Chapitre 33

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Paris, vendredi 28 mars 2025

 Voilà trois mois que Chloé s’était lancée dans la réalisation d’une copie plus vraie que nature de la Joconde. Trois mois que nous étions en froid. Trois mois que nous ne nous étions pas vus, que je ne m’étais pas réveillé à ses côtés, que je n’avais pas senti ses pieds froids se réchauffer contre les miens, que je n’avais pas glissé mes doigts dans ses longs cheveux.

 Enfin, pas tout à fait. Chaque jour je me levais avant l’aube et allais l’attendre près de son domicile. Chaque jour, je la voyais sortir de chez elle, la démarche gracieuse et la toilette soignée. Je la suivais ensuite jusqu’au Louvre où elle disparaissait derrière un lourd portail en acier. Le soir, je venais l’attendre à ce même endroit. Je la voyais sortir, la démarche appesantie et la mine fatiguée, et la raccompagnais des yeux jusqu’à son domicile.

 Les journées passaient et se ressemblaient. Trois mois qu’elle travaillait clandestinement au Louvre et trois mois que rien d’inhabituel ne s’était produit. Cela aurait dû me rassurer, mais il n’en était rien. Chaque jour je redoutais le pire en l’abandonnant devant l’entrée du musée. Chaque jour je redoutais de ne plus jamais la revoir. Et puis le soir venait, elle sortait du musée et je poussais un soupir de soulagement.

 Selon Charles, un tel travail de reproduction de la Joconde, pour qu’il soit vraiment parfait et qu’aucun œil, même le plus expert, ne puisse détecter la supercherie, prenait au bas mot entre cinq et six mois.

 Je ne m’imaginais pas vivre encore trois mois comme cela, dans la hantise permanente de voir Chloé se faire arrêter ou pire encore.

 C’est pourquoi je proposai à Charles d’en référer à Valmy afin d’avoir son avis sur la question. La réponse de Valmy ne se fit pas attendre et Charles vint me trouver un après-midi au parc Monceau. Les apprentis-jardiniers avaient repris le travail de la terre depuis quelques semaines et je les regardais s’épuiser depuis le même banc où Chloé et moi avions l’habitude de nous retrouver.

 Charles s’assit à ma droite :

 — J’ai la réponse de Valmy.

 — Dis-moi.

 — Ce qui est sûr, c’est qu’il ne connaît aucun Marmont et qu’il n’a jamais eu vent du moindre projet de sauvegarde d’œuvres d’Art. Marmont n’est donc a priori membre d’aucun réseau de résistance connu. Ça, c’est le premier point.

 — Et le second ?

 — Le second, c’est que Valmy demande à ce que l’on en apprenne plus sur ses intentions. Je lui ai parlé de toi et de ce que tu savais sur Marmont. Ça l’a beaucoup intrigué et je lui ai proposé de t’impliquer dans cette enquête.

 — Comment cela ?

 — Eh bien, Marmont te connaît, tu devrais donc pouvoir l’approcher assez facilement.

 — Mais justement, il me connaît trop bien, il sait que je n’ai aucun talent artistique. Il se méfiera de moi si je viens le trouver au sujet de la Joconde.

 — C’est là où le plan de Valmy prend tout son sens. Tu as corrompu cet homme et lui as versé une forte somme d’argent pour intégrer les Beaux-Arts. T’a-t-il jamais demandé pourquoi tu voulais rentrer dans cette école ?

 — Pas le moins du monde. Il s’est contenté de prendre l’argent et de me communiquer à l’avance le sujet de mon oral.

 — Parfait. Alors que penses-tu qu’il s’imagine à ton sujet ? Que tu es un amoureux transi qui a déboursé plusieurs dizaines de milliers d’Euros pour intégrer la même école que ta chère et tendre ?

 — Non, il y a peu de chances.

 — Effectivement, il y a peu de chances. Il est plus probable que si tu as consenti à débourser une telle somme, c’est parce que tu t’attendais à un retour sur investissement.

 Charles m’intrigua au plus point.

 — A quoi tu penses, Charles ?

 Il me révéla alors tout le plan que Valmy et lui avaient conçu. Il ne me restait plus qu’à le mettre en œuvre.

Mercredi 2 avril 2025

 Charles avait transmis à Chloé un pli confidentiel à l’attention de Marmont. Dans la réponse écrite de ce dernier, une invitation à venir le retrouver aujourd’hui dans son bureau du Louvre. A aucun moment, Chloé ne fut mise au courant de mon implication ou du contenu de ces échanges épistolaires.

 J’arrivai donc rue de Rivoli pour mon rendez-vous. Face à moi, le Louvre et son jardin des Tuileries étaient totalement encerclés par de hautes palissades en acier, tant et si bien que nul ne pouvait voir de l’extérieur ce qu’il s’y passait à l’intérieur. Une seule entrée avait été préservée côté rue de Rivoli.

 Je me présentai devant cette entrée à quatorze heures précises. Un groupe électrogène assurait la mise sous tension des équipements de sécurité du musée. C’est ainsi qu’une caméra placée au-dessus de la grille d’entrée pivota dans ma direction et qu’une voix aux accents métalliques se fit entendre à travers le haut-parleur de la grille :

— Please identify yourself.

 Une fois mon identité déclinée, la voix métallique me confirma mon autorisation à pénétrer dans l’enceinte et la grille s’entrouvrit dans un grincement sonore.

