Chapitre V.4

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Tante Beth, veuve depuis plusieurs années, vivait dans un charmant trou de campagne à la lisière des hautes Alpes. Un village à flanc de montagne qui comptait, toutes saisons confondues, largement plus de chats et de moutons que d’habitants. Depuis leur plus tendre enfance Max et Teresa y passait une partie des vacances d’été, flanquées de Marcy qui aidait à l’occasion tante Beth à ramasser les nombreux fruits et légumes de son jardin. Le coin était assez enchanteur, dominé par l’odeur riche et grasse des trèfles, des saponaires, bourraches, chardons, ombrelles et autre bouillon-blanc. Et les jumeaux adoraient courir et fouiner dans toutes ces herbes, cueillir des brassées de lavandes et de coquelicots (bien qu’en piteux état au retour à la maison, ils étaient généreusement offerts à Marcy) et flâner le long des grands champs de blé qui ondulaient comme des dos de serpents.

Cet été-là avait connu la conjonction de deux faits majeurs : météorologique au vu d’aussi violentes qu’imprévisibles alternances de pluie et de canicule, littéraire au vu de la toute aussi violente et nouvelle passion de Teresa pour Mark Twain. Aussi, peu après leur arrivée chez Tante Beth, elle s’était muée en une petite cousine de Huckelberry Finn : affublée uniquement d’une salopette informe et délavée ainsi que d’un chapeau de paille en bout de course, pieds nus comme à son habitude, elle avait pris la décision de passer son séjour à battre la campagne en quête d’aventures inoubliables qu’elle comptait bien consigner dans son journal en vue d’une future histoire qui ferait sensation.

Naturellement, sinon cela n’aurait pas été drôle, Teresa avait sur le champ embarqué Max dans son épopée champêtre après l’avoir revêtu pour l’occasion de la même panoplie. Bien évidemment ce duo pittoresque fit la joie des habitants et des quelques touristes aux alentours, qui ne manquèrent pas d’abreuver les réseaux sociaux — encore balbutiants à l’époque — de nombreuses photos et commentaires bien choisis.

Peu conscient de leur chance unique d’observer deux authentiques vagabonds des rives du Mississippi les plus jeunes gens du cru, fort heureusement peu nombreux, trouvèrent à leur intention tout un tas de surnoms, qualificatifs et autres quolibets hautement imaginatifs et leur lancèrent même quelques fruits, légumes, noix et chardons en signes évidents d’encouragement. Mais ni ces injustes réactions ni les quelques doutes de Max concernant sa vocation de gamin des bois du XIXe n’entamèrent la détermination joyeuse de Teresa, qui chaque soir consignait leurs exploits dans ses carnets.

Ainsi, Marcy qui voyait partir les jumeaux chaque matin en emportant un lourd panier à provisions rempli par Tante Beth passait le reste de la journée à flemmarder et improviser des airs de musiques. Sur les coups de sept heures, elle réceptionnait enfin deux pauvres choses boueuses, généreusement recouvertes de toutes les sortes de débris végétaux que la région pouvait offrir. Ces loques épuisées et vaseuses, à savoir Max et Teresa au retour de leur expédition, affichaient tout de même des sourires béats et pleins de satisfactions qui faisaient plaisir à voir !

Alors, en sœur aînée responsable, elle dépouillait les jumeaux de leurs oripeaux champêtres qui prenaient immédiatement le chemin du lave-linge familial (la facture d’eau et de lessive de tante Beth fut pharaonique cet été-là) puis opérait un vigoureux décrassage à coups de tuyau d’arrosage, d’imposantes doses de savon, d’éponges grand format et éventuellement de balai à feuilles. Et, après que Marcy ait jugé, qu’ils étaient suffisamment débarrassés de leur tenace odeur de vase pour reprendre leur place légitime dans le monde civilisé les revêtait d’une épaisse serviette de bain bien sèche et confortable.

Bien évidemment, au premier coup de lance d’arrosage, Teresa protestait haut et fort en affirmant que personne n’aurait jamais osé traiter Tom Sawyer ou Huckelberry Finn comme ça ! Mais le chocolat chaud à la cannelle ou, c’était selon, le cornet de glace offert en récompense la ramenait rapidement à de meilleurs sentiments. Et après le repas, si Max aspirait à un peu plus de calme, sa jumelle le sollicitait avec enthousiasme pour les projets du lendemain.

Non, là où les choses étaient devenues compliquées, ce fut lorsque Teresa, au vu des nombreux chats traînant dans le coin, improvisa une chasse à l’opossum ! La fillette n’avait certes jamais vu d’opossums autrement que dans un livre : mais, décidant qu’en dépit de quelques différences anatomiques pourtant évidentes cela semblait néanmoins suffisamment à un chat, elle commença à élaborer un plan d’attaque des plus imaginatifs. Une fois l’animal attrapé, elle prendrait soin de consigner par écrit toutes les étapes essentielles de sa capture avant de le relâcher. Il suffirait alors, comme elle l’expliqua longuement à un frère quelque peu dubitatif, de remplacer dans son journal le terme « chat » par celui, ô combien plus exotique et évocateur à ses yeux « d’opossum » !

Marcy regretta par la suite de ne pas s’être doutée de quoi que ce soit en voyant Teresa trimballer en plus du panier de ravitaillement habituel, confié pour l’occasion à Max, une épuisette, une vieille couverture en guise de filet, une canne à pêche et une boîte remplie de vers de terre, limaces, carottes, branches de céleri fanées et autres choses peu ragoûtantes !

Relater en détail ce qui se passa ensuite demanderait trop de temps et laisserait sans doute les lecteurs dans une incrédulité bien compréhensible quant à la véracité des faits.

Qu’il suffise de savoir que ce jour-là, ce fut le pull en mohair de Marcy qui lui épargna de terribles griffures, mais fut irrémédiablement réduit en charpie, qu’une voisine acariâtre menaça de pendre par la peau du cou « ces sales petits voyous débraillés et crasseux » qui avaient terrorisé son pauvre minet au point que celui-ci trouva refuge dans le conduit de sa cheminée pour y rester terré deux jours durant. Et que le maire ordonna une enquête pour découvrir qui avait fourré dans le pot d’échappement de sa voiture une demi-canne à pêche, une épuisette brisée et trois carottes afin de présenter la facture du garagiste au coupable, sans compter les dommages sur sa boîte aux lettres neuve qui à présent tenait plus d’une œuvre de César Baldaccini que d’un objet fonctionnel, bien entendu l’opposition politique locale nia toute implication…

Tante Beth et Marcy réussirent quelque peu à calmer les esprits, les jumeaux furent consignés dans leur chambre sans dîner et interdit d’escapades pour le reste du séjour. Néanmoins, Teresa put conserver ce qui restait de son chapeau de paille comme un glorieux trophée et le récit de ses exploits à ses camarades de classe, fascinés, acheva de la conforter dans sa vocation d’écrivain en herbe.

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