Chapitre 29

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Paris, mercredi 27 novembre 2024

 C’était un beau soir d’automne, encore tiède sur la ville, déjà humide sur la Seine. La nuit venait et le ciel, encore clair à l’ouest, s’assombrissait. Les derniers passants se hâtaient de rentrer chez eux avant le couvre-feu. Je remontais les quais de la rive droite, foulant un sol désespérément propre. Habituellement, en cette saison, le bitume était jonché de feuilles jaunies et desséchées. Mais elles s’en étaient allées en même temps que les arbres et il n’y avait plus que le goudron noir pour habiller les tristes trottoirs. Je goûtais néanmoins le silence revenu, la douceur du soir, Paris abandonné. J’étais content.

 La nuit étoilée perçait le ciel à présent. La partie de cache-cache avec les drones pouvait débuter.

 Je rasais les murs pour essayer de confondre ma trace infrarouge avec celle des immeubles que je longeais. Et lorsque le bruit étouffé des hélices d’un drone parvenait à mes oreilles, je bifurquais, m’abritais sous une porte cochère ou m’allongeais sous une carcasse de voiture.

 Il fallait aussi veiller à ne pas tomber sur une patrouille de police. De nombreux agents arpentaient les rues chaque nuit pour traquer les bandes de pillards. Mais ils étaient en général très bruyants et ni les pillards ni moi n’avions de mal à les éviter.

 Je passais à présent près d’un parc lorsqu’un veilleur de nuit m’interpella à une dizaine de mètres de là :

 — Je suis équipé d’un sifflet d’urgence et il y a une patrouille de police non loin d’ici. Vous feriez mieux de déguerpir avant que je ne les appelle.

 — Si vous craignez pour vos navets, alors soyez rassuré, je ne fais que passer.

 Les veilleurs de nuit faisaient partie de ces jardiniers amateurs qui avaient transformé tous les parcs de la ville en de gigantesques potagers. Ils avaient reçu l’autorisation de la préfecture de police pour surveiller leur production de nuit et faire fuir les potentiels maraudeurs.

 — Alors changez de trottoir et disparaissez, m’intima le veilleur.

 — C’est ça, et vivement les premières gelées. Vous n’aurez bientôt plus aucun légume à garder jalousement, répliquai-je sèchement.

 Je n’avais pas vraiment envie de lui obéir mais m’exécutai quand même pour ne pas m’attirer de problèmes.

 Je ne rencontrai pas d’autre encombre sur ma route et finis par débarquer sur la place de la Bastille. Celle-ci était dominée par l’imposante silhouette de l’opéra du même nom. D’une nature déjà fort peu exaltante, le pachyderme de verre et de béton était aujourd’hui d’un sinistre sans pareil : la moitié des vitres de sa façade manquait à l’appel. Après le bombardement de Paris, nombre d’immeubles d’habitation proches des bâtiments bombardés avaient vu leurs vitres soufflées par les explosions. Et faute de pouvoir se réapprovisionner auprès de leurs fournisseurs habituels, les artisans vitriers de la capitale s’étaient rabattus sur certaines façades publiques, dont celle de l’opéra Bastille, pour se fournir en matériaux.

 Je m’approchai de l’opéra et y pénétrai par l’une des vitres manquantes. Si l’opéra Garnier était gardé nuit et jour par des agents de police, l’opéra Bastille, quant à lui, avait été complètement laissé à l’abandon.

 Je déambulai alors dans un obscur dédale de couloirs et d’escaliers ouverts aux vents. L’on n’y voyait presque rien mais l’on pouvait deviner ici et là les infiltrations de pluie et le pourrissement des murs qui avaient suivi.

 Lorsqu’enfin je parvins dans la salle de spectacle, celle-ci était plongée dans l’obscurité la plus totale. J’allumai ma lampe torche et balayai la salle de son faisceau. Celle-ci semblait avoir été plutôt préservée. Il manquait bien quelques fauteuils par-ci par-là, mais l’ensemble avait conservé toute sa majesté.

 Je descendis l’allée principale pour me rapprocher de la scène mais en fus rapidement stoppé par un individu qui surgit dans mon dos et pressa son couteau contre mon flanc droit. Pour couronner le tout, un jeune chien jaillit devant moi et se mit à grogner.

 — Qu’est-ce tu fais là étranger ? vociféra mon agresseur.

 — Ce n’est que moi, Verdun.

 — Qui ça, moi ? s’impatienta le supposé Verdun alors que son chien grognait de plus belle.

 — Normandie.

 — Normandie ? Bon sang, Normandie, fit-il en relâchant la pression de son couteau, j’ai bien failli vous vider comme une truite. Marius, couché !

 Le chien s’allongea immédiatement sur le sol et cessa tout grognement.

 — Je t’avoue que je ne m’attendais pas à un tel accueil de ta part. Il faut vraiment qu’on réfléchisse à un code pour pouvoir s’annoncer en toute sécurité.

 — Du genre je dirais « Amerloques ? » et toi tu répondrais « Fils de chien » ?

 — Dans ce genre-là, oui, mais en un peu plus raffiné tout de même, précisai-je.

 — Mais dites-moi, Normandie, comment vous savez où que je crèche ?

 — Castillon m’a demandé de venir te trouver. Il a une mission à te confier.

 — Et pourquoi qu’il m’en a pas parlé lors de notre dernière réunion à la station de métro ? s’interrogea Verdun.

 — Parce que c’est une idée que je viens de lui soumettre et que nous aimerions voir mise en œuvre le plus rapidement possible.