 Deux soldats en armes se trouvaient de l’autre côté. Ils me fouillèrent intégralement et, comme si cela ne suffisait pas, m’obligèrent à passer au travers d’un scanner corporel. Heureusement pour moi, j’avais veillé à venir sans lame en acier dissimulée dans ma chaussure. C’est donc sans encombre que je pénétrai à l’intérieur du musée et gagnai la place du Carrousel.

 Sur ma gauche, la pyramide en verre du Louvre me dévisageait de son habituelle nonchalance. Et sur ma droite, adossé contre l’arc de triomphe du Carrousel, campait un baraquement de l’armée américaine. Truffé de capteurs et d’émetteurs-récepteurs, ce préfabriqué entouré de barbelés abritait une douzaine de soldats affectés 24 heures sur 24 à la surveillance du musée. Et afin d’assurer une liaison constante entre le QG américain de l’île de la Cité et cette base avancée, un drone faisait du surplace une vingtaine de mètres au-dessus du baraquement.

 Si l’installation militaire ennemie retint l’attention du résistant, le jardin des Tuileries, lui, attira l’œil du voyageur. Situé quelques mètres derrière la base ennemie, il offrait son hospitalité à une flore décimée partout ailleurs. Mais coupé de l’extérieur par les mêmes cloisons métalliques qui encerclaient le Louvre, il s’était épanoui dans l’anarchie la plus totale et la plus naturelle qui soit. C’était comme si ce sublime jardin à la française, avec ses tapis d’herbe brodée, ses statues de bronze corrodé, ses bassins d’eau courroucée et ses théâtres de verdure ordonnée, avait été en proie à l’invasion de quelque jardin à l’anglaise, avec son chaos poétique, ses hautes herbes envahissantes, ses pièces d’eau croupie et ses parterres de fleurs ensauvagées.

 Un soldat sortit du baraquement, souleva une barrière dans la forêt de barbelés qui l’entourait et me rejoignit :

 — This way, sir, dit-t-il pour m’inviter à le suivre.

 Je lui emboîtai le pas jusqu’à une porte dérobée de l’aile Richelieu. Un escalier nous mena tout droit aux appartements de Napoléon III.

 — Mr Marmont is waiting for you, m’annonça le soldat avant de repartir sur ses pas et de m’abandonner devant une large porte à double battant richement décorée.

 Je frappai contre la porte. Un « oui » étouffé m’enjoignit à pousser le battant et à m’introduire dans les appartements impériaux.

 Je fus immédiatement enseveli sous un déluge d’or, de soie et de cristal. Partout, des canapés aux riches étoffes de velours, des indiscrètes pas si discrètes, des chaises pourpre et doré, des lustres éclatants et des tableaux grandiloquents. Coincé entre l’opulence des stucs et la profusion des étoffes, un frêle palmier, seule oasis de verdure dans cette débauche de dorures, apportait une touche rafraîchissante à l’ensemble. Rafraîchissantes également, les nombreuses fenêtres qui ouvraient le salon sur le ciel de Paris, la cour du Louvre et sa pyramide.

 Au fond du salon, perdu entre les rayons obliques d’un soleil enhardi par les premiers jours de printemps, Marmont occupait son esprit à quelques lectures. Après plusieurs secondes de flottement où je l’observai sans oser l’interrompre, il daigna lever les yeux de ses dossiers et m’invita d’un geste décidé à venir m’asseoir face à lui.

 Il m’examina un long moment avant de parler : les coudes posés sur le bureau, le corps penché en avant, je tentais d’imprimer à mon corps toute l’assurance dont j’allais avoir besoin. Son examen terminé, Marmont usa d’une voix sèche et dénuée de toute empathie pour s’enquérir des raisons de ma présence :

 — Je dois avouer que votre missive m’a beaucoup surpris. Je ne m’attendais pas à jamais avoir de vos nouvelles.

 — Nous sommes deux. Mais les choses ont évolué dans un sens que je n’avais pas anticipé, répliquai-je tout aussi sèchement.

 — Allons donc, soyez plus précis, très cher.

 Je ne fus pas dupe un seul instant du ton acerbe sur lequel il avait prononcé son « très cher ».

 — Il se trouve que vos travaux actuels de « restauration » de la Joconde ont éveillé en moi un vif intérêt.

 — Je me doutais bien que Mlle Tousignant vous avait mis au courant de ses activités du moment. Pour vous avoir croisés plusieurs fois aux Beaux-Arts, votre relation à tous les deux me semble suffisamment intime pour cela. Alors par pitié, cessez de tourner autour du pot et venez-en au fait.

 Le moment était venu pour moi de dévoiler mon (faux) jeu :

 — Très bien : vous et moi savons parfaitement que si le bombardement de Paris n’avait pas eu lieu et que la vie avait suivi son cours normal, c’est pour moi que Chloé serait en train de peindre actuellement. Je n’ai pas fait tous ces efforts pour la voir travailler pour vous.

 — Je ne vois pas très bien de quoi vous voulez parler : Mlle Tousignant ne travaille pas pour moi, nous œuvrons ensemble à la sauvegarde du patrimoine français.

 — Ne jouez pas à ce petit jeu-là avec moi, je vous connais trop bien pour cela. Je sais que l’argent est votre seul et unique moteur. Vous et moi avons toujours raisonné et agi en ce seul sens.

 — C’est donc de cela dont il s’agit, répondit-il songeur. Vous avez intégré l’école des Beaux-Arts pour séduire son étudiante la plus brillante. Mlle Tousignant est-elle au courant de vos véritables intentions ?

