Lucy garda pour elle son panthéon non euclidien et entama une nouvelle histoire, comme elle le faisait régulièrement dans ce genre de situation. On pourrait penser naïvement qu’elle se serait bornée à faire sombrer un club sportif tout entier dans les ténèbres glacées de la folie histoire de se défouler, mais le système de Lucy était plus subtil : à l’instar de Lovecraft qui, dans ses histoires, envoyait régulièrement au casse-pipe de pauvres malheureux qui n’étaient jamais que des projections de lui-même ; Lucy se mettait souvent en scène comme victime sacrificielle, mais, contrairement au reclus de Providence, elle y ajoutait une composante psychique — une inquiétante incursion dans le syndrome psychotique — et de ce fait, on ne savait jamais si l’horreur était réelle ou uniquement dans la tête de la malheureuse.

Être jeté dans les ténèbres glacés de l’enfer est une chose horrible et terrifiante, mais songez également à cette éventualité : vous êtes tranquillement assis à table ou sur votre canapé et, sans prévenir, un mur de verre s’abat, vous sépare de vos parents ou amis, et voilà : vous êtes en enfer et personne n’a rien remarqué et ne remarquera rien, tout simplement, parce que l’univers s’est figé dans l’éternité.

C’est effrayant à lire, mais c’est encore plus effrayant à vivre et malheureusement Lucy et le pauvre Charles Dexter Green y étaient, hélas, abonnés. Allez dormir sereinement après ça !

Lucy œuvrait avec une maestria impressionnante pour un esprit aussi jeune : un jour en classe d’histoire, où elle s’ennuyait ferme au cours d’une digression particulièrement soporifique de son professeur, elle prit machinalement son petit carnet et commença à rédiger :

« Les eaux du Styx grondent et entraînent

Sous les faces des dieux aveugles, les hordes sombres

Des chiens noirs aux flancs transpercés d’épines, hurlants des blasphèmes incarnats

Bêtes gémissantes, dévorant dans leur extase les âmes frêles des impardonnés

Les eaux ruissellent et s’épuisent, les morts se rassemblent harassés

Dernières plaintes, gisantes sur les sables noirs gorgés de mauvais sel

En un désert de cendres aigres, nu et illimité. »

Bien évidemment, Lucy se fit prendre, mais son professeur demeurât quelque peut interdit : en général les jeunes adolescentes se font surprendre en envoyant des messages sur leurs portables ou en batifolant sur les réseaux sociaux, pas en écrivant des vers dans la manière de Dylan Thomas ou T.S.Eliot dont au passage ni son professeur ni ses camarades n’avaient jamais entendu parler. Lucy n’en fut pas moins réprimandée et la moquerie ambiante s’abattit sur elle une fois de plus. En un mot comme en cent, ce n’est pas banal et l’on peut dire ce que l’on veut de Lucy, elle ne lésinait pas. Ce fut sans doute de cette manière qu’elle eut l’idée de son empyrée géométrique et malfaisante. Teresa de son côté eu un peu de mal à s’en remettre et afficha quelque temps une mine plus que boudeuse à l’encontre du pauvre Max qui la malheureuse grâce de lui donner accès aux carnets de poésie de Lucy.

— Hé, Max, tu rêves ?

Il fallut un instant au brave garçon pour s’extraire des tréfonds le l’âme de la petite Lucy pour retrouver sa chaise du Newport Coffe, son café, ses gaufrettes et le sourire charmeur de la jolie blonde.

— J’étais quelque peu perdu dans mes pensées… un jour il faudra que je te parle de mon cousin Charles Dexter Green, et je pense aussi que je vais proposer à Lucy de passer la soirée à la maison, Teresa râle un peu lorsqu’elle lit la prose de Lucy, mais au fond, elles s’aiment bien !

— C’est une bonne idée, mais crois-tu que son cher père va accepter ?

— Je t’avoue que je ne m’étais même pas posé la question.

Les jolis yeux de Star papillotèrent de plus belle :

— C’est normal mon grand, tu es le meilleur ami qu’une fille puisse rêver d’avoir, et je sais de quoi je parle. Tiens, soyons objectifs et tenons-nous-en seulement aux faits !