II

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— Y a du monde aujourd'hui.

Mornald opina du chef. Effectivement, même si c'était souvent un peu le cas, la place du marché était bondée. Des marchands criaient, des enfants jouaient. Il y en avait tellement qu'ils avaient du mal à avancer côte à côte. Voyant que son époux était songeur, Freya se tourna vers lui.

— À quoi tu penses ?

— Je ne sais pas. Quelque chose ne me plait pas.

La guerrière regarda autour d'elle, cherchant ce qui pouvait angoisser son forgeron d'amour malgré lui, mais ne vit rien. Au contraire. Des enfants riaient ci-et-là. Le troc se faisait en marche, et il n'y avait nulle trace d'angoisse ou de colère dans l'air. Pas de tension. Rien que la bonne humeur d'un marchand heureux de faire affaire ou les rires d'un enfant avec, en fond, un Fjord calme et, pour une fois doux. Elle lui serra un instant deux doigts.

— Si c'est une tentative pour le droit à un peu de douceur...Voilà pour toi, mais n'en abuse pas.

C'eût le mérite de lui rendre un semblant de sourire pendant quelques secondes. Elle n'était pas très câline, pas très démonstrative. Elle le savait et en jouait souvent. La qualité prévalait sur la quantité, disait-elle toujours. Ils s'avancèrent, traversant la foule en direction de la demeure de Jorg. Ils ne pouvaient la rater, c'était la plus grande, la plus haute surtout de toute la place. Le salon était si grand qu'il acceuillait régulièrement des fêtes, voir des orgies si on en croyait les rumeurs. Mais c'était le genre d'affaire ne concernant que ce côté du clan, donc pas le genre qui les intéressait vraiment. Sur le chemin Mornald s'amusa de voir ceux qui connaissaient son épouse s'écarter rapidement, se jetant presque parfois sur le côté, pour lui laisser place. Elle était redoutable, oh ça oui, et d'ailleurs il n'aurait jamais conquis son coeur sans l'avoir vaincu au bras de fer des années auparavant. Certes, comme de nombre mariage, le leur était arrangé et écrit depuis longtemps, mais le forgeron avait insisté pour courtiser la jeune femme qu'on lui réservait dès lors qu'il la vit. Un regard dur sur un visage sévère. Des cheveux blonds et fins, des hanches très marquées, mais accompagnées de muscles presque virils. Elle était belle, ravissante même mais avait toujours effrayé ses éventuels prétendants. Sauf, précisément, celui à qui on la réservait. Cela dit, le forgeron la suspectait de ne pas vraiment être amoureuse de lui. Elle le respectait certes, et lui apportait de l'affection, mais son coeur ne battait pas pour lui. Il ne battait que pour deux choses : le combat et son fils. Mais il respectait ça. Tant qu'il pourrait être à ses côtés, ça lui irait très bien. En arrivant à la maison de Jorg, ils eurent la surprise de trouver la porte fermée. Ils étaient pourtant sensé arriver les derniers.

— C'est annulé tu crois ? Demanda Mornald.

— Qu'une façon de le savoir, répondit son épouse en frappant à la porte.

Rageusement. Elle n'usa pas du dos de son poing, mais bien de la base de son petit doigt, comme si elle donnait de vrais coups de béliers. Mornald jura d'avoir vu la porte trembler. Celle-ci s'ouvrit assez vite et ils furent rassurés de voir une vingtaines de vikings présents, assis sur les bancs qui entouraient les tables, voir sur les tables elles-même. Seul un homme était assis sur un fauteuil qui avait l'air plus confortable que la moyenne, juste devant un foyer chaleureux et crépitant.

— Entrez, et fermez derrière-vous.

Jorg était le chef de clan, et même s'ils le tenaient pas en haute estime, le couple savait qu'ils devaient obéir, quand bien même cette réunion concernait le village entier, et s'exécutèrent.

— Je ne savais pas que ce serait un secret, objecta cependant Freya.

L'homme ne se tourna pas vers elle, vers qui tous les regards étaient tournés, mais lui répondit quand même.

