De son côté, Lucy ne tarda pas à se montrer, vêtue de son éternel sweater noir chauve-souris et de ses leggins zébrés ; seul le petit tablier de coton clair aux couleurs du Newport apportait un peu de gaieté à sa tenue.

— Bonjour, Lucy, comment vas-tu ?

— Salut Max, je te sers un expresso sans sucre, comme d’habitude ?

— Avec plaisir. Ho, et si jamais tu as encore une ou deux gaufres en réserve, je ne dirais pas non !

La bouche de Lucy Emily Bloom s’arqua dans une esquisse de sourire, ce qui était communément chez elle la manifestation d’une joie et d’une bonne humeur exceptionnelle. Petite, le teint pâle en dépit du soleil et à peu près aussi dodue qu’une mésange anorexique, il émanait néanmoins de la jeune fille une étrange impression d’énergie contenue, comme une puissance cachée attendant un signe ou un appel pour se réveiller. Contrairement à Teresa qui était des plus démonstratives dans ses paroles, mais indolente dans les actes, Lucy parlait peu et doucement, mais sous chacun de ses gestes couvait une force étonnante, en cela elle ressemblait curieusement à Marcy.

Et cet éclat d’un vert quasi surnaturel et changeant qui brillait fugacement derrière le rideau inégal de sa frange noire. Ni Max — ni quiconque à ce qui se disait — n’avait jamais vraiment vu les yeux de Lucy et même s’il les imaginait fort jolis, il redoutait néanmoins qu’ils fussent porteurs du même pouvoir que ceux de Méduse, ou à défaut, lui donnent une migraine carabinée. Le fait est que cet étrange regard possédait, Max en était convaincu, la capacité — fort rare, mais bien réelle si l’on veut bien croire ce que raconte Mark Twain — de faire plier le plus solide des individus fut-il un colosse de deux mètres armés jusqu’aux dents. À sa connaissance, la seule autre personne de son entourage jouissant de cette capacité était sa sœur Marcy, bien que le mètre quatre-vingt-dix de cette dernière et le fait qu’elle puisse soulever plus de deux cents kilos en développé couché fausse quelque peu la donne.

Un petit moment plus tard la dévouée Lucy posa devant son ami une tasse de café et une assiette de gaufrettes.

Subrepticement il regarda sa montre, Star était encore en retard : pourquoi s’en étonnait-il encore ? Elle aurait battu à plate couture le lapin blanc d’Alice à ce petit jeu là ! Miss Stella Mary Wingrave faisait incontestablement partie de cette catégorie de personnes très certainement capables d’arriver en retard à leur propre enterrement. Cette pensée le mit mal à l’aise, si la bonne humeur de Lucy déteignait déjà sur lui, c’était déjà mauvais signe. Il avait prévu d’attendre Star pour offrir à Lucy son cadeau d’anniversaire, mais estima tout de même qu’il pouvait le lui souhaiter de vive voix.

— Au fait Lucy, je te souhaite un très heureux anniversaire !

— Merci Max, répondit-elle en soupirant, je traine donc ma triste et silencieuse vie d’âme en peine depuis quatorze longues années à compter de ce jour ! Mais je suis contente que tu t’en souviennes !

C’était somme toute assez intéressant, autant Star cultivait le carpe diem, autant cette chère Lucy semblait une illustration vivante — si l’on peut dire les choses ainsi — de l’adage Memento Mori et franchement, Max avait parfois tendance à passer de l’un à l’autre avec une célérité qui lui donnait souvent un équivalent mental du mal de mer.

— D’accord, d’accord ! Songea-t-il en affichant un sourire légèrement crispé : Décidément, il ne manquait plus que la pièce lugubre et froide, le népenthès et un corbeau croassant Nevermore, Nevermore…