client ait toujours raison, mais comme toute règle, celle-ci souffre des exceptions :

Est-ce d’avoir traité Lucy de « malheureuse petite serveuse qui bâcle son boulot » ou de qualifier de « trois quatre babioles » le bel exemplaire de La Divine Comédie (illustré par Gustave Doré en plus) que Georges Knubble lui si avait gentiment mis de côté et pour lequel elle économisait péniblement sou par sou — notamment à travailler au Newport Coffe et servir de punchingball à des abrutis infichus de remplir une carte postale — qui avait mis le feu aux poudres ? Personne ne put le dire. Elle devint terrible.

— ASSEZ ! VOUS DIS-JE ! VOUS M’AVEZ COUVERT DE HONTE, RI DE MES PERTES, MOQUÉ DE MES GAINS — ET POURQUOI ? JE SUIS UNE PETITE SERVEUSE… ET UNE SERVEUSE N’A-T-ELLE PAS DES YEUX, DES MAINS, DES ORGANES, DES SENS, DES ÉMOTIONS, DES PASSIONS ? NE SUIS-JE PAS NOURRI DE LA MÊME NOURRITURE, BLESSÉ DES MÊMES ARMES, SUJET À MÊMES MALADIES, GUÉRI PAR MÊMES MOYENS, COMME VOUS ?

Lucy dominait, extatique dans sa fureur ! sa voix, habituellement douce et grave, rugissait tels les pluies de grêle et les fleuves de sang du Livre de L’Exode. D’ordinaire si menue, elle déployait une silhouette écrasante, à la mesure des grands Anciens qui sommeillent entre les pages du Necronomicon, prompte à broyer ces pauvres mortels en expiation de leur irrespect, bêtise et radinerie !

— SI VOUS ME PIQUEZ, NE SAIGNERAI-JE PAS, SI VOUS M’EMPOISONNEZ, NE MOURRAI-JE PAS ? ET SI VOUS ME FAITES TORT, NE ME VENGERAI-JE PAS ? NOUS NOUS RESSEMBLERONS AUSSI EN CELA ! DANS LA VENGEANCE, LA VILENIE QUE VOUS M’ENSEIGNEZ, JE LA PRATIQUERAI ET CE SERA DUR, MAIS, CROYEZ-MOI, JE VEUX SURPASSER MES MAÎTRES !

Le couple et ses deux rejetons, odieux l’instant d’avant, s’étaient complètement ratatinés sous ce déferlement de rage, pétrifiés par cette créature surnaturelle qu’ils avaient, dans leur arrogance, fait la stupidité de réveiller.

— En.. Enfin, dis quelque chose, tu ne vas pas la laisser faire devant les enfants…

La malheureuse aurait mieux fait de la boucler : Lucy braqua sur elle son visage mordant comme la glace, ses yeux verts luisants comme des joyaux maudits :

— QUANT À VOUS, MADAME ! QUANT À VOUS ET AUX PAUVRES HOMONCULES QUI SONT VOTRE PITOYABLE ET OFFENSANT LEGS À L’HUMANITÉ ; RESTEZ-EN LÀ ! ET QUE SI LA NATURE M’ÉCOUTE, QU’ELLE CESSE DÈS CET INSTANT DE RENDRE CETTE CRÉATURE FÉCONDE ET PORTE EN SON SEIN LE VENT GLACIAL DE LA STÉRILITÉ, QU’ELLE DESSÈCHE EN ELLE LES ORGANES D’ENGENDREMENT ! ET FAITES, QUE SI PAR MALHEUR ELLE ENFANTE, QU’ALORS IL LUI NAISSE UN FILS DE VINAIGRE ET DE FIEL, QU’IL PUISSE VIVRE ET ÊTRE POUR ELLE EN TRAVERS DE SA VIE, UN TOURMENT DÉNATURÉ !

Lucy, haletante, pantelante et gorgée d’adrénaline, ne s’aperçut pas tout de suite qu’elle ne s’adressait plus qu’à une table vide où traînaient seulement quatre coupes vides, une note et deux billets chiffonnés. Dans un réflexe de survie, terrorisés d’avoir affaire à une folle, voire une furie homicide, les deux vacanciers et leurs lardons avaient décampés un peu avant la fin de ce qui ressemblait bien à l’engueulade du siècle, et servie à une vitesse supersonique de surcroît !

Il y eut un long, très long silence, puis progressivement un bruit d’applaudissement se fit entendre, allant crescendo ! La majorité des clients, ainsi que monsieur VanLangenhove, qui avaient suivi les tourments de la pauvre Lucy sans trop oser se manifester ne pouvaient que se réjouir de la fin — certes surprenante — mais ô combien satisfaisante de ce petit mélodrame. Lucy, encore hébétée, mais soucieuse de son public, s’inclina trois fois sous les bravos de l’assemblée — Max et Star en tête — et un vendeur de roses rouges qui passait par là lui en envoya même deux ou trois !

Si une compagnie de théâtre avait été présente sur place, Lucy aurait décroché illico un contrat pour une adaptation — peut-être un peu revisité — du Marchand de Venise, du Roi Lear ou autre Lady Macbeth.

Quand on vous dit que cette petite ville ne s’appelle pas Stratford pour rien !

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