II

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Bien entendu, Garet avait fait ce que tout enfant digne de ce nom aurait fait : il n'était pas parti bien loin et, se planquant derrière la bâtisse de la forge, avait tout entendu. Il n'avait pas tout compris, bien sûr de l'échange, n'en avait pas saisis toutes les nuances, mais il savait qu'il risquait d'y avoir une bataille. En y songeant, une part de lui voulut les suivre, au loin. Une part de lui voulait, comme eux, se battre. Ça devait être quelque chose de sentir l'adrénaline dans son sang. Il s'approcha de l'épée que son père était en train de forger. Il avait éteint le foyer dans la précipitation et la chaleur qu'il dégageait était toujours bien présente, l'enveloppant dans un manteau d'apaisement. Il inspira profondément, et résista à la tentation de saisir le marteau pour continuer l'oeuvre. Il ne parviendrait même pas à lever le bras, il le savait. Il soupira, et une part de lui se manifesta alors qu'il se dit qu'un jour, son père partirait, laissant une épée brûlante, et ne reviendrait pas. Que deviendrait alors cette épée ? Serait-elle à condamner à rester entre vie et néant, ou d'autres mains reprendraient-elles le relai pour l'amener à son destin ? Il songea qu'un jour peut-être cette lame faucherait des vies. Elle tuerait des pères, des fils, et d'autres comme lui attendraient vainement le retour de leur père. Il s'approcha du bord du vide. Aussi près qu'il eut le courage de faire, puis observa au loin,tentant de voir son père descendre la vallée. Il connaissait la forteresse, comme tous les enfants, et savait plus ou moins où elle était. À au moins une journée de marche, la moitié à cheval. Iraient-ils à cheval ? "Oui" se dit Garet. Il essaya alors de les imaginer, fiers cavaliers, parés au combat. Son oncle, son père...Sa mère. Il se faisait moins de soucis pour elle. Il l'avait vu de nombreuses fois en colère, et savait qu'il ne valait mieux pas être son ennemi. Il se passa la manche sur le nez quand il réalisa qu'il pleurait. Encore. Trouillard. Pleurnichard.

— Revenez, s'il vous plait.

Sa supplication se perdit au vent, et il ne savait pas qui l'entendrait.


L'ivresse d'un combat hypothétique se sentait partout autour d'eux, et quand il arriva, enfin, à rejoindre la vrai petite troupe de guerre, il sentit l'impatience, tant des hommes, des femmes, que des bêtes.

— Tu sais que je connais chacun de ces visages. Jeunes ou vieux. Aucun n'est guerrier, fit Mornald.

— Ce sont des Nordiens. Ce sont tous des guerriers, rétorqua Sven.

— Mon épouse est la seule qui sache vraiment se battre. En cas de combat, c'est la seule sur laquelle je mettrais une pièce.

Sven éclata de rire, bien qu'il y avait du vrai dans ce qu'il disait. Freya s'était entrainée toute sa vie pour être l'égal de son époux, tant et si bien que sur le plan du combat, elle l'avait largement dépassé.

— P't'être bien, mais tu es forgeron, n'est-ce pas ? Pas un guerrier ? Et pourtant, te voilà, hache sur le flanc de ta monture, n'est-ce pas ? Ressens-tu la moindre peur de mourir ?

Mornald inspira profondément, mais ne trouva rien à redire et dût s'admettre vaincu. Refusant cependant de faire le plaisir à son frère de l'avouer devant lui, il lança son cheval retrouver sa femme et toute la troupe de Nordien au trot. Elle portait une armure de cuir épais, surmontée d'une fourrure imposante. Une tresse blonde dépassait d'un casque qu'elle était seule à porter, et en plus du glaive sur sa hanche, elle amenait deux lances. Un vrai arsenal. Elle le fixa de son regard bleu aussi froid que l'eau qui entourait le Fjord.

— Te voilà en retard, et peu habillé, mon époux.