 — Ok mais ça commence à faire du monde qui sait où que je crèche. Et ça, ça me plaît pas. Seul Castillon est censé savoir où nous vivons.

 — Je serai une tombe.

 — Bon, venez avec moi dans la fosse, c’est là que j’ai installé mon campement avec Marius. On y sera plus à l’aise pour causer.

 — Marius, c’est le nom que tu as donné à ton chien ?

 — Ouep. Ça claque, hein Marius ?!

 Le chien approuva aussitôt les dires de son maître par un aboiement qui emplit toute la salle.

 — Il a déjà pas mal grandi par rapport à la dernière fois que je l’ai vu, remarquai-je.

 — Ah ça, faut dire qu’il enquille les petits plats que je lui prépare, le Marius !

 Une fois descendus dans la fosse, Verdun alluma une lanterne de camping au gaz et une chaude lumière se projeta sur les parois de la fosse. Il y avait là un véritable bric-à-brac d’objets de toutes sortes. S’entassaient pêle-mêle des bidons d’essence, de la ferraille, des conserves entamées et non entamées, des piles de vêtements et de couvertures, deux fauteuils d’opéra arrachés à leur rangée d’origine et, dans un coin, un matelas et un oreiller salis par la crasse.

 — Vas-y, assied-toi, ces fauteuils sont là pour ça, m’indiqua Verdun.

 Je m’exécutai. Verdun prit place face à moi. Son chien, lui, alla s’allonger sur une pile de vêtements.

 — C’est donc là que tu vis ?

 — Ouep. C’est pas énorme ?!

 Verdun était sans doute la seule personne dans tout Paris dont la bonhommie et la joie de vivre n’avaient pas été affectées par le blocus de la ville. Bien au contraire, il semblait plus épanoui que jamais.

 — Disons que c’est… euh… particulier.

 — On a toute la place qu’on veut avec Marius. On peut chanter et aboyer tant qu’on veut, personne nous entend !

 — Effectivement, l’acoustique doit être particulièrement bonne.

 — Ouais, c’est pour ça qu’on t’a entendu dès que tu t’es approché de la porte d’entrée. Personne ne peut nous surprendre ici. On est les rois de la Bastille, pas vrai Marius ?

 Et son fidèle compagnon de japper une nouvelle fois son contentement.

 — Justement, c’est de Marius dont j’aimerais te parler.

 — Marius ? Bah pourquoi faire ?

 — Castillon et moi aimerions que tu le dresses à faire quelque chose de très spécifique.

 — Quelques chose comme quoi ?

 Je lui détaillai alors notre plan. Il écouta religieusement chaque détail et, seulement une fois mon exposé terminé, s’autorisa à reprendre la parole :

 — Et tu penses que Marius devra le faire pour de vrai ? demanda-t-il, visiblement inquiet.

 — Non, il n’y a que très peu de chance pour que la situation se présente un jour, mais au cas où, tu dois quand même le dresser à faire ce qu’on vient de dire.

 — Je comprends. C’est comme Castillon dit toujours : on doit envisager tous les cas de figure.

 — Voilà, c’est exactement ça.

 Maintenant qu'il était rassuré, il retrouva très vite sa bonhommie et changea de sujet :

 — T’as vu autour de toi ? Marius et moi on s’est préparés à tout : on a de l’essence pour se réchauffer le soir, des piles de couvertures pour cet hiver, plein de nourriture en boîte et même du dentifrice !

 Verdun semblait effectivement être un gamin des rues très débrouillard.

 — Oui, je suis assez impressionné par la quantité de choses que tu as accumulée ici.

 — Et c’est pas tout ! Regarde un peu ce que j’ai réussi à obtenir.

 Il fouilla dans une boîte à chaussures rangée près de son matelas et en ressortit un petit objet enveloppé dans un mouchoir en tissu.

 — Une clémentine, tout juste cueillie ! s’exclama-t-il en dévoilant son trésor.

 — Je dois avouer que là, tu m’épates.

 Il était devenu impossible de trouver le moindre fruit dans Paris depuis des mois et Verdun tenait entre ses mains une clémentine corse des plus appétissantes.

 — T’en veux un quartier ? J’attendais la bonne occasion pour la déguster.

 — Non merci, profite-en, tu l’as bien méritée.

 Dieu sait pourtant que j’en avais envie, mais je ne pouvais pas me permettre de lui ôter ce plaisir.

 — Alors demain, je la mangerai demain.

 Et il replaça délicatement la clémentine dans son mouchoir.

 — Mais par contre, commençai-je, je serais curieux de savoir comment tu as fait pour obtenir cette clémentine.

 — Un mec que je connais. Il a une grande baraque avec un jardin et une serre. Il a plein de clémentiniers et même un oranger qui poussent dedans !

 — Et il t’a offert une clémentine ?

 — Offert ? Non ! Y a plus rien de gratuit dans cette ville. J’ai fait un p’tit boulot pour lui et j’ai demandé une clémentine en paiement du service rendu.

 Une idée me traversa alors l’esprit :

 — Dis-moi, tu penses que je pourrais rencontrer cet ami et lui acheter une de ses oranges ?

 Verdun se renfrogna immédiatement.

 — Il vaut mieux pas, non. C’est un mec un peu secret. T’es sûr que tu veux pas goûter un quartier de ma clémentine plutôt ?

 — Non merci. Mais permets-moi d’insister, j’aimerais vraiment rencontrer ton « ami » aux agrumes. J’ai de l’argent, si c’est ce qui pose problème.

