Chapitre IV.1

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Votre manuscrit est à la fois bon et original, malheureusement la partie qui est originale n’est pas bonne, et la partie qui est bonne n’est pas originale.

Samuel Johnson, Éditeur anglais du XVIIIe

Monsieur Georges Knubble et sa librairie — Rule, Britannia ! — Jonson & Marlowe — Corben Grigorian, un auteur éminent — Pension alimentaire, népotisme et manuscrits — Mauvais endroit, mauvais moment — Un combat inégal — Comment ruiner une vocation en trois minutes — homo homini lupus.

Monsieur Georges Knubble, le principal libraire de la ville (et par conséquent le seul) est un homme plutôt jovial, mais sans exubérance, qui accueille toujours ses clients avec un bon mot, demandant des nouvelles de la famille, si les épreuves du bac se sont bien passées ou encore présente les dernières éditions avec le sourire de connaisseur du caviste qui dévoile ses grands crus à ses meilleurs clients, essuyant compulsivement ses lunettes rondes toutes les deux minutes, un sourire amical sur son noble visage noir.

Peu marqué par le tournant de la cinquantaine, si ce n’est une barbe poivre et sel toujours impeccablement taillée et quelques rides aux coins des yeux, son allure vive et énergique laissait penser qu’il avait dû faire beaucoup de sport dans sa jeunesse et certainement avec succès. Toujours vêtu d’un polo Lacoste et d’un pantalon de lin assorti, il régnait sur sa vaste librairie qui, si elle n’était certes pas de l’envergure de Shakespeare & Co, apparaissait à Teresa et à la petite Lucy comme un endroit aussi merveilleux que la caverne d’Ali Baba, les jardins suspendus de Babylone et le Xanadu de Charles Foster Kane réunis !

Comme beaucoup de gens qui demeuraient à Stratford et ses environs, M. Knubble était d’origine britannique. Parti de Kingston, il était venu étudier à Nice dans sa jeunesse, puis devenu vacataire à l’université section littérature, avant de quitter le monde de l’enseignement pour ouvrir sa librairie dix ans plus tôt. Les parents de nos héros sans emploi avaient suivi un itinéraire un peu semblable, passant leurs vacances sur la french Riviera dès leur prime jeunesse, ils avaient fini comme bon nombre de leurs compatriotes par s’y établir, certains dynamisant fortement à l’économie locale par leurs emplois, d’autre plus désireux d’une retraite paisible, à l’image de Monsieur Wordsmith. Tout ce petit monde contribuait donc à faire de la bourgade de Stratford une véritable petite enclave de la couronne britannique, enfin en exceptant les sœurs Mackenzie qui en dignes représentantes des Highlands ont quelquefois du mal avec la suprématie anglaise et sans compter le curieux melting-pot familial de Star qui prenait ses sources depuis l’Irlande.

Pour la petite histoire, Georges Knubble, qui avait autant le sens de l’humour que celui de la littérature avait appelé, et non sans malice, sa librairie Jonson & Marlowe. Teresa, toujours cuistre, ne manquait jamais d’expliquer aux clients — qu’ils le souhaitent ou pas — que c’était un clin d’œil historique sur le fait que Ben Jonson et Christopher Marlowe, exacts contemporains de Shakespeare, étaient régulièrement soupçonnés l’un comme l’autre d’avoir même écrit bon nombre des pièces de ce dernier.

Ceci étant dit, Monsieur Knubble et Teresa semblaient liés par un curieux pacte d’appauvrissement mutuel : peu au fait de l’informatique, Georges s’était laissé convaincre par Teresa de la laisser créer un blog où elle présenterait les dernières éditions et assurerait la promotion de la librairie, moyennant une modeste rétribution — âprement négocié — elle empruntait les livres à critiquer, et en général la majeure partie sa solde était vite engloutie en livres d’occasion. Teresa avait donc une ardoise conséquente, pompeusement rebaptisée « compte de frais de fonctionnement » par l’intéressée qui souvent se faisait un peu tirer l’oreille au moment des comptes. Malgré cela, elle arrivait pourtant à garder un solde positif et contribuait donc dans sa mesure au budget des Green.

Ce matin-là, Teresa était venue rendre et emprunter de nouveaux livres tout en méditant sur les arguments qui persuaderaient M. Knubble d’ajouter un bonus à sa rémunération habituelle. Il n’y avait pas grand monde, les estivants préférant visiblement le sable encore chaud des plages aux rayonnages bourrés de bouquins divers et variés de Georges Knubble et, hormis une jeune femme blonde qui fouinait dans une pile de magazines, le seul client apparemment sérieux était un homme plus âgé qui semblait s’intéresser de près au rayon guide touristique, quant au maître des lieux il déballait soigneusement un carton de livres d’occasion fraîchement arrivé.

Curieusement, le bonhomme qui venait de prendre un guide de la région et commençait à le feuilleter d’un œil sûr lui rappelait quelque chose, un étrange sentiment de déjà-vu…

Se rapprochant de Georges elle le salua et, tout en lui remettant les livres, ne put s’empêcher de lui demander :

— Heu, dites-moi Georges ce monsieur entre le rayon des romans policiers et celui des biographies, il ne vous rappelle rien ?

— Je crois que c’est l’auteur de romans policiers Corben Grigorian, fit Monsieur Knubble à voix basse, je pense qu’il cherche un peu de documentation sur la région, mais…

Avant même de finir sa phrase, Georges sut qu’il aurait mieux fait de se taire : les yeux bleus de Teresa se dilatèrent comme si on l’avait aspergée d’atropine. Se trouver dans le même espace qu’un écrivain confirmé l’avait transformé instantanément en pile électrique ce qui était, hélas, prévisible. Il n’eut pas le temps d’ajouter quoi que ce soit, Teresa s’était déjà mise en arrêt, quelque peu ingénument, devant le dénommé Grigorian.

Ce dernier n’avait certes pas la stature littéraire d’un James Joyce ou d’un Faulkner, il faudrait dans son cas plutôt chercher du côté d’un Chandler ou d’un David Goodis, mais c’était un écrivain professionnel, confirmé, chevronné et bien évidemment publié : tout à fait le genre de spécimen qu’une Teresa Green ne peut s’empêcher d’approcher. Mais voilà, approcher les animaux littéraires, quelle que soit leur envergure, n’est pas un exercice totalement sans difficulté ni malheureusement sans quelques risques…

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