Chapitre IV.2

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Corben Grigorian écrivait principalement des romans policiers : allant du roman noir, dur et poisseux à la Frank Miller, au polar suburbain mettant en scène ses thèmes favoris : à savoir les milieux interlopes de la rue, de la nuit et les no man’s land des citées où chacun est à la fois victime et gangster, le tout sur fond de drogue, argent facile et misère crasse. Tout un programme et il faut dire que le bonhomme avait non seulement la plume, mais aussi la tête de l’emploi : une dégaine à la Richard Bohringer dans le film Une époque formidable. Peu causant, mais impératif et le verbe haut, avec cette voix grave, lente et rocailleuse que seule la consommation assidue de bons whiskies et de nombreux cigares peuvent vous donner.

En un mot comme en cent, l’exemple type de l’écrivain qui a largement roulé sa bosse, enduré des coups durs et consommé plus de vache enragée que la plupart de ses concitoyens. Bref le CV idéal pour ceux qui font profession de connaître « la vraie vie » sur le bout du stylo et donc de facto l’exact opposé littéraire de Teresa.

Ce que notre Faulkner en herbe ignorait, c’est que le sieur Grigorian avait en ce moment divers problèmes personnels à régler, le premier étant l’impressionnante pension alimentaire obtenue par son ex-femme. De plus, un litige avec son éditeur habituel, qui avait la carapace aussi dure que sa précédente moitié, avait non seulement raboté ses droits d’auteur, mais le faisait également hériter d’un livre de commandes. Et Corben Grigorian détestait ce genre de boulot, même s’il était rémunérateur ; pondre un bouquin d’après un manuscrit aussi plat, stupide, bancal et mal fichu était une gageure. Mais étant donné que ledit scénario — qui sortait tout droit de l’imagination d’un des neveux préférés de son présent éditeur — devait impérativement, à défaut d’être rentable, du moins éviter le lynchage par la critique, là ça virait au cauchemar !

Est-il superflu dans ces conditions d’ajouter que ledit neveu, qui se piquait d’écriture, n’aurait même pas été fichu d’aligner deux phrases cohérentes sur le thème « Une journée au zoo » et considérait les blagues dans les emballages de chewing-gum comme le nec plus ultra de l’humour ? Cerise sur le gâteau, l’histoire devait obligatoirement se passer sans la région et impliquer « la haute société, tout le gratin de la jet-set » (sic), autre lubie du Molière raté qui venait de découvrir Agatha Christie.

On était donc à des années-lumière des thèmes majeurs de Grigorian qui non seulement se trouvait avec ce pensum sur les bras, mais se voyait retardé aussi dans son dernier roman qui, il faut bien le dire, n’avançait guère en se moment tant il avait une accumulation de tracas et pépins en tout genre qui parasitaient son travail. Il se préoccupait donc à cet instant que, d’une part son nom n’apparaisse jamais sur la couverture de ce Frankenstein littéraire et d’autre part de trouver au plus vite un nouvel éditeur qui serait, lui, largement moins enclin au népotisme. Et donc, s’il était ce matin si loin de ses pénates et de ses repères familiers, c’était par pure conscience professionnelle de même qu’il n’était rentré dans la librairie de Georges pour chercher un peu de documentation sur la région que parce qu’il y avait un café qui lui semblait potable juste à côté.

— Hum… Monsieur Grigorian, Corben Grigorian ? murmura une Teresa tout aussi charmeuse qu’inconsciente du péril qui la guettait.

L’intéressé se tourna vers la jeune fille, la scruta rapidement, un peu surpris

— Oui ?

— Hé bien… Vos derniers livres « Requiem pour une endive » et « La saucisse était dans le poulailler » étaient très sombres, emplis de l’absurdité de la condition humaine, bien qu’ils n’atteignent pas le nihilisme de votre recueil « Nos Cœurs noirs, brûlés comme des tartines » qui est une réelle dénonciation du cri de désespoir de la jeunesse et de nos jungles urbaines. Mais…

Grigorian ne savait pas trop que penser de cette aussi soudaine que supposée admiratrice : Le bon point, c’était qu’au moins elle connaissait ses livres. Le mauvais point c’est qu’elle triballait un très gros feuillet de pages imprimées, griffonnées, raturé et que ses yeux bleus brillaient de la lueur fébrile et mouvante qui d’ordinaire n’est l’apanage que des illuminés mystiques, des grands criminels ou bien encore des écrivains amateurs devant une de leurs idoles.

— Content que mes bouquins te plaisent, petite, et donc tu es… ?

— Teresa, Teresa Green ! Je… Je mentirais en disant que je suis votre plus grande admiratrice, mais voyez-vous, même si le roman noir n’est pas ce que je préfère, votre style est à la fois cru, percutant et en même temps si…

— Authentique et personnel ?

— Tout à fait, c’est ça !

Première gaffe de Teresa qui, même si elle avait fait preuve d’honnêteté, tomba tête baissée dans le panneau : dire à un écrivain que son style est « Authentique et personnel » relève non seulement de l’enfonçage de porte ouverte, mais en plus montre que côté analyse stylistique, on n’a pas vraiment dépassé l’école primaire.

Corben se demanda ce qu’il devait faire de cette groupie inattendue ; il la considéra de haut en bas avec attention — l’observation des gens faisait partie de son métier après tout — et ne sut vraiment pas quoi en penser : pieds nus, avec son short en jean effiloché et délavé juste tenu par une ceinture tressée de couleur vive qui avait nettement fait son temps, de nombreux colliers et bracelets fantaisies d’un goût discutable et un t-shirt noir — beaucoup trop grand et imprimé du logo de l’album Dark side of the Moon — qui lui dénudait largement les épaules ; elle attirait indubitablement l’attention — mais pas forcément dans un sens favorable — et aurait fait merveille pendant le concert de Woodstock, sauf qu’elle y était en retard de plus de quarante ans !

Toujours est-il que sous le coup d’une émotion certaine et bien compréhensible (elle n’ayant encore jamais parlé à un vrai professionnel, imaginez donc ce qui se serait passé si jamais elle avait croisé Pat Conroy) notre George Sand du pauvre commença à s’enliser sans que son interlocuteur puisse se décider entre lui tendre une main secourable ou assister, impassible, au désastre.

Teresa fit d’elle-même pencher la balance dès lors que, après quelques éloges maladroits, elle commença à feuilleter ostensiblement son paquet de pages griffonnées avant de le tendre doucement, l’œil humide, vers un Corben Grigorian qui ne lui avait d’une part rien demandé et était plus habitué à faire des dédicaces qu’à étudier la prose d’une novice.

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