Chapitre 27

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Livre II : Après.

Paris, lundi 5 août 2024

 Il était un peu moins de neuf heures du matin et déjà la place de la Concorde, d’habitude si nue et aride, était noire de monde. Toisés par un obélisque qui avait vu s’effondrer nombre de civilisations brillantes, quelques quarante à cinquante mille parisiens s’entassaient entre les barricades de police dans une gigantesque file d’attente en serpentin.

 Soudain, des véhicules blindés surgirent de tous les côtés. Ils étaient tous partis du QG américain de l’île de la Cité mais avaient chacun emprunté un itinéraire différent pour limiter les risques d’embuscade. Les véhicules, au nombre de quatre, se regroupèrent rapidement au centre de la place, près d’une fontaine assoiffée. Immédiatement après, un cordon de policiers les entoura pour assurer leur sécurité.

 — Tu le crois, toi ? Des policiers français obligés de former un cordon de sécurité autour de militaires américains. Je serais à leur place, je viderais mon chargeur sur eux.

 — Et tu priverais les parisiens de nourriture pendant deux semaines, me rétorqua Chloé. Rappelle-toi ce qui est arrivé il y a un mois.

 Il est vrai que début juillet, une émeute avait éclaté et plusieurs militaires américains avaient été blessés par des jets de pierre et de cocktails Molotov. Par mesure de rétorsion, l’état-major U.S. avait suspendu les livraisons de nourriture pendant deux semaines.

 — Je crois que je préfère crever de faim plutôt que de venir quémander ma ration hebdomadaire auprès de l’ennemi.

 — Si tout le monde pense comme toi et se laisse dépérir, au moins sommes-nous sûrs de ne jamais gagner cette guerre.

 — Tu peux m’expliquer pourquoi tu as toujours réponse à tout ? pestai-je.

 — Parce que je suis une femme, donc par définition plus intelligente et réfléchie que toi, trancha-t-elle dans un demi-sourire.

 Cela faisait plus de trois heures que Chloé et moi faisions la queue pour récupérer notre pitance. Tout juste de quoi tenir une semaine : un peu de pain de mie ; deux litres de lait ; une douzaine d’œufs ; de la viande séchée et une espèce de purée de légumes en sachet au vague goût de navet. Et du Coca-Cola. Oui, du Coca-Cola. Les américains n’oubliaient pas que le vaincu d’hier pouvait devenir le consommateur de demain. J’en venais d’ailleurs à regretter qu’aucune multinationale américaine ne fabrique de fruits, car il n’y avait jamais aucun fruit frais dans notre panier de vivres.

 — Je vendrais père et mère contre une orange, soupira Chloé.

 — Heureusement pour eux, ils se sont réfugiés en Suisse.

 — Peut-être que si des émeutes éclatent et qu’on réclame des fruits, les américains nous en distribueront.

 — Ne rêve pas trop non plus. Ils font le minimum syndical pour ne pas être accusés de crime de guerre par l’ONU. Mais il suffit de jeter un coup d’œil aux rations qu’ils nous distribuent pour constater que notre bonne santé n’est pas leur préoccupation première.

 Cette décision américaine de distribuer des rations alimentaires était tombée à point nommé. Cédant à la panique des premiers jours, beaucoup de parisiens s’étaient rués dans les magasins d’alimentation pour faire des provisions, ce qui occasionna nombre d’altercations et d’échauffourées. Il y eut même plusieurs morts, si on en croit la rumeur. Pour calmer les esprits et prévenir toute révolte populaire, les américains, dans leur grande mansuétude, avaient largué des tracts par hélicoptère pour annoncer qu’une campagne d’aide alimentaire serait bientôt organisée dans la capitale. C’est ainsi que nous fûmes tous invités à nous rendre au commissariat le plus proche pour enregistrer nos empreintes sur une base de données américaine, laquelle servirait ensuite à contrôler que chaque personne ne touche pas plus d’une ration par semaine. Les célibataires comme moi n’avaient droit qu’à une ration, mais les familles, elles, pouvaient faire enregistrer tous leurs membres sur une seule et même empreinte afin de pouvoir toucher la ration de la famille en une seule fois.

 — Tu te rends compte que l’ennemi dispose d’une base de données contenant les identités et les empreintes de toutes les personnes retenues ici ? m’indignai-je.

 — Il fallait bien se plier à l’exercice pour obtenir à manger.

 — Peut-être, mais tu ne m’empêcheras pas de penser que toute cette campagne a été orchestrée dans un but tout autre que de nous distribuer à manger.

 Pour faciliter la bonne soumission des parisiens, la procédure d’enregistrement des empreintes avait été supervisée par la préfecture de police de Paris. Les policiers, dans leur immense majorité, étaient restés à leur poste pour continuer à assurer la sécurité des parisiens. Il en avait été de même pour les pompiers, les urgentistes et les médecins, malgré les moyens fortement diminués dont ils disposaient à présent.

 Il était bientôt neuf heures trente et la file n’avait toujours pas avancé d’un pouce.