 — Il s’en fout de l’argent. Ça n’a plus aucune valeur ici. Et pis de toute façon, tu pourrais pas aller le voir.

 — Et pourquoi cela ?

 — Parce qu’il habite de l’autre côté de la Seine.

 — Il vit rive gauche ? demandai-je stupéfait.

 — Ouep.

 — Mais alors explique-moi comment tu as fait pour le rencontrer.

 — Je connais un moyen de traverser, s’enorgueillit alors Verdun.

 — Je vois pas comment, les tunnels de métro qui passent sous la Seine ont été bouchés et inondés par l’ennemi, et la traversée en barque est surveillée H 24 par des drones.

 — Et moi je te dis que c’est possible et que je connais quelqu’un qui a une technique pour traverser en barque sans se faire gauler.

 J’affichai alors un large sourire.

 — Eh bien, tu vas me dire où je peux trouver cette personne et ensuite tu me diras où vit ton « ami » aux agrumes.

 Face à tant d’insistance de ma part, Verdun finit par se résigner :

 — Tu ne me lâcheras pas tant que je t’aurai pas donné ce que tu veux, pas vrai ?

 — Je n’ai pas pour habitude de renoncer facilement.

 — Bien, mais si ça se passe mal avec le mec, rappelle-toi bien que c’est toi qui l’as voulu.

 Il jeta un coup d’œil à sa Rolex, une vraie j’imagine, avant de reprendre :

 — Bon, il est 21 heures. Le type qui fait les traversées part rive droite toutes les nuits à une heure du mat’ tapante et revient aussitôt avec ceux qui l’attendent rive gauche. Donc si tu décides de partir cette nuit, tu ne pourras pas revenir avant la nuit prochaine.

 — Aucun problème.

 — Par contre, lui, il aime l’argent. Ce vieux schnock s’imagine que les américains finiront bien par partir et que la vie reprendra son cours normal. Alors en attendant, il en profite pour s’en mettre plein les fouilles.

 — C’est-à-dire ?

 — 1000 Euros la balade. Aller simple bien sûr. Le double si tu veux revenir.

 — Je les aurai.

 — Et quant au mec qui m’a donné cette clémentine, je te garantis rien, mais il va très certainement falloir que tu bosses pour lui si tu veux ton orange.

 — De quel genre le travail ?

 — Du genre pas très légal.

 — Précise ta pensée.

 — Tu verras bien.

Jeudi 28 novembre 2024

 Et voilà que je me retrouvai quelques heures plus tard au bord de la Seine, adossé contre l’obscurité, guettant la venue de mon mystérieux passeur de nuit tout en contemplant les ombres menaçantes de la bibliothèque de France, de l’autre côté du fleuve. « Encore un bel exemple d’architecture ratée », pensai-je alors.

 Mais voilà qu’une autre ombre, sur la même rive que moi celle-ci, vint me soustraire à mes rêveries. Il s’agissait d’une ombre voutée et se déplaçant avec peine. Elle traînait derrière elle une barque montée sur roues. L’ombre s’approcha et je remarquai un vieillard vêtu d’un poncho aux curieux reflets métalliques dorés.

 Je sortis de ma cachette et m’annonçai :

 — Vous êtes le passeur de nuit ?

 Le vieillard sursauta.

 — Mais bon sang, vous voulez me tuer ?! jura-t-il d’une voix étouffée.

 — Désolé, mais je ne savais pas comment m’annoncer autrement.

 — Qu’est-ce que vous faites là ? Qui vous envoie ?

 — Le jeune garçon qui m’a parlé de vous m’a dit de vous dire que vous n’étiez qu’un vieux schnock si vous pensiez toujours que l’argent avait une quelconque valeur.

 — Hmm, c’est donc ce sale mioche qui vous envoie… marmonna-t-il.

 Je sortis une liasse de billets de ma poche et lui tendis.

 — 1000 Euros, pour couvrir les frais de la traversée. Vous toucherez l’autre moitié au retour.

 Ses yeux s’illuminèrent en voyant l’obole que je lui tendais. Il m’arracha alors la liasse des mains et la rangea sous son poncho.

 — Soyez-le bienvenu à bord, jeune homme.

 — Est-ce qu’on attend d’autres personnes ?

 — Non, ce n’est pas souvent que je rencontre des gens comme vous qui souhaitent se rendre rive gauche. L’essentiel de ma clientèle se trouve de l’autre côté. Il n’y a que les fous comme ce jeune garçon et vous pour vouloir se rendre rive gauche.

 — Qu’est-ce que vous entendez par là ?

 Mais déjà le vieillard ne m’écoutait plus, il s’était retourné et fouillait à l’intérieur de sa barque, laquelle était entièrement recouverte du même métal doré que son poncho. Il en ressortit un identique au sien.

 — Enfilez-ça, m’ordonna-t-il, le métal des couvertures de survie bloque le rayonnement infrarouge du corps humain. Avec ça, les drones ne peuvent pas nous détecter.

 Je m’exécutai sans délai et enfilai le poncho à capuche.

 — Bien. Maintenant, puisque vous êtes là, aidez-moi à mettre cette fichue barque à l’eau.

 Nous prîmes position chacun d’un côté de la barque et la soulevâmes. Elle se sépara alors de son support à roues et nous avançâmes avec en direction de l’eau. « Doucement, tout doucement », me répétait le vieillard. Après quelques pas, nous déposâmes délicatement l'embarcation sur l’eau.

 — Bien, jugea-t-il. Maintenant, montez et veillez à ne laisser aucune partie de votre corps dépasser du poncho.