— Sois indulgente avec lui, Freya, il fallait bien laisser le temps à la pucelle de se refaire une beauté, des fois qu'elle croise un prince charmant sur le chemin !

Elle rit de bon coeur à sa vanne, ne laissant pas le temps à Mornald de répondre à sa pique et roula des yeux, alors qu'elle fit demi-tour à son cheval pour emprunter le long chemin qui menait à la vieille forteresse.

— Tu sais, tu t'es préparée à la guerre, mais à part quelques échanges de politesse, il risque de ne pas y avoir d'os à te mettre sous la dent, espèce de chienne enragée. Il s'agit peut-être d'un simple groupe de chasseurs qui se sont égarés. Ils passeront la nuit dans la forteresse puis partiront.

— Au pire, je grignoterais le tien ce soir, mais ne rêve pas trop. Quand il s'agit de trouver des proies, je suis la plus fine limière du pays.

Des rirent suivirent sa tirade et il ne put s'empêcher, à cet instant précis plus que jamais, d'être fier de l'avoir épousé. Il réalisa alors que le calme qui se dégageait de la troupe venait d'elle. Ils agissaient comme si c'était leur quotidien d'aller au devant d'une bataille et une mort potentielle, alors que pour certains, c'était la première fois. Peut-être que son frère avait raison, peut-être que leur sang de Nordien n'en était pas innocent, mais lui-même refusait de croire que cela suffisait à tout expliquer. Il n'était pas homme à s'émouvoir facilement, mais il ne se sentait jamais aussi fort que lorsque sa femme était dans les parages. Il la laissa le dépasser pour échanger des plaisanteries grivoises avec son frère pour l'observer. Elle était aussi belle que les collines qui les entouraient. Aussi forte que la roche, aussi sûre d'elle qu'un aiglon se lançant pour la première fois hors de son nid.

Mornald était fier de son physique, qu'il savait imposant. Il avait la carrure de son métier, et il ne tombait pas au premier coup de vent. Pourtant, quand le guerrier - car non, il ne s'agissait pas de chasseurs mais bien de troupes qui leurs tombèrent en embuscade dès qu'ils arrivèrent - se jeta sur lui pour le plaquer au sol, il sentit son souffle se couper. Le ciel, qui commençait à joliment se bleuté, laissant place à une nuit qui avait l'air paisible et douce comme les Fjord n'en offrait que trop rarement en cette saison, s'ouvrit à lui. Mais heureusement, il avait réussi à encaisser le gros du choc et à garder sa hache en main. Ce que le type n'avait pas vu - ou alors il avait dû sous-estimer la résistance du colosse Nordien - quand il leva son glaive, le tenant à deux mains, pour l'achever. La hache du forgeron fendit l'air et la gorge de son ennemi qui lâcha son arme, sans un cri, les yeux grands ouverts, et la vision de Mornald passa du bleu au rouge alors que le liquide épais qui remplissait autrefois les artères et les veines de son ennemi se versait sur lui. Il repoussa le corps vide de son ennemi et se redressa vivement.

Le combat autour de lui faisait rage. Ce n'était pas combat rangé, et le combat aurait tourné autrement si les Loups Blancs n'avaient pas été aussi prompts à réagir. En effet, leurs ennemis n'avaient pas eu le temps de barricader la vieille forteresse laissée à l'abandon et qui n'était, en l'état, rien d'autre que des ruines exposées au vent, au soleil, et aux flèches. Ils n'avaient eu d'autre choix que d'affronter leurs ennemis à terrain découvert et, moins nombreux, ils étaient en train de perdre la bataille. Mais comme toute victoire, celle-ci se payait par le sang. Mornald tenta vainement de s'essuyer le visage et poussa un cri de rage emporté par le vent. Bien qu'ils gagnaient, il vit des braves au sol. Des gens qu'il connaissait depuis toujours. Notamment Borg, le fils de l'alchimiste, qui était sur le dos. Mort ? Vivant ? Impossible à dire de là où il était. En revanche, il vit bien son frère en difficulté, avec déjà une flèche dans l'épaule. Sven était expérimenté, solide, et le forgeron savait que ce n'était; pour lui, qu'une égratinure, mais il serait bientôt acculé, et ne pourrait tenir plus longtemps. Il ramassa un bouclier ennemi au sol, poussa un nouveau cri, frappa la lame de sa hache contre le bouclier dans un tintement menaçant, et chargea comme un boeuf. Téméraire, peut-être, stupide très certainement. Mais il avait cessé de lutter, et maintenant son instinct primaire avait repris le dessus.