 — J’en ai marre de me lever à l’aube chaque lundi, de prendre une douche froide parce qu’il n’y a plus la moindre électricité dans cette foutue ville et de constater en arrivant ici qu’il y a déjà vingt mille personnes qui attendent devant nous, maugréai-je.

 — Estime-toi heureux de faire partie des arrondissements les moins peuplés de Paris. Imagine la file qu’il doit y avoir dans le 15ème tous les vendredis.

 En effet, le lundi, la distribution de vivres ne concernait que les habitants des 1er, 2ème, 8ème et 9ème arrondissements, soit un peu moins de 140 000 personnes. Le mardi, c’était au tour des arrondissements 3, 4 et 10 de se réunir, place de la République cette fois, et ainsi de suite jusqu’au dimanche.

 — Il n’empêche que la distribution est censée débuter à neuf heures tapantes et qu’ils sont toujours en retard. A croire qu’ils se délectent de nous regarder faire le pied de grue, entassés comme du bétail.

 Un bruit de rotor d’hélicoptère retint bientôt notre attention. Chloé et moi levâmes les yeux au ciel.

 — Ta patience sera bientôt récompensée, m’annonça-t-elle. Remercie l’oncle Sam pour sa générosité sans borne.

 L’hélicoptère, un imposant modèle militaire dédié au transport de charges lourdes, survola la place. Dans une formidable bourrasque, il déposa sa précieuse cargaison – un conteneur chargé de nourriture – au milieu du cordon de sécurité. La distribution pouvait commencer.

Mardi 6 août 2024

 Je me promenais le long de la Seine, à l’ouest de Paris, en observant l’autre rive. Il n’y avait que très peu de monde sur le quai d’en face. Et tandis que je m’attristais de voir le pont Mirabeau accablé sous le poids de la défaite, je me demandai combien de couples, combien de familles avaient été séparés lors du bombardement des ponts parisiens.

 Seuls deux ponts avaient été épargnés. Tous deux reliaient l’île de la Cité à chacune des deux rives de la Seine et étaient gardés nuit et jour par l’occupant. Quelques-uns avaient bien tenté de traverser à la nage ou à l’aide d’une embarcation de fortune, mais des drones survolaient constamment le fleuve ; des canots pneumatiques remplis de soldats américains débarquaient alors presque immédiatement pour forcer les plus téméraires à rebrousser chemin.

 Je m’installai près du bord de la Seine pour contempler l’onde si lasse. Au loin, près de l’enceinte périphérique, d’immenses barrières en partie immergées me rappelaient que même l’eau n’était pas totalement libre de se mouvoir dans Paris.

 Je n’étais pas assis depuis trente secondes que déjà un drone venait s’enquérir de ma présence. Il resta à faire du surplace au-dessus de ma tête quelques minutes, puis, constatant l’absence de velléité de rébellion de ma part, s’en alla vaquer à d’autres occupations.

 — On n’a jamais connu Paris si paisible, n’est-ce pas ?

 Charles venait de s’asseoir à mes côtés.

 — Quelle cruelle ironie de parler de paix en temps de guerre.

 — L’espérance est violente et la joie vient toujours après la peine. Faut-il que tu t’en souviennes ? me lança-t-il dans un hommage, discret mais appuyé, à Apollinaire.

 — Sur le pont Mirabeau désormais coule la Seine. Passent les jours et passent les semaines, mais ni le temps passé, ni les amours ne nous reviennent.

 — Cela ne tient qu’à nous, me rétorqua-t-il.

 — Pourquoi ? Tu comptes défier la plus grande armée du monde ?

 — Parfaitement. Et je ne serais pas contre un coup de main.

 — C’est pour cette raison que tu as demandé à me voir ?

 — Peut-être bien, répondit Charles d’un ton sibyllin. Mais avant, j’ai besoin de connaître ton état d’esprit.

 — Mon état d’esprit ?

 — Oui.

 — C’est pas compliqué : je me sens publiquement humilié.

 — C’est donc la honte qui t’anime aujourd’hui ?

 — La honte ? Non, la rage plutôt. De cette rage qui vous dévore de l’intérieur.

 — Alors canalise-la, on va en avoir besoin.

 Nous marchions à présent dans les rues du 2ème arrondissement. Les rues, jadis encombrées d’automobiles bruyantes et odorantes, laissaient à présent éclater les rires de gamins courant après un ballon de foot. Les carrefours, autrefois lieu de tension entre automobilistes fébriles et empressés, voyaient aujourd’hui s’affronter des jeunes filles sur une marelle dessinée à la craie. Le cloche-pied avait remplacé le pied sur l’accélérateur, les rires d’enfants le beuglement des chauffards.

 Dans l’insouciance et la frivolité de ce décor d’entre-deux-guerres, un drone vint très vite se rappeler à notre bon souvenir.

 — Il y a quelque chose que je ne comprends pas, commençai-je. Si on ne peut pas utiliser de téléphone portable ni même recevoir la radio dans tout Paris à cause du brouillage des ondes par les américains, comment se fait-il que les drones puissent communiquer, eux ?

 — Technologie militaire de communication par faisceau laser.

 — Mais encore ?