 Je m’assis à l’avant de la barque branlante et le passeur prit place à l’arrière. Il se saisit d’une longue pagaie et resta debout. Nous entamâmes alors notre traversée du fleuve dans un silence glacial. Tel Orphée aux Enfers, je me préparais à visiter le séjour des morts et angoissais à l’idée de connaître le même sort : perdre à jamais mon Eurydice.

 Une brume épaisse nous enveloppait. Je ne voyais pas l’autre rive et la traversée semblait prendre une éternité. Le vieillard, par précaution, avait imprimé un rythme extrêmement lent à sa pagaie et veillait à ne point trop troubler l’onde du fleuve. Alors que je désespérais de voir un jour la fin du voyage, il cessa brusquement tout mouvement. Le bruit caractéristique des hélices d’un drone venait de parvenir à nos oreilles. Celui-ci devait se trouver juste au-dessus de nos têtes et je m’attendais à voir débarquer une patrouille de soldats américains d’un instant à l’autre. Mais le drone s’éloigna finalement et aucun navire ennemi ne surgit des ténèbres. Sa technique de camouflage était bel et bien efficace.

 Le vieillard reprit sa lente manœuvre et nous parvînmes finalement sur l’autre rivage. Trois personnes nous attendaient déjà pour effectuer le trajet inverse. Je lui rendis son poncho sans mot dire et m’enfonçai dans l’Hadès.

 Le jour se levait sur la rive gauche de Paris. J’avais erré plusieurs heures avant de trouver un passage couvert sous lequel m’abriter des drones et du froid.

 Les rayons de l’aube, tout en me réchauffant légèrement, m’éclairaient peu à peu sur la réalité de la rive gauche : tout semblait ici plus sale et plus triste. Les habitants n’avaient pas pris la peine de débarrasser les grandes artères de leurs carcasses de voitures, de nombreux déchets jonchaient le sol et nombre d’habitants faisaient sécher leur linge sur une corde tendue entre deux immeubles. Cette méthode, sans doute très pratique, était néanmoins totalement impensable rive droite. La police veillait en effet à ce que les rues conservent leur esthétique propre. Qui plus est, beaucoup d’habitants de la rive droite s’obligeaient à entretenir leurs rues et à balayer les quelques déchets qui n’avaient pas retenu l’attention des chiffonniers.

 Je traversais maintenant le jardin du Luxembourg. Si les arbres de ce parc avaient bien été abattus, le jardin n’avait nullement été transformé en potager géant et avait conservé un peu de son cachet d’origine. Il paraissait vraiment très étrange que personne, de ce côté-ci de la Seine, n’ait songé à égayer son quotidien de quelques légumes frais. Tout comme il paraissait très étrange que je fusse le seul à déambuler dans ce parc en début de matinée. Si un tel jardin avait survécu rive droite, les habitants s’y presseraient du matin au soir, ne serait-ce que pour le plaisir de flâner dans l’herbe, entre les allégories de bronze et le marbre tragique de nos reines passées.

 Ce n’est qu’en quittant avec regret le Luxembourg que je remarquai une vieille dame décapitée dans un coin. Je ne pus m’empêcher de sourire. La vieille dame de bronze était une reproduction de taille modeste de la statue de la Liberté new-yorkaise, reproduction qu’un parisien excédé aura vandalisée pour faire passer un message à l’occupant. « Message reçu cinq sur cinq », claironnai-je en passant la grille ouest du jardin.

 Au-dehors, la rive gauche n’était guère plus animée. Il y avait bien quelques mines renfrognées pour se hâter dans les rues, mais toujours point d’enfant à l’horizon pour jouer à la marelle ou dévaler les trottoirs à vélo avant d’aller à l’école. Non, vraiment, quelque chose clochait de ce côté-ci de la Seine.

 Je tournai au bout de la rue de l’Abbé Grégoire et arrivai enfin rue du Cherche-Midi. Là, l’hôtel de Chambon m’attendait. Il me toisait du haut de son fronton néo-classique. Je ne me laissai pas décourager et frappai à la double-porte de l’édifice. Personne. Je frappai un peu plus fort. Toujours personne. Je tambourinais maintenant franchement et sans discontinuer. Au bout de cinq minutes, quelqu'un vint enfin m’ouvrir.

 — C’est pour quoi ? lâcha un homme bourru et au fort accent du sud.

 — Je suis venu voir M. Lacroix.

 — Désolé, il ne reçoit personne.

 Il voulut refermer la porte mais je fis barrage de mon pied.

 — Je viens de la part du garçon à la Rolex.

 Il me dévisagea de haut en bas, visiblement troublé par mon annonce, puis déclara :

 — Ok, vous pouvez entrer.

 Décidément, l’évocation de ce gamin permettait d’ouvrir beaucoup de portes.

 Alors que je suivais l’homme à l’accent du sud, celui-ci me fit traverser une cour intérieure joliment dépouillée, monter un escalier finement ouvragé et longer un corridor richement décoré jusqu’au salon de l’hôtel particulier. Là, il m’intima l’ordre de l’attendre :

 — Je vais prévenir M. Lacroix de votre présence.

 Et il disparut dans l’encadrement d’une porte.