 — Bien évidemment que non. Vous le savez aussi bien que moi, c’est une idiote d’idéaliste. Si je venais à lui révéler que l’homme avec qui elle partage ses draps n’est en réalité qu’un escroc qui espère tirer profit de son talent pour revendre des copies frauduleuses d’œuvres célèbres, elle ne me le pardonnerait pas.

 Il se tut un instant avant de chercher à en savoir plus :

 — Que cherchez-vous exactement en venant ici ?

 — Je veux que vous et moi travaillions ensemble sur ce projet de fausse Joconde.

 — En voilà une bien bonne ! J’ai monté toute cette arnaque seul, alors pourquoi aurais-je maintenant besoin de vous ? Tout est déjà en place et votre petite protégée travaille pour moi depuis trois mois déjà. Je n’ai plus besoin de personne.

 J’avais donc raison. Marmont venait de se démasquer. Toute cette histoire de sauvegarde du patrimoine qu’il avait servie à Chloé n’était que foutaises. Il profitait de l’isolement actuel du musée pour tromper son monde et subtiliser la Joconde en toute impunité.

 Maintenant que je savais à quoi m’en tenir avec lui, il ne me restait plus qu’à le convaincre que mes intentions étaient similaires aux siennes :

 — Vous aurez besoin de moi tôt ou tard. Les personnes pour qui je travaille et qui m’ont envoyé aux Beaux-Arts font partie de ce tout petit monde qu’est le trafic international d’œuvres d’art. Si vous nous laissez en être, nous pourrons facilement vous trouver un acheteur. Une fois la situation actuelle calmée et le blocus levé, bien évidemment.

 Faisant mine de réfléchir, Marmont se leva de son fauteuil et fit quelques pas pour se rapprocher de la fenêtre. Il fixa alors des yeux l’aile Denon, où Chloé s’attelait en ce moment même à poursuivre son œuvre de faussaire.

 — Admettons que j’accepte votre offre, combien en voudriez-vous ?

 — 30% me semblent corrects.

 — Juste pour trouver un acheteur ?! s’insurgea-t-il. Vos honoraires me paraissent quelque peu démesurés…

 — Sans moi et l’organisation à laquelle j’appartiens, vous ne trouverez jamais personne à qui la revendre. Mieux vaut 70% de deux milliards, que 100% de zéro.

 — Et où trouveriez-vous une personne susceptible de mettre une telle somme ?

 — En Chine probablement, peut-être aux Emirats. Mais croyez-le bien, nous n’aurons aucun mal à trouver un acheteur et à lui faire débourser une telle somme. Mes contacts pourront également vous procurer tous les faux papiers nécessaires à votre fuite. Car j’imagine que vous comptez quitter ce pays avant que quelqu’un ne découvre la supercherie.

 — Effectivement, je ne compte pas m’attarder ici une fois le blocus levé.

 Il vint se rasseoir à son bureau, les traits de son visage semblant s’être décontractés.

 — Bien, je vais réfléchir à votre offre et vous recontacterai dans quelques semaines. Je ne vous raccompagne pas, vous connaissez le chemin.

 Et il se replongea dans ses dossiers.

 Je refermai la porte derrière moi et laissai l’intrigant à ses basses besognes. Effectivement, je connaissais le chemin de la sortie, mais n’avais guère envie de l’emprunter. Il n’y avait personne pour me surveiller et je ne résistai pas à l’envie de déambuler librement dans le musée.

 Je jetai un coup d’œil à la fenêtre et ne vis aucun soldat au-dehors. Ils avaient tous rejoint leur baraquement et semblaient avoir une sacrée confiance dans la sécurité mise en place autour du musée pour me laisser ainsi seul à l’intérieur. C’est donc porté par le plaisir indicible de profiter d’un musée qui m’était tout entier réservé que je m’engageai dans ses galeries interminables.

 La balade improvisée devint bientôt odyssée insoupçonnée. Une multitude de figures mélancoliques, tout à la fois gracieuses et misérables, tranquilles et pleines de fougue, libres et enchaînées, se retournaient sur mon passage, chuchotaient dans mon dos, s’étonnaient de ma présence ; et puis reprenaient leur pose inspirée.

 Sous la verrière de la cour Marly, caressant un cheval resté indompté malgré les siècles, je fus transporté à la cour du Roi-Soleil : je m’émerveillais devant les jeux d’eau du bassin de Neptune, colportais la rumeur sur la dernière intrigue amoureuse en date et tournoyais au rythme des violons de Lully. Un modeste corridor plus tard, cerné par les Vénus et les Apollons, je me pavanais sur l'Acropole avec Alexandre, débattais de l’origine de la vertu avec Socrate et conspuais l’opulence des Hommes avec Diogène. L'instant d'après, je me saisissais d’un javelot rongé par le temps et franchissais le Rubicon avec les légions de César ; j'assistais aux Jeux du Cirque devant une mosaïque réchappée de Pompéi, puis passais la porte d’un lupanar et m’endormais dans les bras d’une esclave thrace.

 Une volée de marches immaculées et c’est lavé de tous mes péchés que je fus projeté dans la Renaissance de Raphaël, dévalant les vertes collines de Toscane, caressant l’air qui agitait les cyprès et regardant l'Arno couler paisiblement dans le lointain, au milieu d’une forêt de tuiles florentines.

 Dans la salle Daru, le tableau du sacre de Napoléon me fit entendre le bruit des canons et goûter l'odeur de la poudre. A la tête d'un bataillon de cavalerie, je chargeais et chassais ces diables de russes et d'autrichiens. Je me retournais et voyais l'Europe, donc le monde, à genoux devant un seul homme.

