Chapitre IV.3

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Il s’assura de soupirer suffisamment fort pour qu’elle l’entende, avant de souffler, glacial :

— Je suppose que tu ne me lâcheras pas tant que je n’aurais pas jeté un œil là-dessus, hein, Amanda?

— Heu… C’est Teresa ! Et c’est juste quelques lignes, une esquisse, un peu dans la veine d’Agatha Christie, mais avec un petit côté nonsense à la S.J. Perleman et puis…

Déjà agacé par ce cocktail littéraire très improbable, il feuilleta en diagonale et d’un œil averti ce qui semblait une préface et un début de chapitre, puis la mine assombrie, donna sans lever les yeux son avis sur ce poulet prétentieux :

— Dis, Julietta, côté policier, Christie c’était sympa il y a encore trente ans, mais c’est plus qu’artificiel. Et là, ce n’est même pas elle que tu imites, mais tout juste Ariadne Oliver, sa caricature. Et côté humour, tu crois sérieusement qu’il suffit d’écrire « Cette énigme était plus opaque que la fumée de la pipe de Sherlock Holmes » pour faire du Perleman ou du Allen, hein ? Pour terminer, tu es au courant que depuis Jane Austen ou Charlotte Brontë un peu d’eau a coulé sous les ponts et que maintenant ce n’est plus la campagne le lieu des grandes passions, laisse ça à L’Amour est dans le pré !

Cette triple salve, aussi violente d’inattendue, atteignit l’USS Teresa Green juste au niveau de la ligne de flottaison. Elle déglutit, fronça les sourcils « Dites, c’est Teresa ! Je reconnais que je débute, mais je vous assure que… »

— Et cette manie des citations ! Il y en a autant que de ta prose ! Ôte-moi d’un doute, tous les types que tu cites, as-tu au moins lu un peu de ce qu’ils écrivent ou alors tu pioches au hasard ? J’ose imaginer que tu as au moins un dictionnaire de rimes en plus de la dizaine de dictionnaires de citations que tu dois te coltiner, juste au cas où tu souhaiterais tâter de la poésie, je me trompe Paola ?

— Hé, c’est T.E.R.E.S.A ! Écoutez, je pense que…

— Bon, écoute, continue à écrire si ça t’amuse ou si ça te défoule, mais au moins arrête de te prendre pour ce que tu n’es pas ! Il suffit de te regarder cinq minutes pour comprendre que tu passes ton temps le nez dans les bouquins : et au final, quand tu t’exclames tout contente « Wow, quelle bonne idée » ou « Çà, c’est une super réplique », tu ne te rends même pas compte que tu viens de tout piquer à un autre. Sérieusement la littérature, c’est de la vie : Ça bouge et palpite comme du sang chaud, ça respire ! Toi tu te contentes de respirer la poussière de vieux bouquins : tu crois écrire alors qu’au mieux, tu ne fais que tousser ! Bon sang, utilise un peu tes tripes et moins ta caboche, vit non de non ! Et demande à ton petit copain de te sortir un peu de ton trou !

— Je… s’étrangla Teresa

Corben lui rendit son tas de papier et, se dirigeant vers la porte, lâcha avant de sortir :

— Dernier conseil, Matilda, achète-toi au moins une paire de godasses ! Comme ça, il y aura peut-être un tout petit peu plus de chance pour qu’on se souvienne de toi pour ce que tu écris, plutôt que parce que tu t’habilles comme Joan Baez et que tu balades pieds nus à longueur de journée !

— TERESA ! hurla-t-elle.

Peine perdue, les deux dernières torpilles du porte-avions Corben Grigorian envoyèrent par le fond la corvette Teresa Green, qui demeura sur place. Tremblante de rage et partagée entre l’envie de disparaître dans le premier trou de souris disponible et celle de courir enfoncer son paquet de feuilles dans la gorge du plumitif jusqu’à la dernière page !

Curieusement, et elle ne devait jamais le savoir, un personnage quelque peu singulier — sorte de petite bohémienne d’une banlieue déshéritée — et étonnant sosie de Teresa, allait naître des années plus tard sous la plume de Grigorian dans ce qui serait un de ses meilleurs livres !

Peut-être qu’à l’instar de ce personnage d’une nouvelle de Borges, dont la seule finalité sur terre — et qu’il ignorera à jamais — fut d’inspirer à Shakespeare la figure de Shylock, ce fut là tout le destin de notre héroïne ?

— Wow ! dit simplement Marcy.

— Je crois que tu gagnes haut la main ma grande ! Ajouta Max en lui passant une main affectueuse sur l’épaule, après tout Marcy et moi avons juste risqué de perdre notre travail, toi tu y as carrément laissé ta dignité !

— Et aussi mes illusions ! Soupira Teresa, vaincue, en s’affalant sur la table et le nez dans sa tasse vide.

— Pas facile la vie en société, hein ? Conclus Marcy.

— Tu parles, Punzie, Hobbes avait raison !

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