 Je pivotai sur moi-même pour embrasser le salon du regard. Le propriétaire des lieux avait su rester fidèle à l’âme des lieux. A la différence de ces émirs de l’art contemporain qui ne songaient qu’à truffer leur résidence classée de gadgets ultra-modernes pour adultes trop gâtés, ce M. Lacroix avait meublé son intérieur dans la plus pure tradition Empire. Au milieu des sabres et des fusils à la gloire de l’Empire et des conquêtes napoléoniennes, on retrouvait tout le raffinement austère du mobilier de l’époque : de la table en marbre vert reposant sur des sphinx ailés aux commodes d’acajou flanquées de chimères dorées, sans oublier les fauteuils vert tilleul aux pieds de lion, c’était là un véritable bestiaire antique qui s’offrait à mes yeux.

 Mais dans le foisonnement des étoffes et des bibelots, un tableau accroché au mur piqua ma curiosité. De prime abord, il s’agissait d’une reproduction du célèbre tableau de Delacroix, la Liberté guidant le peuple. Mais à y regarder de plus près, certains détails ne collaient pas. J’avais passé suffisamment de temps à étudier l’œuvre originale aux Beaux-Arts pour remarquer les incohérences du tableau qui se présentait devant moi : tout d’abord, le paysage en toile de fond ne représentait plus Notre-Dame, mais une banlieue quelconque de Paris ; ensuite, Gavroche n’arborait plus fièrement deux pistolets de cavalerie, mais deux Tokarev russes de fabrication bien plus récente ; le Bourgeois à la droite de Marianne était devenu borgne ; et enfin, détail de loin le plus intriguant, la discrète signature de Delacroix avait été remplacée par une date : « le 12 mars 2003 ».

 Tout le reste était rigoureusement identique au tableau original : La fumée des âpres combats, les cadavres jonchant le sol, le peuple guidé par une Marianne à la poitrine découverte et au drapeau tricolore fièrement brandi entre les mains.

 Une porte s’entrouvrit et l’employé à l’accent du sud fit son retour dans le salon.

 — M. Lacroix va vous recevoir dans son jardin d’hiver. Si vous voulez bien me suivre, m’invita-t-il en tendant le bras en direction du couloir.

 Nous sortîmes de l’hôtel proprement dit, traversâmes un sublime jardin à la française – probablement le dernier de Paris encore en état – et nous arrêtâmes devant un bâtiment tout de verre et de fer forgé. Mon accompagnateur m’ouvrit la porte et me fit signe d’entrer avant de repartir vaquer à ses occupations.

 A l’intérieur, c’était une véritable jungle qui s’épanouissait sous un air chaud et humide. Ici des lilas ; là, des camélias ; plus loin, des bruyères ; çà et là, quelques fougères ; partout, les effluves de mille fleurs ; enfin toutes les vertes nuances de la nature : jade, prairie, absinthe, printemps, pomme, tilleul et anis.

 Je progressais avec peine au milieu de cet épais voile de verdure lorsqu’une chaude musique parvint à mes oreilles. Cela faisait des mois que je n’avais pas entendu jouer la moindre mélodie. Les notes d’agrumes et de piano qui s’entremêlaient, les rythmes qui s’enchaînaient, les émotions qui s’emballaient, tout dans cette orangerie me rappelait à quel point la vie était devenue terne et sans saveur depuis des mois.

 Je rejoignis une allée un peu plus dégagée et pus enfin porter mon regard sur l’impressionnante collection de plantes tropicales et d’arbres fruitiers. Les palmiers et les orangers tutoyaient le plafond de verre tandis que les orchidées et les narcisses se prélassaient plus bas, près d’un bassin d’eau calme, entre les jasmins blancs du Japon et les dahlias roses du Mexique. Au fond de la serre, dos à moi, un homme assis sur un tabouret laissait courir ses doigts sur un vieux piano au bois défraîchi.

 Je m’approchai de l’homme en question. Totalement absorbé par sa partition, il ne semblait pas avoir remarqué ma présence. Ne souhaitant pas le déranger, je restai en retrait, profitant encore un peu de l’apaisante ballade.

 — Mes plantes aiment la musique, mais uniquement le classique. Elles sont comme moi, elles ont bon goût, déclara-t-il à voix basse et sans jamais cesser de jouer.

 — C’est votre piano qui semble un peu moins apprécier vos plantes.

 — Le problème de l’humidité. Cela fait vieillir le piano prématurément et m’oblige à en changer régulièrement. Mais ce n’est rien en comparaison du plaisir de jouer au milieu de mes merveilles.

 — Tout plaisir comporte son lot de peines.

 — Excepté à Paris. Ici il n’y a plus que peine et ténèbres.

 — Alors aidez-moi à apporter un peu de lumière.

 — Comment le pourrais-je ?

 — Accordez-moi une orange et vous ferez une heureuse.

 Le défilé des notes dans l’air moite de la serre accéléra. La caresse de ses mains sur les touches d’ivoire s’était muée en gifles enflammées.

 — Cela ne serait pas juste. Je ne puis offrir d’orange de mon Italie natale à tous les parisiens qui souffrent actuellement.

 — Notre ami commun m’a dit que si je travaillais pour vous, vous m’accorderiez l’une de vos oranges.

 La ballade ralentit et ses mains retrouvèrent raison.

 — Eh bien, je crains qu’il ne se soit fourvoyé. Je ne peux rien faire pour vous, désolé.

 — Très bien, je comprends qu’un homme comme vous qui n’a pas à souffrir du blocus puisse se montrer indifférent envers ses compatriotes, assénai-je sur un ton faussement compatissant.

 La ballade s’évanouit dans les cimes et mon hôte daigna enfin se retourner vers moi.

 — Que savez-vous de moi pour porter de telles accusations, jeune homme ?