 Au détour d’un couloir, un pinceau fit entendre son murmure plissé. Je me rapprochai discrètement pour mieux goûter la candeur de la scène. A la tête d’un bataillon de pinceaux, Chloé chargeait sa toile de pigments cuivrés pour mieux en chasser le bleu de Prusse. Dans son agitation, une mèche rebelle vint barrer son visage d’une nuance châtain. D’un geste sec et précis, elle renvoya l’effrontée derrière son oreille nacrée, mouchetant au passage sa joue d’une pointe carmin. Il n’en fallut pas plus pour la distraire et détourner son attention de la toile. Elle se tourna alors vers moi et vit mes yeux, donc mon âme, tout entiers posés sur son être.

 Elle ne sembla pas s’émouvoir outre mesure de ma présence et se remit aussitôt à l’ouvrage. Sans lâcher son tableau des yeux, elle en profita néanmoins pour m’interpeler :

 — Tu ne pouvais pas t’en empêcher, n’est-ce pas ? Il fallait que tu viennes…

 — Bonjour à toi également…

 — Je me demande bien ce que tu as pu raconter à Marmont pour qu’il te fasse entrer ici.

 — Tout d’abord, ce n’est pas moi qui ai pris tout seul la décision de venir ici, c’est Valmy qui m’a chargé d’enquêter sur les véritables intentions de Marmont. Il prend cette affaire très à cœur.

 — Ravie d’apprendre que Valmy se soucie de moi… répliqua-t-elle dans un soupir d’agacement.

 — Oui, il semble montrer un vif intérêt pour cette affaire. Je vais d’ailleurs être obligé de lui rapporter la facilité déconcertante avec laquelle n’importe qui peut venir dans cette salle et te surprendre en train de peindre une copie de la Joconde. Non mais, est-ce que tu as la moindre conscience du risque que tu prends chaque jour en venant ici ?! Qu’est-ce qu’il se passerait si un américain décidait de se balader dans cette aile du musée ?

 — Je te l’ai dit, Marmont m’a garanti que les américains ne rentraient jamais dans le musée. Et quand bien même ils le feraient, les quelques personnes chargées de l’entretien des œuvres viendraient aussitôt me prévenir. Elles rôdent un peu partout dans le musée.

 — Et ces gens-là sont tous au courant de ce que tu fais ?

 — Marmont a une confiance aveugle en eux.

 « Une confiance aveugle… Autant dire tout de suite qu’ils trempent eux aussi dans l’arnaque », me dis-je en moi-même. Il n’y avait guère que Chloé pour agir en toute innocence dans cette affaire.

 — Admettons que cela ne suffise pas et que les américains découvrent le pot aux roses. Tu as quand même réfléchi à une solution de repli ?

 — Qu’est-ce que tu crois ? Bien sûr que j’y ai réfléchi. Si jamais les choses tournent mal, je planque ma copie de la Joconde dans ce local de service que je ferme à clé et ensuite je m’enfuis dans la galerie par laquelle tu es arrivé, je descends l’escalier Daru en quatrième vitesse, claque la bise à la Victoire de Samothrace au passage, me faufile entre les dieux grecs et romains du rez-de-chaussée, et file m’abriter sous la magie d’Isis dans un sarcophage laissé vide.

 — C’est ça ton plan ? Te planquer dans un sarcophage égyptien ?!

 — Plus ou moins. Si les choses tournent mal, je n’ai aucun moyen de sortir de ce musée toute seule, donc le mieux que je puisse faire, c’est de me cacher parmi les quelques 40 000 œuvres du musée et attendre que tu viennes me sortir de là.

 — Et comment saurais-je que tu es en difficulté ?

 — Tu guettes ma sortie du musée chaque jour, donc à la seconde où tu te rendras compte qu’il y a un problème, tu viendras à ma rescousse.

 — Mais comment tu sais que…

 — Je commence à te connaître, toi et tes mauvaises habitudes.

 — Comment peux-tu être aussi certaine que j’arriverai à temps ?

 — Une question de confiance. Mais si jamais tu penses échouer, tu peux toujours m’entraîner à résister aux différentes techniques de torture moderne, ce sera toujours ça de pris…

 — Ne plaisante pas avec ces choses-là, je te prie.

 — Alors changeons de sujet. Raconte-moi plutôt ce que tu as découvert en discutant avec Marmont.

 — Pas grand-chose, mentis-je, il semble que ce soit un résistant de la première heure.

 Je ne pouvais lui révéler les véritables intentions de Marmont pour le moment. Cela l’aurait inutilement blessée. Et puis, avant de décider quoi que ce soit, il fallait que j’en discute avec Charles et que je rédige un rapport de mission à Valmy.

 — Ce n’est pas faute de te l’avoir dit, me reprocha-t-elle aussitôt.

 — Que veux-tu, Saint Thomas aura instillé son doute en moi.

 — Nathan ou comment ne jamais s’excuser…

 — Ne pourrait-on pas plutôt mettre ce différend de côté et reprendre là où nous en étions ?

 Elle abandonna enfin son travail pour me regarder droit dans les yeux. Son regard perçant me traversa de part en part :

 — Et où en étions-nous, très cher ?