Il tomba dans la mêlée comme le roc d'une montagne dans un lac gelé. Il renversa deux ennemis rien qu'avec sa charge et son bouclier, et en décapita un d'un geste brusque de sa hache. Mais l'effet de surprise passé, on s'interposa entre lui et son frère, certainement pour les empêcher de se couvrir mutuellement. Mornald se rendit alors compte qu'ils ne devaient leur victoire - quasi-assurée - qu'à leur nombre et à leur réaction rapide. Contrairement à son frère, à sa femme et à lui-même dans une moindre mesure, ils étaient formés. Encerclé, il hésitait. Attaquer de front ? Il mettrait ses flancs en péril, mais s'il se tournait, ça serait un mouvement inutile ouvrant une multitude de brèches dans sa défense. Et soudain, alors qu'il allait encore choisir l'option la plus stupide et brutale, un ange vînt. Contrairement à lui, Freya ne poussa pas de cri. Elle tomba sur eux comme l'aigle sur un rat. Elle n'était pas aussi forte et que grande que ses adversaires, mais usait de ce qui aurait pu être une faiblesse comme d'une qualité, usant de sa vitesse et de sa souplesse pour attaquer et défendre à la fois. Quelle grâce au combat, quel talent glaive en main ! Elle frappa dans le dos de l'un, se baissa pour esquiver la taille de l'autre avant d'attaquer un troisième qui ne vit rien venir. Mornald faillit s'arrêter pour l'admirer. Elle n'avait plus son casque et était couverte du sang de ses ennemis. Uniquement de ses ennemis. Elle semblait née pour ce moment. Il sursauta quand son frère vînt se mettre dos à dos avec lui, fermant ainsi de nombreuses ouvertures et rendant leur position à peine moins précaire.

— Tu te fais vieux, mon frère. Je t'aurai finalement rattrapé ?! Sven éclata de rire.

— Rêve ! Si tu parle de ce trait, ce n'est qu'une égratinure !

— Fermez-la et battez-vous ! Beugla Freya.

Alors les deux frères se turent et se battirent versant toujours plus de sang sur une terre qui en dégorgeait déjà. La terre allait devenir un vrai marais de sang. La plaine toute entière qui cerclait l'ancienne bâtisse semblait tapissée d'un rouge épais et vermeil.

L'escarmouche, qui avait débuté au crépuscule, se termina tard dans la nuit, quand, essoufflée, Freya égorgea le dernier ennemi et que son mari, s'appuyant sur sa hache de fatigue remarqua qu'enfin, aucun autre Aube Rouge n'était debout. Fidèles à leur sang Nordien, ils ne s'étaient pas rendus, il devait leur accorder ça. Ils étaient morts noblement.
Ils avaient entassés les corps sur un amas de bois et d'herbes sèches et les avaient brûlés. Les corps calcinés resteraient là un moment avant d'être tirés à l'eau ou enterrés, mais c'était mieux que rien. Seuls les corps alliés avaient été récupérés, installés sur des chevaux pour être ramenés à leur famille. Puis, comme s'ils rentraient d'une simple chasse au lapin, ils avaient pris le chemin du retour. L'excitation de l'aller avait laissé la place au silence fatigué du retour. Ils avaient tous l'impression d'avoir fait ce qu'il fallait, mais ils réalisaient aussi ce que leur avait coûté le combat : certains amis étaient tombés. D'autres étaient blessés. Aucun ne regrettait, et la plupart avaient tout de même appréciés le combat. Ils étaient Nordiens avant tout. Mais la fatigue gagnait autant leurs corps que leurs esprits.