 L’homme qui me faisait face à présent avait dans la cinquantaine. Petit, trapu, brun, d’un brun qui commençait à tirer vers le gris, avec une barbe mal taillée, une mâchoire carrée et un nez de boxeur, il n’avait rien de l’élégance et du raffinement qui partout transpiraient en sa demeure.

 — Je sais que vous vivez confortablement dans cet hôtel particulier et que vous ne devez guère souffrir du blocus qui règne au-dehors, répliquai-je sèchement.

 — Pensez-vous que l’abondance et le confort puissent empêcher mon cœur de se serrer lorsque je pense à mon pays outragé, à ma ville martyrisée ? Le pensez-vous vraiment ?

 — Ce que je pense importe peu. La question est : que faites-vous pour atténuer la souffrance de vos concitoyens ?

 — Parce que vous pensez qu’il reste quelque chose à faire ?

 — Refuser de se soumettre est un premier pas.

 — Je ne me soumets pas. La ballade que vous venez d’entendre est un acte de résistance en soi.

 — Ce ne sont pas des notes de musique qui feront taire les canons ennemis.

 — Mais si plus personne ne joue ces notes, alors l’ennemi n’aura plus à faire entendre ses canons, car notre civilisation se sera détruite d’elle-même. N’oubliez jamais, jeune homme, que les civilisations ne meurent pas assassinées ; elles se suicident.

 — Je ne suis certainement pas un spécialiste, mais il me semble que vous jouiez du Chopin. Un pianiste virtuose, certes, mais polonais si je ne m’abuse.

 — Alors si vous pensez que la musique de Chopin ne fait pas partie du patrimoine culturel français, c’est que vous n’entendez rien à l’esprit français. Certes il était polonais, mais son pays fut envahi et disloqué entre les grandes puissances orientales de l’époque. C’est pour échapper à cette humiliation qu’il est venu se réfugier en France.

 — Vous préconisez donc de fuir au lieu de résister ?

 — Absolument pas. Ce que j’essaie de vous faire comprendre, c’est que oui, Chopin était polonais, oui, il est resté toute sa vie attaché à son pays envolé. Mais il avait également une affection particulière pour son pays d’accueil, notre pays. J’en veux pour preuve que si son cœur est à Varsovie, son corps, lui, est enterré au Père-Lachaise. Il s’est imprégné de l’âme française, de son raffinement culturel, de son élégance naturelle, et a restitué le tout à travers sa musique. Il a su faire briller la culture polonaise à travers le rayonnement français. Sans jamais renier sa culture d’origine, il s’est approprié la France dans ce qu’elle avait de meilleur pour offrir au monde une œuvre aujourd’hui encore inégalée. C’est en ça que Chopin est français, c’est en ça que jouer Chopin aujourd’hui en France occupée est un acte de résistance.

 — Permettez-moi quand même de vous signaler que l’ennemi ne vise pas notre civilisation ; il vise des hommes et des femmes de France. Les Etats-Unis ne sont après tout qu’une civilisation fille de l’Europe, ne pensez-vous pas ?

 — Alors une fille ingrate et vaguement illettrée, excusez-moi du peu. Je ne connais pas de Dostoïevski, de Monet ou encore de Verdi américain. Les barbares sont aux portes de Rome, cher ami, laissez-les entrer et l’Europe mettra pas moins d’un millénaire à s’en relever.

 — Alors je vous en prie, laissez-moi redonner cœur à ces hommes et à ces femmes qui luttent pour elle.

 — Avec une orange ? C’est donner bien du pouvoir à un simple fruit.

 — Ce n’est pas qu’une simple orange, c’est un message d’espoir.

 — La personne à qui vous voulez l’offrir doit beaucoup compter à vos yeux.

 Mes yeux s’illuminèrent sous la toiture de verre.

 — Vous la verriez peindre, elle justifie à elle seule de se battre pour ce pays.

 Il se leva alors de son tabouret et me regarda droit dans les yeux.

 — Alors cueillez la plus belle orange qui soit et retournez vite auprès d’elle.

 Je ressortis avec la plus belle et la plus parfumée des oranges. A l’abri dans une poche de mon manteau, il ne me restait plus qu’à rentrer chez moi.

 J’avais néanmoins encore quelques heures à tuer et fis un détour par les Invalides. Là, à l’ombre de la coupole dorée, l’esplanade herbée était demeurée intouchée. Quant à l’édifice lui-même, il n’était gardé que par une demi-douzaine de civils alignés le long de sa façade principale. Une trentaine de mètres environ séparait chacun d’entre eux. Je m’approchai de celui qui barrait l’entrée principale. C’était un homme d’une soixantaine d’années, un grognard sur le retour aux favoris grisés par le temps et à la moustache courbée sous le poids des ans. Si l’on faisait abstraction de l’époque, on eût juré qu’il avait participé à toutes les campagnes napoléoniennes, les plus heureuses comme les plus terribles. Il avait d’Austerlitz la fougue et le panache, de Waterloo l’amertume et l’honneur flétri.

 — Le tombeau de Napoléon est fermé à la visite en semaine, m’arrêta-t-il d’un ton impérieux alors que je n’étais encore qu’à une dizaine de mètres de lui.

 — Parce que ce tombeau se visite encore ? m’étonnai-je.

 — Vous débarquez d’où ? Le tombeau est tout ce qu’il nous reste de fierté. Le visiter redonne un peu de baume au cœur aux habitants de cette ville.

 Je m’approchai de lui.

 — Et il n’y a vraiment aucun moyen de le visiter aujourd’hui ?