 Lorsqu’elle m’appelait « très cher », elle aimait voir nos échanges se parer du registre maniéré des gens de noblesse. Je soupirai donc avant de me lancer dans un monologue plus ou moins inspiré :

 — Jeune Chloé, j'ai vu le monde entier : mes pieds ont foulé la neige moscovite, mon corps s’est noyé dans les eaux froides de la Neva, mon innocence s’est envolée dans un taudis ivoirien ; j'ai appris les langues d’Europe et vécu en quelques années ce que beaucoup d’hommes ne vivent pas en un siècle. J'ai vu ce que le genre humain produisait de meilleur et de pire, j’ai expérimenté tous les artifices du luxe et du vice, j'ai côtoyé des hommes de grande influence et des femmes de petite vertu, j'ai laissé vagabonder mon âme sous les ors du pouvoir et j’ai obtenu tout ce je pouvais désirer. Mais à dire vrai, il n’y a qu’un endroit où je me sente réellement moi, et c’est près de vous.

 Elle hocha la tête de gauche à droite, marquant sa perplexité :

 — N’allez pas imaginer que votre lyrisme seul puisse vous faire entièrement pardonner.

 — Alors je suis perdu, me lamentai-je.

 — Il y a bien une chose que vous pourriez faire…

 Une lueur d’espoir naquit en mon âme meurtrie et raviva la flamme nichée au fond de mon cœur :

 — Dites-moi, je vous en prie, dites-moi quelle est cette chose qui à votre cœur saurait m’excuser.

 — Valmy, répondit-elle.

 Je retrouvai mon sérieux et cessai aussitôt de jouer :

 — Quoi, Valmy ?

 — Il cherche quelqu’un qui se trouve probablement dans cette ville.

 — Et depuis quand est-ce que tu parles à Valmy ? m’étonnai-je.

 — Depuis que j’en ai l’âge.

 Je fronçai les sourcils :

 — Qu’est-ce que ça veut dire ?

 — Que Valmy est mon oncle. Enfin, mon grand-oncle plutôt.

 Je laissai échapper un « hein ?! » particulièrement ahuri. Le Valmy qui dirigeait toute la résistance intérieure était l’oncle de Chloé ? Celui-là même qui m’avait envoyé dans ce musée pour découvrir les véritables intentions de Marmont, avait également laissé sa petite-nièce prendre le risque inconsidéré de réaliser une copie de la Joconde au nez et à la barbe de l’ennemi ? Décidément, les intentions de chacun me paraissaient de plus en plus obscures. Au jeu des faux-semblants, qui manipulait qui ?

 — Et pour quelles raisons as-tu jugé bon de ne jamais m’en parler ?

 — Pour les mêmes raisons que nous utilisons tous des pseudos et que nous ne nous étalons jamais sur nos vies privées : la sécurité.

 — Voilà qui explique pourquoi tu es chargée d’assurer la liaison avec Valmy en cas de disparition de Charles.

 — Exactement, acquiesça-t-elle. Si tu veux tout savoir, c’est même moi qui ai mis Charles en contact avec Valmy au lendemain du bombardement de Paris.

 — Et que veut Valmy exactement ? Tu m’as dit qu’il cherchait quelqu’un ?

 — Oui, mais il ne connaît que son nom et son prénom : c’est un certain Jérôme Caserot. Ses sources à la préfecture de police lui ont assuré que la base de données constituée après le bombardement de Paris avec nos identités et nos empreintes digitales ne contenait aucun Caserot. Voilà pourquoi il n’arrive pas à mettre la main sur cet individu et qu’il a aujourd’hui besoin d’aide.

 — S’il n’est pas dans cette base de données, c’est qu’il n’est pas dans cette ville, relevai-je.

 — Ou qu’il se cache particulièrement bien.

 Je hochai de la tête, perplexe :

 — J’en doute fort. Mais admettons que je marche dans la combine, tu me penses capable de réussir là où Valmy et ses réseaux ont échoué ?

 — Je ne le pense pas, j’en suis sûre.

 — Et j’ai ta parole que cela jouera en ma faveur dans la trêve que nous entamons ?

 — Disons que les termes de ta reddition ne pourront en être qu’adoucis.

 Je ne pus m’empêcher de sourire :

 — Alors considère cette personne comme déjà retrouvée.

 Si les traits de mon visage s’étaient détendus, les siens retrouvèrent tout leur sérieux :

 — Nathan, méfie-toi de lui, il se peut qu’il soit dangereux.

 — Tu le connais ?

 — Non…

 Sa réponse ne me parut que moyennement convaincante. Mais ne désirant pas troubler l’éclaircie que je voyais poindre au-dessus de nos têtes, je ne poussai pas plus loin mes doutes et mes interrogations.

 — Ne t’inquiète pas pour moi, je resterai prudent, la rassurai-je.

 Soulagée, elle se replongea dans sa toile inachevée. Son pinceau faisait se mélanger les pigments de sa palette dans un tourbillon de couleurs alanguies. Puis, tel un chirurgien armé de son scalpel, elle porta le pinceau à sa toile et appliqua ses retouches avec une précision extrême.

 Je ne voulus pas la déranger plus longtemps et me dirigeai vers la sortie lorsqu’une heureuse pensée me fit faire demi-tour :

 — Avant que je ne me retire, chère demoiselle, j’aurais une dernière requête à vous présenter.

 — Dites-moi, souffla-t-elle entre deux coups de pinceaux.

 — Je m’endors chaque soir avec le souvenir de vos sourires. Mais le temps œuvrant à la destruction de chaque chose, ceux-ci s’obscurcissent chaque nuit un peu plus. Revoir l’un de vos charmants sourires, ici et maintenant, me redonnerait un peu de baume au cœur.

 Délaissant un instant sa Joconde de pacotille, elle se retourna vers moi et esquissa une indicible moue que n'eût pas reniée la madone italienne. Satisfait, je m'inclinai dans une révérence appuyée et lui tint ces quelques mots :

 — Mademoiselle, je suis l'esclave de vos sourires.