— Tu t'es bien battu. Félicitation, cher époux.

— Toi, je ne t'ai pas beaucoup vu. J'ai bien aperçu un feu follet courir et sauter partout, mais de Freya, nul part.

Malgré la fatigue, la jeune femme esquissa un demi-sourire, ce qui était beaucoup pour elle, quand il ne s'agissait pas de parler à son fils. Ils continuèrent ainsi sur tout le trajet, passant de silence à discussions calmes, mais ne parlant plus jamais du combat en lui-même. Puis, sur la route longeant la montagne, ils finirent par traverser la forêt d'immenses pins qui précédaient leur village. Un soulagement se fit sentir dans la troupe entière. Ils arrivaient enfin chez eux, ils allaient pouvoir retrouver leurs familles, leurs foyers et surtout, leurs lits.

— Maman !

Freya sursauta et faillit dégainer par réflexe, mais la main de Mornald, qui connaissait sa femme et ses fâcheuses réactions à la surprise, lui posa une main apaisante sur le bras, avant de lui désigné un petit être d'un mètre quarante à tout casser, debout sur un rocher sur le côté du sentier. Il avait une mine ronde réjouie, bien qu'épuisée, et elle le reconnut tout de suite. Elle amena son cheval jusqu'à lui, suivit de près par le forgeron. Elle descendit rapidement et le regretta presque aussitôt, ses membres courbaturés lui faisant payé cher cet excès de confiance. Elle grimaça mais chassa vite cette sensation.

— Ça va maman, t'es blessée ?!

Elle vit tout de suite la panique sur le visage de Garet. Elle força ses muscles endorloris jusqu'à son visage à sourire.

— Non mon p'tit prince, ça va.

Elle retira son casque et serra son fils contre sa jambe. Elle dépassait le mètre soixante quinze et son fils était plutôt petit pour un Nordien, même pour son âge et la vision qu'elle eût renforça son sentiment. Elle l'aimait, elle l'aimait follement, mais quelque chose chez lui n'allait pas. Son visage effrayé à l'idée qu'elle soit blessé était mignon, et elle savait que cela venait de sa grande tendresse. Ce n'était pas une faiblesse, mais ce n'était pas non plus son point fort. Elle aurait aimé qu'il soit fort, qu'il lui demande combien d'ennemi elle avait tué avant de savoir si elle était blessée. Il la serrait contre elle avec grande force, et elle se demanda ce qu'il adviendrait de lui s'il lui arrivait quelque chose, un jour de bataille comme celui-là. Elle leva la tête vers son mari, et le regard qu'ils échangèrent alors en disait long. Ils savaient chacun ce que pensait l'autre et ils pensaient la même chose. Comment faire pour transformer ce petit homme fragile en une force de la nature, en un vrai Nordien ? Garet surprit le regard de sa mère et comprit quelque chose. Elle était une guerrière, une force de la nature et il était son fils. Jamais il ne l'avait vu pleurer. Que devait-elle penser de lui, en le voyant verser des grosses larmes ? Il repensa à la discussion qu'il avait eu avec son père.

— Maman, on peut être un héros si on a peur ?

Elle reporta son attention sur lui et lui passa la main dans sa tignasse étonnement foncée.

— Il y a plusieurs sortes de héros, fils. Et aucun héros ignore la peur. La seule chose qui compte, c'est d'affronter cette peur.

Devant le sourire, rare pour les autres et généreux avec lui, il reposa sa tête sur le genou de sa mère. Il se sentait fatigué. Fatigué, mais rassuré. Il pourrait être un héros, au moins aux yeux de sa mère. ,

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