— Il n'est pas nécessaire d'affolé la population avec un problème qui n'existerait pas si certains n'avaient pas agis avec tant de précipitation.

Alors que son mari s'asseyait presque discrètement, comme s'il voulait disparaître dans les obscurités de la pièce, Freya croisa les bras et s'avança. Elle portait son armure, comme toujours, mais pas son casque. Elle n'en restait pas moins impressionnante, et n'avait pas besoin que son colosse d'époux soit dans ses pattes. Si besoin, elle pourrait compter sur lui, elle le savait, il le savait, cela suffisait. Tous les regards - sauf celui du "chef" - étaient tournés vers elle, et elle sentait que c'était presque son procès que l'on faisait ici, plus qu'une réunion de crise. Voilà pourquoi la porte était fermée. Le peuple l'appréciait, même s'il la craignait, et il ne voulait pas se les mettre à dos.

— Dans la précipitation ?

— Ne me fais pas répéter, Freya, tous ici ont entendus. Et tu n'es pas sourde n'est-ce pas ? Vin.

Un homme s'approcha et remplit son verre d'un liquide rouge que tous savaient plus amers que la moyenne. Il l'aimait comme ça, contrairement à la majorité des Nordiens qui le préféraient plutôt sucrés normalement.

— Il aurait été préférable d'ouvrir des négociations, le clan de l'Aube Rouge est un clan ancien, puissant, et ayant des alliés de poids, reprit-il.

— J'en suis consciente, et j'en aurais pris compte s'ils ne m'étai...Nous étaient pas tombés dessus.

— Ah ! Voilà la bougresse qui se trahis, hein Freya ! Je ! Tu allais dire je ! Vociféra soudain Jorg en se levant enfin.

Il s'était tourné vers elle et la pointa du doigt pour accompagner ses "je" ridicules et rageurs, renversant de son breuvage au passage. Arrachant un bout de pain qui s'envoya dans le fond de la bouche, ce fut Mornald qui lui répondit d'un ton calme, presque solennelle :

— Si notre chef de clan aurait été présent, ce genre de question ne se posait pas. Si elle ramène tout à elle, c'est qu'elle a pris les choses en main, en ton nom bien sûr. N'importe qui qui était présent t'en témoignera, Jorg.

L'homme, plus gras que vraiment costaud, dont le crâne commençait tout doucement à se dégarnir mais dont le visage restait agréable à la vue se calma un peu.

— La nouvelle m'est arrivé trop tard, vous êtiez déjà parti, dans votre empressement de mettre le clan dans une situation délicate, voir précaire ! C'est fort dommage d'ailleurs, y aurait peut-être vingt cinq morts de moins.

— Ça m'étonnerait fortement.

Jorg, qui avait entrepris de se rasseoir s'immobilisa dans son geste, relançant un regard noir à sa rivale.

— Tu remet en doute mes capacités guerrières maintenant ? Tu veux que l'on règle ça dehors ? Vous êtiez trois fois plus nombreux !

Le pire, c'était que non. Jorg était un redoutable combattant, et on devait lui accorder ça. En cas de duel, il perdrait indubitablement, bien qu'il abandonnerait certainement avant la mort, préférant la vie au déshonneur, mais Freya n'avait pas le poste de chef de clan pour ambition, seulement qu'il lui fiche la paix.

— Rien à voir, mais sans vouloir manquer d'respect à personne, on était peut-être plus d'âmes, mais on était beaucoup moins de guerriers.

Se rasseyant, Jorg lui accorda enfin un peu d'attention dénué de mépris.

— Comment ça ?

— C'était des guerriers. Des soldats. On avait pas à faire à des fermiers ou des voyageurs.

Jorg prit un instant pour réfléchir, le menton coincé entre l'index et le pouce. Puis il fit un geste de la main en secouant le chef. Freya n'en fut pas surprise, mais elle ne put s'empêcher d'être déçue.

— Rah vous éxagerez toujours tout, vous deux. Des brigands, voilà tout. Des bannis.