 En relevant la tête, je vis qu'elle souriait maintenant plus franchement. Enchanté, je pris enfin congé de ma bienaimée.

 Après avoir été fouillé de la même manière que je l’avais été en entrant, je pus ressortir sans encombre du Louvre.

 On me rattrapa néanmoins quelques rues plus loin :

 — Nathan !

 Je me retournai aussitôt.

 — Charles ? Mais qu’est-ce que tu fais là ?

 — Je t’attendais. Continuons de marcher, si tu veux bien, et raconte-moi ton entrevue avec Marmont.

 — Eh bien, j’avais raison. Il ne cherche pas à protéger la Joconde d’un quelconque pillage, il compte la revendre.

 — Ok. Tu as proposé de t’associer à lui ?

 — Oui, je lui ai dit ce que toi et moi avions convenu : que je faisais partie d’un réseau de trafiquants internationaux et que je pourrais l’aider à trouver un acheteur.

 — Et donc, il est partant ?

 — Il me donnera une réponse dans quelques semaines. Tout ce que je peux dire pour le moment, c’est qu’il ne semble pas insensible à ma proposition.

 — Parfait. Remets-moi ton rapport de mission demain et je le transmettrai à Valmy.

 — Ok, mais je m’inquiète pour Chloé. Il y a une dizaine d’employés dans ce musée, tous complices de Marmont. Sans compter la douzaine d’américains en faction devant le pyramide.

 — Je comprends ton inquiétude et j’en toucherai un mot à Valmy. Mais si ça peut te rassurer, je doute qu’elle risque quoi que ce soit pour le moment. Tant que sa Joconde n’est pas terminée, elle est bien trop précieuse pour Marmont et ses complices.

 — Et lorsqu’elle aura achevé son œuvre ?

 — Nous interviendrons avant, tu as ma parole.

 — Merci Charles.

 — Nathan, il y a un autre sujet dont je dois te mettre au courant.

 — Lequel ?

 Son regard s’ombragea subitement :

 — Iéna. Il est… mort.

 La nouvelle me figea sur place. Il me fallut quelques secondes avant de pouvoir réagir.

 — Comment ? balbutiai-je péniblement.

 — Personne ne sait vraiment, c’est Valmy qui m’a appris son décès ce matin.

 — Mais qu’est-ce qu’il s’est passé ?

 — Il aurait été retrouvé poignardé hier matin dans une rue. Si on est au courant, c’est parce que les sources de Valmy au sein de la police lui rapportent chaque décès suspect.

 — Poignardé dans la rue de jour ? Mais c’est impossible !

 — Il a été découvert très tôt dans la matinée. La police pense qu’il a été agressé durant la nuit par un ou plusieurs maraudeurs.

 — Mais bordel, qu’est-ce qu’il foutait dehors de nuit ?! Ne me dis pas que tu l’avais chargé seul d’une quelconque mission de surveillance…

 — Je ne suis pas fou, les missions de surveillance nocturne s’effectuent toujours en binôme. Et non, il n’était pas de garde cette nuit-là. Personne ne sait ce qu’il pouvait bien faire dehors et…

 Il ne termina pas sa phrase. Sans trahir la moindre émotion sur son visage, je savais pourtant qu’il était aussi affecté que moi en cet instant. Iéna n’avait pas dix-neuf ans, c’était encore un gamin. Ce n’était pas nécessairement le plus dégourdi ni le plus hardi d’entre nous, mais il s’était toujours montré digne de confiance et avait su préserver son âme des affres de la guerre. Sa candeur m’était rafraîchissante.

 — Comment est-ce qu’il s’appelait ? demandai-je à Charles. Son véritable nom, j’entends.

 — Yoann, il s’appelait Yoann.

 Charles ne put réprimer un sourire en repensant à Iéna :

 — Je me souviens qu’il m’avait confié être bien embêté au moment de prendre son pseudo parce qu’il ne connaissait aucune victoire française commençant par la lettre « Y ». Je lui avais alors conseillé d’en prendre une commençant par la lettre « I ». Il avait choisi Iéna. Il aimait répéter qu’Austerlitz et lui étaient opposés en tout, tant sur le plan du physique que du tempérament, et que c’est pour cette raison qu’il avait décidé de prendre le nom de Iéna, une bataille à la stratégie inverse de celle d’Austerlitz.

 — Sa famille est au courant ?

 Il secoua la tête, dépité :

 — Il était venu à Paris pour étudier. Ses parents habitent en Ardèche et on ne peut même pas les prévenir. Combien de familles sont dans ce cas, Nathan ? Combien de pères, de mères, de frères et de sœurs sont ainsi sans nouvelle de leurs proches depuis huit mois maintenant ? Sans savoir s’ils ont survécu au bombardement, à l’hiver rigoureux, à la faim qui nous tenaille, à l’ennemi qui nous encercle et aux maraudeurs qui nous guettent. Hein, combien ?

 — Nous, nous sommes là. Nous étions sa famille ici. C’est à nous que revient le devoir de lui organiser des funérailles.

 — Ils l’ont enterré sitôt son décès constaté. Ils ont dû le jeter dans une de ces fosses communes où s’entassent les corps anonymes.

 — Alors on fera sans. Si tu le permets, j’irai parler au Père Chélan. Il organisera une veillée funèbre. Préviens les autres de nous rejoindre ce soir à la Chapelle Expiatoire.

 J’étais arrivé un peu avant tout le monde. Le soleil déclinait dans le ciel, mais on y voyait encore suffisamment.

