Chapitre 2 3/3

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  • M'ouais, l'monde y tourne pas rond, c'moi qui t'le dit ! Rien qu'le fait qu'le soleil bouge pas, c'est du préférentisme !
  • Du quoi?
  • Du préférentisme ! Tu sais. Pourquoi les dunes y z'ont plein d'soleil et des plages où s'baigner, alors que nous on s'caille les meules ici ?
  • Bah... chais pas."

Conversation entre paysans

Grand'Arch est un joyau d'architecture, un art dans lequel les nains éblouissent les peuples modernes par leur maîtrise. Une fois passé la majestueuse Grand'Porte dorée, le sol descend progressivement sous la surface en une large pente aménagée d'habitations et de commerces, jusqu'au coeur de la cité : la place marchande.

Cette gigantesque rampe est non seulement un accès aux niveaux les plus bas, mais aussi un puits de lumière incliné pour toute la ville, car l'angle qu'elle forme avec la surface est le complément de l'azimut solaire.

 Jean-l'ours, "Architecture de l'Orée"

 Lieserl sautille en cercle en chantonnant.

  • Le courtier n'est pas passé, il ne passera jamais.

 Il se sent bien.

  • Lundi, mardi, mercredi...

 La pièce tourbillonne autour de lui, au rythme calqué de ses pas sur la mélodie.

  • ... jeudi, vendredi...

 Bien qu'il ne reconnaisse pas l'endroit où il se trouve, il sait qu'il est chez lui.

  • ... samedi, dimanche !

 Il s'arrête. Une angoisse s'empare progressivement de lui.

  • Maman ?

 Aucune réponse.

  • Maman !

 Il attend. Il sait qu'elle va venir. Elle vient toujours.

 Une femme apparaît sur le pas de la porte. C'est elle. Mais cette vision lui glace le sang.

 Elle est livide, sans émotion dans le regard ; son cou étriqué, comme si des mains l'avaient pressé jusqu'à qu'il en prenne la forme.

 Sa gorge se noue. Il déglutit avec difficulté.

 Sans un mot, elle lui tourne le dos et disparaît dans le couloir.

 Il se réveilla en douceur, malgré le désagréable du songe et l'habituelle tristesse qui l'habitait après ce rêve.

 Les premières fois, d'abondantes larmes avaient perlé sur ses joues. Thrill avait accouru, alarmé par les pleurs du petit garçon qu'il avait essayé de consoler, armé de quelques mots maladroits et d'une étreinte sécurisante. La compagnie du nain jouait toujours son office. Dès lors, Thrill s'était aménagé une paillasse afin d'être toujours présent quand son protégé cauchemardait.

 Cependant, après la séance de réconfort venait toujours un délicat interrogatoire. Chaque fois, Lieserl éludait la question, prétextant qu'il ne se rappelait plus de son rêve.

 Là encore, il tenta d'en savoir plus.

  • Tu sais, ce n'est pas grave si tu ne veux pas en parler, lui dit-il.
  • Je ne m'en souviens pas... Je ne m'en souviens pas, c'est tout.
  • Comme tu veux, p'tit bonhomme.

 À la tristesse de sa voix, le coeur de Lieserl se serra. Après tout ce que le nain avait fait pour lui, il lui devait au moins la vérité sur les raisons de son silence. Mais comment l'exprimer sans abîmer la relation de confiance qui les liait ?

 Thrill se dirigeait vers la porte, et le petit garçon réfléchissait à toute allure. Soudain, il trouva les mots, des mots qui lui semblaient venir de quelqu'un d'autre. Il lui attrapa la main, et attendit que leurs regards s'accrochent.

  • Ce n'est pas quelque chose d'agréable à discuter, pas même avec soi. Alors, imagine avec les autres...

 Thrill le fixa longuement, surpris par le ton grave et l'innocence naturelle du garçon qui paraissait s'être évaporée. Puis il sourit et lui caressa les cheveux.

  • Ne t'en fais pas, va. Et si on allait manger un morceau, qu'est-ce que tu en penses ?

 Lieserl bondit de joie, sa candeur retrouvée, et avec elle, son inépuisable bonne humeur.

  • Oui ! Manger, manger !

***

 Lieserl s'acharnait à regarder dans tous les sens, sans réussir à comprendre. Tantôt penché à gauche, tantôt à droite, et parfois à l'envers tandis que les passants le dévisageaient pour ses poses abracadabrantes.

 Mais peu lui importait, car son regard était captivé par cette grande boule brillante qui flottait, loin à l'horizon.

 C'était la première fois que Thrill l'emmenait à la place centrale de Grand'Arch. À leur arrivée, l'enfant avait été très impressionné par le capharnaüm permanent de l'essaim bourdonnant des acheteurs qui se pressaient d'étals en étals. Il en avait eu une boule au ventre.

 En réponse à son appréhension, l'épaisse main de Thrill avait serré la sienne, et l'étrange tension de son corps avait disparu, laissant place à l'émerveillement.

 Beaucoup des gens qu'ils avaient croisé étaient différents des nains auxquels il était habitué. Certains étaient plus grands et fluets, d'autres arboraient une peau craquelée et desséchée et d'autres encore avaient les yeux blanc, dépourvus de pigments.

 À mesure qu'ils avaient progressé dans la foule, Lieserl avait harcelé Thrill de questions, dont les réponses, à peine formulées, avaient été aussitôt interrompues par d'autres interrogations.