 — Non, je regrette. Nous sommes en effectif réduit. Revenez samedi à huit heures.

 Je tournai la tête vers ses collègues pour voir si ceux-ci prêtaient quelque espèce d’attention à notre conversation. Il n’en semblait rien, mais j’abaissai tout de même la voix par précaution :

 — C’est impossible, je serai rentré rive droite samedi prochain.

 Ses yeux s’écarquillèrent et sa moustache se redressa.

 — Mais comment avez-vous… s’écria-t-il.

 — Chut, bon sang !

 Son voisin de droite tourna la tête dans notre direction.

 — Pardon, reprit-il à mi-voix, mais comment se fait-il que vous soyez ici ?

 — Je vous dirai tout, mais seulement une fois à l’intérieur.

 — Très bien.

 Il se retourna vers son collègue de droite, lequel avait déjà cessé de nous observer.

 — Jérôme ! Viens me remplacer à l’entrée, je dois montrer une pièce de la salle d’armes à ce jeune restaurateur.

 Ledit Jérôme s’exécuta sans broncher et nous pénétrâmes, le grognard et moi, au sein des Invalides.

 La cour d’Honneur arborait toujours fièrement ses canons d’un autre temps. Puis le vieux grognard m’accompagna à l’intérieur de la cathédrale Saint-Louis. Le bruit de nos pas résonnait dans toute la nef, ricochant sur la froide pierre d’albâtre. Seuls les drapeaux français restés accrochés dans le chœur de l’église militaire réchauffaient un brin l’endroit.

 — Ils vous ont laissé le droit de conserver ces drapeaux ? l’interrogeai-je dans un écho lointain.

 — Ils n’ont même pas pris la peine de rentrer à l’intérieur. Cet édifice ne les intéresse pas le moins du monde.

 — Ils gardent pourtant Le Louvre nuit et jour de mon côté de la Seine.

 — Et ils font pareil avec le musée d’Orsay de ce côté-ci. Mais il faut croire que c’est à peu près tout ce qui les intéresse.

 Sa dernière remarque me fit redouter le pire :

 — Ils doivent se souvenir que les pièces les plus importantes du Louvre furent évacuées du musée juste avant l’invasion de l’Allemagne nazie. Peut-être craignent-ils que ce scénario ne se répète. Mais alors dans ce cas, cela voudrait dire qu’ils ont l’intention de piller nos musées à plus ou moins long terme.

 — Ils peuvent toujours essayer, des hommes à moi surveillent constamment les abords du musée d’Orsay. Au moindre mouvement suspect, ils déclencheront l’alerte et c’est à une véritable insurrection populaire que devront répondre les américains.

 — Des hommes à vous ? demandai-je intrigué.

 — Des amoureux de l’Art et de la France, tout comme moi. Le tombeau est par ici.

 Il me désigna une grande porte au fond de la cathédrale. Celle-ci menait à une autre église, l’église du dôme, transformée depuis près de deux siècles en mausolée impérial. Mon guide poussa la lourde porte et m’invita à entrer :

 — Vous voilà devant le plus illustre des empereurs. Maintenant dites-moi ce que vous faites-là.

 — Un instant s’il vous plaît.

 Je m’approchai du centre de la chapelle. Une ouverture creusée dans le sol, béante et circulaire, donnait sur la crypte impériale. Là, sous un ciel déchiré par les anges et les saints, veillaient douze Victoires aux lèvres demeurées closes. Gardiennes silencieuses de sa mémoire, elles accompagnaient la tombe du grand général de leur regard éteint. Lui qui avait connu les plus rudes victoires et les plus belles défaites ; lui qui avait mené la France au firmament des nations ; lui qui était revenu d’entre les morts pour cent jours ; lui qui avait reconquis le peuple ; lui sur qui s’étaient abattues les foudres de la vieille Europe ; lui qui avait été exilé sur un morceau de caillou du bout du monde ; lui qui était mort si loin de son pays.

 — Pourquoi est-ce que la police française ne veille pas sur cet édifice comme c’est le cas rive droite pour tous les bâtiments historiques ? demandai-je après un long silence.

 — Parce que le peu de policiers qu’il nous reste est trop occupé à rétablir un semblant d’ordre dans les rues.

 — Je ne comprends pas, où sont les autres ?

 — Chez vous. La nuit du 21 juin dernier, les bombardements ont touché des sites situés majoritairement rive droite. Beaucoup de policiers de la rive gauche ont alors traversé les ponts pour aller protéger la population vivant près des lieux touchés. Et lorsque les ponts ont été bombardés à leur tour, ils sont restés bloqués de l’autre côté.

 — Je commence à comprendre…

 — La situation est critique ici, vous savez. Les gens ne sortent en journée que s’ils y sont obligés et se barricadent chez eux dès les prémices du soir.

 Je comprenais à présent pourquoi les rues étaient si vides, pourquoi les enfants ne s’amusaient pas dehors, pourquoi personne n’avait osé travailler la terre.

 — Mais vous, vous allez enfin me dire ce que vous faites ici ? finit par s’impatienter mon guide d’un jour.

 — Je suis venu chercher un cadeau.

 — Vous plaisantez ?

 — En ai-je l’air ?

 — Je crains bien que non. Mais dites-moi au moins comment vous avez fait pour traverser la Seine.

 — J’ai peur de ne pouvoir en dire plus. Si la nouvelle se répand, les gens ici vont se ruer pour quitter cette rive et cela va déstabiliser la ville entière. Sans parler de la réaction américaine qui s’ensuivra…

 — Vous ne comprenez pas, m’interrompit-il, mes hommes et moi avons besoin d’un moyen de communiquer avec la rive droite.

