Chapitre VII.3

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Là où l’on restait dans le carnage grand-guignolesque perpétré par de sadiques méchants ou méchantes, finissant massacré eux aussi au final par l’héroïque espion de service selon la bonne vielle de la loi du talion et pour le plus grand plaisir du lecteur. Lucy savait, elle, instiller une horreur quasi métaphysique : les monstres de sa cosmogonie personnelle ne s’arrêtaient pas à de menus projets tels que dominer ou détruire le monde, se remplir les poches, faire triompher une terrible dictature ou autres petites peccadilles du même tonneau. Non, elle donnait dans la catastrophe cosmique, la corruption universelle, le cataclysme biblique. Ses malheureux héros comprenant — en général juste un peu après le lecteur — que leur univers prenait fin et qu’ils seraient engloutis vivants, irrésistiblement broyés par l’entropie et basculés dans d’effroyables univers gigognes, condamnés à hurler sans même être sûr que la mort pourrait les délivrer, car la mort elle-même, se prenant à ce monstrueux jeu du chat et de la souris, se contenterait de compter les points en rigolant.

Quoiqu’il en soit, Lucy était calme, réservée et pas du tout du genre à dire ou faire des horreurs, et Max n’avait pas vraiment été surpris de savoir qu’elle aimait principalement la musique classique : Bach et notamment les lieder de Schubert tels que Nacht und Traume et Winterreise, surtout ceux magnifiquement interprétés par Dietrich Fischer-Dieskau. À ce sujet Teresa perdit également un pari avec son frère : elle était naïvement persuadée que Lucy ne donnait que dans le Death-Metal.

Au fond, coincée entre un père ô combien sympathique, mais peu finaud et une mère aimante, mais rarement disponible, Lucy utilisait son goût et son talent pour le fantastique comme un procédé cathartique d’une redoutable efficacité ! Peu à l’aise en société et surtout auprès des garçons qui semblaient habiter une autre planète elle avait néanmoins spontanément adopté Max, qu’elle connaissait depuis toute petite, non seulement pour sa gentillesse, mais aussi parce qu’elle avait compris au premier coup d’œil qu’il serait fonctionnellement incapable de toute tentative de séduction ou de dénigrement à son égard.

Elle s’était un jour confiée à lui au sujet de ce qu’elle appelait « sa Ténèbre » et Max avait été horrifié de voir à quel point cela ressemblait à ce qui avait frappé son cousin Charles Dexter Green dans sa jeunesse : ce moment de choc traumatique qui scinde irrévocablement votre existence entre un avant et un après et dont le seul souvenir vous plonge dans une terreur animale, primitive et inguérissable. Quel foudroyant et invisible éclair avait ainsi fendu l’âme de Lucy, quel séisme silencieux avait laissé sous son enveloppe intacte un cœur concassé ? Nul ne pouvait le dire, pas même elle, une seule chose était sûre, écrire lui avait sauvé la vie !

Au gré de son imagination, Lucy façonnait son panthéon de dieux géométriques qui n’avaient pour l’homme, dans toute sa faible et éphémère gloire, qu’un lointain dédain :

Il y avait Oonosis la sphère parfaite et illimitée, Hua-Batoot la pyramide aux faces adamantines, Eena-Antho le monolithe impénétrable noyé dans sa propre contemplation du temps, Shaann l’anneau-spirale que nul ne peut entrevoir sans sombrer dans l’éternel labyrinthe de la folie…

Tous ceux-ci et tant d’autres jetaient de temps à autre à l’humanité, par leurs faces aveugles, un regard chargé de mépris. Régner sur cet Olympe mathématique offrait à Lucy une catharsis bienfaisante et une porte de sortie vers le haut pour tout ce qui bouillonnait parfois dans sa petite tête et dont elle redoutait l’explosion. Elle peaufinait à ses heures de lassitudes une cosmogonie — et l’eschatologie qui assez logiquement l’accompagnait — occupations passionnantes, mais qui sont en général plutôt dévolues à des groupes comme un peuple ou une civilisation qu’à une timide adolescente de quatorze ans.

Elle parlait peu à son entourage de ses histoires, son père ne lisait guère que des romans policiers à deux sous ; quant à sa mère, gentille, mais toujours débordée, la fiction lui paraissait une perte de temps. Aucun des deux n’avait vraiment idée de l’importance de tout cela pour Lucy, tout au plus y voyaient-ils une sorte de journal intime un peu bizarre que leur fille abandonnerait spontanément dans, quelques mois ou années, quand elle se serait trouvé un petit copain et une orientation scolaire honorable.

Sa mère la rêvait en médecin, son père en juriste ou avocat, avec une telle naïve évidence que consulter la jeune Lucy à ce sujet semblait superflu voire incongru. Un tournant fut atteint lorsque Lucy, alors âgée d’à peine douze ans soumis une de ses histoires à la lecture de son père. « Mais bien sûr ma chérie ! » répondit-il affectueusement en lisant les quelques pages avant de prendre un stylo pour corriger quelques menues fautes de grammaire « et voilà » puis il retourna à la lecture de son journal sportif.

Lucy fût profondément déçue sans toutefois être surprise : ni Oonosis ni Eena-Antho, du moins dans leurs vêtements de papiers, ne pouvaient avoir un quelconque pouvoir sur un père comme Harris Gloom, certes fort brave homme et père aimant, mais dont les seules divinités avaient pour attribut les uniformes du Real Madrid ou de Manchester United.

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