 Lorsqu'ils étaient enfin arrivés à une taverne, les incessantes interpellations avaient semblé avoir eu raison du nain, qui s'était écroulé sur un siège, le regard hagard.

 C'est alors que Lieserl l'avait aperçue, la plus belle chose qu'il ait jamais vue. Seule la poigne imposante et ferme de Thrill put le ramener à la réalité.

  • Ne le regarde pas dans les yeux, Lieserl ! C'est dangereux.

 Il dut attendre que les ombres qui papillonnaient devant lui s'évanouissent pour discerner le visage du nain. À sa mine sévère, bien plus qu'à l'accoutumée, Lieserl comprit qu'il ne plaisantait pas.

 Une nouvelle fois, l'enfant voulut satisfaire sa curiosité.

  • Qu'est-ce que c'est ?
  • C'est le soleil, p'tit bonhomme.
  • Le soleil? Il brille beaucoup... mais qu'est-ce que c'est, vraiment ?
  • Qu'est-ce qu'il est, selon toi ?

 Thrill avait pris l'habitude de le laisser réfléchir par lui-même avant de lui donner une réponse. Au début, il avait rechigné à le faire, mais il avait finit par trouver ce petit jeu amusant, tout comme le nain, qui s'esclaffait souvent des explications farfelues nées de son imagination.

 Lieserl réfléchit un instant. Il n'avait encore jamais rien vu de pareil, hormis les candélabres dont les flammes flottaient au-dessus des bougies. Mais ceux-ci étaient nettement plus petits.

  • C'est un très gros brasero, attaché là-haut !

 Thrill pouffa.

  • Il n'y a rien à quoi l'accrocher, à la surface. Il n'y a que de l'air, et le ciel.
  • Mais, comment est-ce qu'il tient, alors ?

 Ce fut au tour de l'archiveur d'étudier la question.

  • Eh bien, pour tout te dire, je n'en sais rien. C'est comme ça, c'est tout. Tu poseras la question à un humain, tiens ! Ils vivent là-haut, alors ils doivent le savoir.
  • Tu es déjà monté ?
  • Oui, quelques fois, pour le travail. C'est très grand, bien plus que tu ne peux l'imaginer, continua-t-il en anticipant les futures questions de l'enfant. Et il ne fait pas très chaud, sauf si tu vas en direction du soleil. La chaleur y monte progressivement, et lorsque tu arrives en dessous de lui, au zénith, c'est là où les dunes vivent.

 Lieserl buvait ses paroles.

  • Si tu pars de l'autre côté, il descend petit à petit vers l'horizon, jusqu'à ce qu'il disparaisse derrière lui. Ce sont les Terres-Nadir, là où vivent les elfes.
  • Mais, tu veux dire qu'ils n'ont pas de soleil ? Il fait tout noir chez eux ?
  • Je crois, oui, mais je n'y suis jamais allé. À ce que j'en sais, ils sont aveugles, alors je ne pense pas que ça les dérange.

 Lieserl frémit. La mention des elfes non-voyants, constamment plongée dans l'obscurité, lui avait rappelé son bref séjour dans les catacombes. Un souvenir qu'il n'aimait pas se remémorer.

  • Donc, si on monte à la surface, on ne peut pas le toucher ? demanda Lieserl, revenant à un sujet plus joyeux.
  • Quoi donc, le soleil ? Non, bien sûr que non. Pas même les oiseaux qui volent le plus haut.

 Thrill se pinça les lèvres. Il savait que Lieserl n'abandonnerait pas tant qu'il n'aurait pas parfaitement compris. Il s'attendait d'ailleurs à d'autres questions sur le sujet tant qu'il n'aurait pas réussi à se forger une image nette. Mais il venait de commettre une erreur. Une terrible erreur.

  • Les oiseaux qui volent ? dit-il en accentuant ce dernier mot. Qu'est-ce que c'est ?

 Thrill s'affaissa sur sa chaise.

***

  • Je t'ai vu, avec ton gamin, dit Khordan.

 Thrill, impassible, le fixa, détournant son regard de la gemme qu'il inspectait.

  • Tu sais que tu risques gros, l'ami ? Est-ce que tu lui as dit, au moins ?

 Il plissa les yeux, toujours muet.

  • Allons Thrill, je ne dirais rien. Considère ça comme une fleur que je te fais, pour me faire pardonner. Alors ?

 Il détourna et baissa le regard.

  • Non. Comment veux-tu que je lui explique une chose pareille ?
  • Ça va se savoir, au bout d'un moment. Qu'est-ce que tu comptes faire, quand ce sera le cas ?
  • Je n'en sais rien. Je n'y ai pas réfléchi.

 Thrill marqua une petite pause.

  • En vérité, je ne veux pas y réfléchir.

***

 Lieserl avait insisté pour repasser par la place bondée, sur le chemin du retour. Au milieu trônait une imposante statue d'un nain en armure, fier et sérieux, une main enserrant une gemme, l'autre empoignant une épée. En montant sur le socle de pierre qui la soutenait, Lieserl s'était demandé pourquoi les nains l'avaient sculptée si grande, alors qu'ils étaient si petits.

 Il suivit le regard figé du monument. De l'endroit d'où il se tenait, il avait vue sur toute la côte qui épousait la direction du soleil, parsemé de routes et de bâtiments sur des centaines de mètres, jusqu'à crever la surface.

 De sa contemplation naquit une idée. Simple et alléchante. Et s'il montait ?

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