 Située dans un square du 8ème arrondissement, la chapelle était entourée d'une enceinte rectangulaire de pierres blanches noircies par la pluie. Je frappai à la monumentale porte d’entrée et attendis que le Père Chélan vienne m’ouvrir. Celui-ci fit grincer la porte et m’accueillit avec la simplicité du pasteur :

 — Bonjour mon fils.

 — Bonjour mon Père.

 — Entre, je t’en prie. Cela me fait plaisir de te voir, il y a longtemps que je n’ai pas reçu de visite. En fait, la dernière fois que j’ai parlé à quelqu’un, c’était il y a trois mois, lorsque deux de tes amis sont venus déposer du matériel dans ma crypte.

 — Oui. Je tenais d’ailleurs à vous remercier pour votre aide.

 — Oh, ne me remercie pas, je ne fus que d’un modeste secours. Tes amis sont revenus dès le lendemain pour récupérer leur matériel.

 Nous marchâmes jusqu’à une allée de graviers disposée au milieu d’un joli jardin intérieur. Parcouru de deux rangées de rosiers blancs encore endormis, il était cerné de larges tombes grisées par le temps. J’aimais venir flâner dans ce havre de paix, loin de la désespérance parisienne.

 Le Père Chélan et moi nous assîmes sur un banc au milieu de l’herbe et je l’informai des raisons de ma venue. Il accepta immédiatement de célébrer les obsèques et me demanda de lui parler de Iéna. Je lui dis tout le peu que je savais de lui.

 — Mon Père, comment rester chrétien au beau milieu de cette guerre ? A chaque bataille que nous menons, je sens mon âme se corrompre un peu plus. Faut-il pour autant baisser les armes et laisser l’ennemi nous écraser ?

 Le Père Chélan sembla réfléchir un long moment, comme pour peser chacun des mots qu’il s’apprêtait à prononcer. Puis, d’une voix claire et posée, il tenta de dissiper mes craintes :

 — La guerre n’est jamais bonne et le choix de porter les armes n’est jamais un choix facile. Saint Augustin a essayé de définir le concept de « guerre juste » en son temps. Il n’imagine le chrétien légitime dans l’exercice du droit de glaive que si celui-ci agit sans passion, sans haine pour son ennemi. Il demandait à ce que les Hommes maîtrisent leur violence et n’usent de la force que contraints par la nécessité.

 — Mais comment ne pas être envahi par cette colère alors qu’ils assassinent tant des nôtres ?

 — La violence est dans le cœur de chaque Homme, il nous faut la dominer. Cette guerre que tu mènes, tu dois la mener pour protéger, jamais pour te venger. C’est ainsi que tu préserveras ton cœur de la noirceur qui le menace.

 — Pardonnez-moi mon Père, mais voilà une chose plus facile à dire qu’à faire.

 — Je sais, Nathan, je sais combien la parole du Christ peut sembler parfois éloignée des réalités de ce bas-monde, mais qui sommes-nous si nous n’essayons jamais de devenir meilleurs ? J’aime à croire que si le Seigneur nous met dans l’épreuve, c’est qu’il cherche à nous faire grandir. Voilà pourquoi je pense que si la vie nous force souvent à côtoyer l’immonde et l’abject, nous ne devons pour autant jamais cesser de vouloir tutoyer le Beau et le Bien.

 Méditant ces dernières paroles, nous restâmes assis sur le banc durant de longues minutes. Devant moi, les premières abeilles de la saison venaient s’enquérir de la floraison des rosiers avant de repartir aussitôt, frustrées de ne dégoter aucun butin. Cette quête désespérée d’une fleur éclose dans Paris me fit repenser à Chloé et à la mission qu’elle m’avait confiée quelques heures plus tôt. Je décidai alors de solliciter l’aide du Père Chélan :

 — Mon Père, avant que mes camarades ne nous rejoignent et que nous procédions aux funérailles, j’aurais une autre requête à vous soumettre.

 — Dites-moi.

 — Eh bien…

 Peu de temps après, les autres nous rejoignirent. La cérémonie solennelle s’effectua à l’intérieur de la chapelle, à la lueur des cierges. Chloé se tenait à mes côtés. Les larmes avaient chassé les taches de peinture de ses joues. Tout le reste ne fut que tristesse et désolation, prières et compassion, mort et résurrection.

Mercredi 9 avril 2025

 — Michelle Louis.

 Chloé venait de sortir de chez elle. Il était à peine huit heures du matin et le fond de l’air trahissait encore quelques notes de rosée. Elle se retourna vers moi lorsqu’elle m’entendit prononcer ce nom. Peu matinale, elle ne s’embarrassa pas des salutations habituelles et en vint directement au fait :

 — Quoi, Michel Louis ? demanda-t-elle.

 — Tu m’as demandé de retrouver un certain Jérôme Caserot il y a une semaine, non ?

 — Oui, et alors ?

 — Alors Michelle Louis.

 — Je ne vois pas le rapport. C’est qui ce Michel Louis ?

 — Déjà, c’est une femme : Michel-le.

 — Et ensuite ?

 — Et ensuite c’est cette personne qui mènera Valmy à Jérôme Caserot.

 — Tu en es certain ?

 — A 100%.

 — Et où peut-on la trouver cette femme ?

 — A cette adresse, répondis-je en lui tendant un morceau de papier plié en quatre.

 — C’est… inespéré, balbutia-t-elle en dépliant le bout de papier. Comment est-ce que tu as fait ?

