Chapitre VII.2

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Il eut droit à un doux et furtif baiser sororal sur le front, mais qui, en l’occurrence, sonnait quelque peu comme les derniers sacrements…

— Hum, fit discrètement Star quand Lucy s’éloigna, c’est une impression où Finsternis me semble un peu plus déprimée que d’habitude ?

Max apprécia l’euphémisme :

— Je crois que son anniversaire la perturbe un peu, ça peut se comprendre à son âge, c’est l’adolescence…

— En tous cas, elle peut-être devrait lire autre chose que du Dylan Thomas ? Au fait qu’est-ce que les préadolescentes sont censées lire de nos jours ? La fille de ma voisine à l’âge de Lucy et elle se gave de Shõjo Manga romantique !

— Mais ce ne serait plus notre Lucy, non ?

— Tout juste mon grand ! Ce serait exactement comme si Teresa pillait un magasin de chaussures…

— Ou que tu cesses de soupirer après Marcy !

— Exactement, on serait au crépuscule des dieux et de la fin du monde, le Ragnarök dans toute sa splendeur !

— Tu ne vas pas t’y mettre aussi ? S’inquiéta Max.

— Je plaisante ! Dis-moi, qu’as-tu trouvé d’intéressant pour l’anniversaire de notre duchesse des ténèbres bien-aimée ?

— Je lui ai pris un recueil de poésie : « La terre vaine et autre poèmes ».

— Hum, T.S Eliot. « Avril est le plus cruel des mois, il engendre des lilas qui jaillissent de la terre morte, il mêle souvenance et désir, il réveille… » À mon avis, elle va être aux anges !

— Et attends de voir la dédicace ! Hé, depuis quand fais-tu concurrence à Teresa pour les citations ?

— Disons que je connais mes classiques, j’ai eu une vocation littéraire quelque peu contrariée, tu ne le savais pas ?

— Sinon, qui lui as-tu trouvé de ton côté ?

— Hé bien, j’ai pris un très beau stylo Sheaffer Onyx Black dans une boutique d’Antibes, avec un carnet Moleskine pour ses poésies, tu penses que cela va lui plaire ?

— Sans aucun doute possible ! répondit Max en songeant au pari de Teresa. Star avait des moyens financiers bien supérieurs aux siens, mais lorsqu’elle se montrait généreuse, c’était toujours sans la moindre trace d’ostentation !

— Chut, Max, elle arrive…

Lucy posa sur la table des deux convives un café liégeois et un expresso.

Star se leva gracieusement, posa sa main sur l’épaule de Lucy et lui donna un baiser appuyé sur la joue — effleurant presque la commissure de ses lèvres, Star sera toujours Star, quoi qu’on en dise.

— Joyeux anniversaire, ma très chère et tendre Finsternis, toi qui à l’aube de tes quatorze ans es déjà cette obscure clarté qui descend des étoiles…

Les joues pâles de l’adolescente se teintèrent d’un rose délicat tandis que son sourire s’arquait de plusieurs degrés supplémentaires et lorsque Max l’embrassa affectueusement à son tour, la petite Lucy frôla manifestement l’extase !

Il lui tendit les livres et Star le stylo, elle fut incontestablement ravie en lisant la dédicace que Max avait apposée sur le recueil :

« Combien la nuit du temps est longue et sans limites si on la compare au bref rêve de la vie », lut-elle, pensive :

— Max, tu as toujours su trouver les mots qui me réconfortent et de mettre du baume au cœur, merci !

— Ah, ce bon vieux Schopenhauer, un joyeux drille c’est bien connu ! Ajouta une Star innocemment sarcastique.

Néanmoins, toujours très sensible à la joie des autres comme à son habitude, elle soupira de bonheur devant celle de Lucy :

— J’utiliserai ce magnifique stylo pour mon futur recueil, je vous en fais à tous deux le serment !

Star profita de la solennité de l’instant pour chiper quelque chose dans l’assiette de Max avant de soupirer pensivement :

— Tu sais, à son âge, moi aussi j’écrivais des poèmes ; il me semble que j’avais dû t’en lire quelques-uns à l’époque ?

Max sourit : bien que Star ait un goût manifeste pour les lettres, comparer son écriture poétique à celle de Lucy Bloom revenait à peu de chose près à opposer en termes de puissance évocatrice, disons pour exemple, John Milton et Christophe Maé, et ce n’en déplaise à leurs admirateurs respectifs ! Il ne pouvait s’empêcher d’imaginer Lucy dans la pénombre de sa chambre, en digne continuatrice d’Edgar Poe, H.P Lovecraft, August Derleth ou autres Robert Bloch, tisser de sa plume de lentes, sombres et superbement blasphématoires théogonies. Pas plus qu’il ne pouvait s’empêcher d’imaginer la réaction de Teresa lorsqu’elle en aurait les premiers brouillons sous le nez !

Curieusement, Lucy faisait mentir l’adage selon lequel le fruit ne tombe jamais loin de l’arbre : Son père, le placide monsieur Harris Bloom était un comptable jovial qui avait toujours le mot pour rire et une bonne blague en réserve, mais dont les références littéraires indépassables demeuraient au mieux les polars de genre de « SAS » ou « OSS117 ». Quant à sa mère, la Docteur Ellen Bloom, qui officiait comme chirurgien-dentiste, elle était aussi profondément gentille que perpétuellement débordée, et s’en tenait strictement aux revues médicales et à la musique classique.

Mais c’est peut-être de ces romans d’espionnage à deux sous que lisait son père parfois le week-end que Lucy tenait cette habitude de faire périr de façon particulièrement terrible les personnages de ses histoires. Seulement elle s’en tirait avec un tout autre brio : dans les histoires d’espionnage que son monsieur Bloom lisait pour tromper son ennui, les compagnes diverses et variées du héros, cela dit en passant un véritable bloc d’autorité aussi viril que destructeur, n’atteignaient quasiment jamais la fin du livre et se contentaient de succomber de façon inévitablement horrible et en général après avoir subi les derniers outrages. À l’opposé de ces montagnes de testostérone, Lucy concevait de sombres entités résolument non humaines, mauvaises et froides comme la glace, que ses héros invoquaient — volontairement ou non — ouvrant de ce fait le champ libre aux ténèbres ! Et quand Lucy pensait aux ténèbres c’est dans le sens le plus métaphysique, gnostique ou voire même psychanalytique du terme.

Bref une chose pas vraiment accueillante. Un jour où Lucy avait accompagné sa mère, qui cherchait un ouvrage de référence, à la bibliothèque universitaire de Nice, l’adolescente tomba sur un bouquin consacré au psychiatre Ludwig Biswanger et exposant son concept du « Monde-Tombe » ; pour ce qu’elle en comprit, l’idée fascina Lucy autant qu’elle la terrifia — quand on vous disait que Lucy avait de bien singulières lectures pour une collégienne — mais ce fut aussi pour elle une sorte de soulagement, car cela lui permit de donner un sens à une chose qu’elle avait vécue quelques années auparavant.

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