Mornald se leva, et rejoignit sa femme. Cette fois, l'affaire était trop grave pour que cela se termine par un règlement de compte entre eux deux. L'avenir du clan était peut-être en jeu.

— Non, Jorg, ce n'était pas des brigands. Ce n'étaient pas des bannis. C'était des guerriers, des soldats. Il ne faut pas les prendre à la légère. C'était peut-être la première vague.

Jorg lui accorda le même regard froid qu'à son épouse. Il inspira profondément. Il ne les aimait pas, c'était un fait, mais c'était effectivement un danger qu'il ne pouvait prendre à la légère.

— Bon très bien, vous gagnez. J'enverrai quelqu'un rencontrer le chef de clan dès demain, ça vous va ?

Il écarta les bras. Le couple échangea un regard avant de regarder la foule. Chacun regardait le sol ou son voisin. Ils avaient pris la parole et affronter seuls le chef de village, mais tous étaient d'accords avec eux. Non, effectivement, ils n'étaient pas des guerriers. En tout cas, pas dans la parole. Ils finirent par hocher la tête, sachant que, de toute façon, il n'y avait rien d'autre à faire. Le visage du chef se détendit et il ouvrit de grands bras.

— Et maintenant les gars, si on riait un peu ? Buvons et mangeons, car demain, c'est peut-être la guerre !

Il éclata d'un rire gras, mais il fut le seul, bien que chacun s'installa pour fêter un évènement qui n'avait rien du surnaturel. Contrairement aux autres fois, ils ne se quittèrent pas. Lors des fêtes, ils aimaient se quitter pour mieux se retrouver. C'étaient même des moments privilégiés pour elle et Sven de se retrouver. Ils aimaient rire, et possédaient un humour commun que leur frère et mari peinait parfois à suivre. Mais pas cette fois. La guerre ne leur faisait pas peur. Ils y étaient préparés depuis la naissance en tant que Nordien. Et ils savaient qu'aucun des membres présents n'avaient peur. Ou en tout cas, pas ceux qu'ils connaissent bien. Sauf peut-être Jorg. Mais ils étaient effrayés par le fait d'être les seuls soit à la voir, soit à s'y préparer. Durant toute l'après-midi, les autres buvèrent à s'en rendre saoûl. Pour une fois, Freya ne les rejoignit pas dans l'ivresse, bien que la tentation fut forte. Après tout, elle était humaine, et tout comme eux, elle avait envie de se laisser aller. Mais la présence de son mari et sa nervosité l'en dissuada. Elle se contenta de manger plus que boire, regardant les pêcheurs Durik et Blaise s'enivrer en riant en compagnie de diverses femmes. Ils virent le boucher s'essayer au bras de fer avec un paysan quelconque.

— Tu crois que nous sommes prêts ? S'enquit-il.

— On est prêt comme on peut l'être. La question c'est de savoir à quel point eux, ils sont prêts, répondit-elle.

— S'il s'agissait vraiment d'un début d'invasion, ils le sont certainement plus que nous.

— C'est indéniable. C'est...

Elle ne termina pas sa phrase. Alors que la fête battait encore son plein et semblait ne pas vouloir se terminer avant la nuit, la porte se rouvrir subitement. Le Nordien qui entra ne devait pas dépasser les vingts ans. Il était essoufflé, et surtout, du sang coulait de sa tête en abondance. C'était à se demander comment il tenait debout.

— Ma ferme...Mes parents...Feu...Parvînt-il à articuler, avant de s'effondrer sous les yeux blâfards des autres Nordiens.

— Qui ose ?! S'écria Jorg.

Tous les regards se tournèrent vers lui et il baissa un instant les yeux devant sa propre bêtise. Un homme s'approcha de lui et lui posa l'index sur le cou avant de secouer la tête.

— Quelqu'un le connaissait ? Demanda Blaise.

— Euh ouai...La ferme de Nordeau.

Mornald se leva brusquement, renversant presque le banc alors que nombre de Nordiens y étaient encore installés et échangea un regard affolé avec sa femme.

— La rivière !

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