 — Un soupçon de talent et beaucoup de chance. Ou peut-être l’inverse, déclarai-je pas peu fier de moi.

 — Non mais, vraiment.

 — Vraiment ? J’ai commencé par réfléchir aux diverses traces que laisse chaque individu au cours de sa vie. J’ai d’abord pensé aux factures d’électricité, à l’assurance maladie, aux services postaux. Mais cela fait bien longtemps que tous ces services ne conservent plus aucune donnée papier. J’ai donc pensé à me tourner vers l’institution étatique et son service des archives qui conserve tous les actes de naissance, mariage, décès, etc. Mais cette piste aussi s’est avérée être une impasse. Cela fait des années que les archives papiers de l’Etat ont été transférées en dehors de Paris.

 — Alors comment tu as fait ? s’impatienta Chloé.

 — J’y viens, j’y viens. Si l’Etat ne pouvait rien, quelle autre institution le pouvait ?

 — Aucune idée.

 — La seule institution assez puissante et imperméable au temps pour conserver aujourd’hui encore d’énormes quantités d’archives papiers en plein cœur de Paris.

 — L’Eglise…

 — Absolument. Le diocèse parisien conserve toutes ses archives de catholicité dans le quinzième arrondissement de Paris.

 — Pas bête… Mais attends, le quinzième arrondissement est situé rive gauche !

 — Oui, mais disons que je connais quelqu’un qui connaît quelqu’un qui sait comment traverser.

 — Parfois je me dis que tu me caches beaucoup trop de choses…

 — Dans le seul but de vous protéger, très chère.

 — Evidemment…

 — Bref, je me suis rendu là-bas sur les conseils du Père Chélan et suis entré en contact avec l’abbé Pirard. Sur ce, on a passé la journée à traquer le moindre Caserot dans la masse d’archives, jusqu’à ce qu’on tombe sur un acte de baptême datant de 1984 au nom de Jérôme Caserot.

 — C’est bien beau, mais un acte de baptême d’il y a plus de quarante ans ne donne pas d’indication sur son adresse actuelle.

 — Bien sûr que non, mais cela nous donne le nom de ses parents et leur adresse de l’époque.

 — Ils y vivent encore ?

 — Non. Mais la concierge, une charmante sexagénaire d’origine espagnole, oui. Elle se souvenait bien de la famille Caserot et de leur fils, un jeune homme vif d’esprit mais qui avait le don de s’entourer des mauvaises personnes. Elle m’a raconté que ses parents avaient divorcé il y a une quinzaine d’années et que son père était parti refaire sa vie à l’étranger. Elle m’a révélé aussi que sa mère, qui avait repris entre-temps son nom de jeune fille, était depuis quelques années hospitalisée à la Pitié-Salpêtrière pour une maladie dégénérative ou quelque chose dans le même genre.

 — Alors tu es allé voir sa mère ?

 — J’ai essayé, oui. Mais les nouvelles de la concierge n’étaient pas des plus fraîches et la pauvre femme est décédée en décembre dernier, pendant la vague de froid.

 — Alors comment tu as pu remonter la piste jusqu’à cette Michelle Louis ?

 — L’infirmière qui s’occupait de la mère décédée. Je me suis fait passer pour un neveu qui venait tout juste d’apprendre que sa grand-tante était hospitalisée. Elle m’a alors remis ses effets personnels. Il y avait des lettres de son fils dedans. La dernière datait de juin, quelques jours avant le bombardement.

 — Et donc ?

 — Et donc il y avait l’adresse de l’expéditeur sur l’enveloppe. L’adresse d’une certaine Michelle Louis.

 — Mais comment tu peux être certain qu’il se cache encore chez elle ?

 — Parce que tu t’imagines que j’ai bâclé mon enquête ? J’ai planqué presque deux jours d’affilée devant son domicile. Mais effectivement, il ne vit plus chez elle. Si tant est qu’il y ait jamais vécu.

 — Tu l’as vu ?

 — Le jour de la distribution des rations alimentaires, j’ai vu un homme passer dans l’après-midi pour récupérer quelques vivres auprès de cette femme. Un homme qui, malgré la bonne dizaine de kilos en moins et la dizaine d’années en plus, correspondait à la description de Jérôme Caserot que m’avait faite la concierge.

 — Et tu n’as pas essayé de le suivre ?

 — Qu’est-ce que tu crois, bien sûr que si. Mais j’ai voulu rester discret, comme tu me l’avais conseillé, et j’ai mis un peu trop de distance entre lui et moi. Quand j’ai tourné au coin d’une rue, il avait disparu.

 — Je suis contente que tu aies suivi mes conseils pour une fois. Ce que tu as réussi à découvrir est déjà exceptionnel en soi. S’il vient récupérer régulièrement des vivres chez cette Michelle Louis, alors il repassera dans une semaine, à la prochaine distribution alimentaire.

 — Oui, c’est très probable.

 — Merci Nathan.

 Je m’inclinai légèrement :

 — Je ne suis que votre humble serviteur.

 — Je vais pouvoir communiquer ta découverte à Valmy. Mais tout de suite, il faut que je file au Louvre, je vais être en retard.

 Et elle se mit en route.

 — Chloé !

 — Oui ?

 — Sois prudente quand tu es là-bas.

 Chloé se retourna vers moi tout en continuant de marcher à reculons :

 — Pourquoi faire ? Tu veilles sur moi, non ?

 — Je ne suis pas tout-puissant.

 — Après l’exploit que tu viens de réaliser, je commence à croire que si.

 Et elle disparut au coin de la rue.

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