 — Je pensais que vos hommes et vous n’étiez que des patriotes amoureux des Arts.

 — Nous sommes un peu plus que ça. Et pour le bien de ce pays, nous devons pouvoir entrer en contact avec quelqu’un qui se trouve rive droite.

 — Son nom.

 — Quoi ?

 — Donnez-moi son nom.

 — Je ne le connais pas.

 — Vous êtes en train de m’expliquer que vous ne connaissez pas l’identité de la personne avec qui vous voulez absolument entrer en contact ? m’irritai-je en pointant les incohérences de mon interlocuteur.

 — Je ne connais que le nom par lequel il se fait appeler. Mais je ne peux pas vous le donner.

 — Parce que c’est un nom de victoire française et que ça pourrait mettre en péril tout ce que vous préparez depuis des mois.

 — Comment le savez-vous ? s’alarma-t-il.

 — Je crois bien que nous recevons tous deux nos instructions de la même personne.

 — Vous aussi vous êtes un…

 — Oui.

 — Alors je vous en prie, aidez-moi à rencontrer Valmy, m’implora-t-il. Nous communiquons uniquement par de courts messages codés que l’on jette de chaque côté de la rive. C’est bien trop lent et hasardeux pour rendre notre coordination efficace.

 Je soupirai et me décidai à lui venir en aide :

 — Les couvertures de survie. Elles bloquent le rayonnement infrarouge et rendent les drones aveugles. Utilisez-les pour recouvrir vos corps et votre embarcation, et vous pourrez traverser tranquillement les nuits où la lune se fait discrète.

 — Merci infiniment. J’espère que vous avez pu trouver le cadeau que vous êtes venu chercher.

 Je sentais toujours le poids de l’orange dans la poche de mon manteau.

 — Oui, et je dois maintenant rentrer si je veux pouvoir l’offrir à temps.

 Le vieux grognard me regarda avec la bienveillance de la sagesse.

 — Elle doit beaucoup compter à vos yeux.

 — Plus encore.

 Il sourit.

 — Je suis heureux de vous compter dans nos rangs, vous êtes un hussard de valeur et tout en vous me rappelle cette phrase du général Lasalle à sa femme : « Mon cœur est à toi, mon sang à l’empereur, ma vie à l’honneur. ». Puisse-t-elle vous guider jusqu’à votre bien-aimée.

Vendredi 29 novembre 2024

 Voilà deux heures que j’avais regagné la rive droite et c’est totalement exténué que j’atteignis enfin le palier de mon appartement. J’insérai ma clé dans la serrure à tâtons, anticipant déjà le plaisir intense que j’éprouverais en retrouvant le confort et le moelleux de mon lit.

 Mais à peine avais-je poussé la porte d’entrée de chez moi qu’une vive lumière me frappa le visage. Je barrai le faisceau de ma main gauche pour tenter d’apercevoir la source de cet éblouissement.

 — Nathan ?!! s’écria une voix féminine.

 Je ne voyais toujours rien mais reconnus immédiatement la voix de Chloé.

 — Tu peux baisser ta lampe, s’il te plaît ?

 Elle s’exécuta malgré elle.

 — Et si tu pouvais me dire aussi ce que tu fais chez moi alors que la nuit est tombée depuis un bon moment, ajoutai-je, surpris.

 — Quoi ?! C’est à moi de fournir des explications ?! Et toi, tu comptes me dire où tu étais passé ces dernières vingt-quatre heures ? J’étais morte d’inquiétude.

 — Ah. Oui…

 Je marquai un long silence avant de reprendre :

 — Effectivement, pris dans l’élan, j’ai oublié de te prévenir que je m’absentais, m’excusai-je dans un sourire gêné.

 Chloé fondit aussitôt en larmes et laissa échapper sa lampe sur le sol.

 — Monstre ! J’ai cru qu’ils t’avaient attrapé et qu’ils t’avaient emmené !

 Elle se précipita sur moi et me frappa la poitrine de ses poings fragiles.

 — Arrête, calme-toi ! tentai-je de la raisonner tout en lui attrapant les poignets. Je suis là maintenant.

 — Mais j’ai eu tellement peur !

 Et elle s’écroula contre moi. Je la serrai entre mes bras.

 — Tout va bien, je suis là maintenant, susurrai-je à son oreille.

 — Promets-moi que plus jamais tu ne m’abandonneras.

 — Je te le promets. Et pour sceller cette promesse, je t’ai ramené un petit quelque chose.

 Je sortis l’orange de ma poche et la lui tendis dans la semi-obscurité du hall d’entrée. Elle prit le fruit dans ses mains, le porta à ses narines et laissa l’agrume l’enivrer de son parfum.

 — Comment tu as fait ? chuchota-t-elle tout en continuant d’humer l’objet de ses désirs.

 — Joyeux anniversaire Chloé.

 Elle laissa le fruit de côté un instant et porta ses lèvres aux miennes. Elles avaient encore le goût salé des larmes qui avaient coulé sur son visage.

 Mais bien vite l’orange regagna toute son attention. Je ne pus m’empêcher de sourire en la regardant dévorer son cadeau des yeux.

 — Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi tu souris comme ça ? me demanda-t-elle, curieuse.

 — Rien, je repensais juste à une phrase.

 — Laquelle ?

 — « Puisse-t-elle vous guider jusqu’à votre bien-aimée. »

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