 — Chaque drone dispose d’un émetteur-récepteur laser qui communique par onde lumineuse avec des tourelles américaines disposées tout autour de la capitale, de l’autre côté de l’enceinte périphérique. Et comme il s’agit d’un rayonnement lumineux et non électromagnétique, il ne peut être brouillé.

 — Alors pourquoi n’utilise-t-on pas un système similaire pour communiquer avec l’extérieur ?

 — Parce que même si on disposait de cette technologie, ce qui n’est, à ma connaissance, pas le cas, la communication par faisceau laser est limitée sur quelques kilomètres. Et je vois mal nos alliés de l’extérieur installer une tourelle de réception française dans une zone entièrement contrôlée par l’ennemi.

 — Je vois que tu es bien renseigné sur les méthodes de l’ennemi.

 — Connaître son ennemi est à la base de toute guerre.

 — Alors explique-moi ce que je viens faire là. Je n’entends rien à l’Art de la guerre.

 — Je suis venu te chercher parce que j’ai besoin de quelqu’un comme toi.

 — C’est-à-dire ?

 — C’est-à-dire quelqu’un que rien n’arrête : quelqu’un capable de tromper son monde et d’intégrer une école d’Art sans avoir jamais touché un pinceau de sa vie ; quelqu’un capable de se faire accuser à tort de tentative de viol ; quelqu’un capable de remuer ciel et terre pour une simple fille.

 — Elle est plus qu’une simple fille, objectai-je.

 — Indubitablement. Mais la question est : et la France ? Est-ce un simple pays pour toi ?

 — Pas si j’en crois la rage qui m’anime.

 Nous tournâmes au coin d’une rue et Charles en profita pour reprendre la parole :

 — Tu me demandais tout à l’heure comment est-ce que je comptais m’y prendre pour mettre en déroute la plus grande armée du monde. Peux-tu me lire le nom de la rue dans laquelle on vient de tourner ?

 Je levai les yeux et lus l’inscription sur la plaque émaillée de bleu et de blanc :

 — Rue d’Aboukir, pourquoi ?

 — Parce que j’aimerais te rappeler, au cas où ta mémoire historique te ferait défaut, que la bataille du même nom vit s’affronter quelques 18 000 turcs à environ 11 000 français. Et que quelques jours auparavant, l’arrivée de l’armée turque provoqua la déroute de tout un bataillon français, déclenchant les railleries du commandant ottoman. Sais-tu ce que le gouverneur d’Egypte lui répondit alors ?

 — Pas le moins du monde.

 — Il lui déclara exactement ceci : « Pacha, rends grâce au Prophète qu’il convienne à ces Français de se retirer, car s’ils se retournaient, tu disparaîtrais devant eux comme la poussière devant l’aquilon ». Dix jours plus tard, le général Bonaparte écrasait l’armée ottomane et tuait quelques 7000 turcs contre à peine 200 morts côté français.

 — C’est très intéressant, mais je suis au regret de t’annoncer que ni toi ni moi ne sommes Bonaparte.

 — Avec toute l’admiration que j’ai pour Napoléon, ce n’est pas lui qui fut décisif ce jour-là. C’est au commandant ottoman que l’on doit cette victoire française.

 — Je ne comprends pas.

 — C’était un homme d’une morgue et d’une suffisance sans pareil. Alors que la situation était à l’avantage des turcs, il décida de provoquer son adversaire en coupant les têtes de soldats français déjà tombés au combat. Les soldats français encore en vie furent pris d’une telle rage qu’ils fondirent sur l’ennemi et le balayèrent d’une charge de cavalerie. La furia francese comme l’appellent nos amis italiens, voilà ce qui nous fera gagner cette guerre.

 Charles s’arrêta au numéro 44 de la rue d’Aboukir.

 — Nous y voilà.

 Après avoir déambulé dans un dédale de tunnels obscurs, nous débouchâmes dans une station de métro abandonnée. Avec sa lampe torche, Charles n’en éclairait qu’une partie infime. Lorsqu’il sauta sur le quai, le faisceau de sa lampe éclaira brièvement une partie du mur de la station. La faïence bleue et blanche s’illumina alors pour révéler ces quelques lettres : Sentier.

 — N’est-ce pas un peu risqué de traîner dans une station de métro ? Le métro parisien n’est pas réputé pour être particulièrement profond…

 — Il l’est suffisamment pour empêcher l’ennemi de nous repérer avec ses drones et leurs capteurs infrarouges. Et puis toutes les bouches de métro ont été détruites à l’explosif par les américains, donc personne ne peut venir nous déranger. A moins bien sûr de connaître l’astuce de l’immeuble factice de la rue d’Aboukir…

 — C’est très malin de ta part, mais si tu veux faire de cette station ton quartier général, ça ne va pas être facile de transporter du matériel jusqu’ici.

 Charles actionna alors un interrupteur et une dizaine de projecteurs de chantier s’allumèrent les uns après les autres.

 — Tout le matériel est déjà là, lâcha Charles. On a même un générateur dernier cri ultra-silencieux.

 Il disait vrai. Des dizaines de cantines s’entassaient au beau milieu de la station. Je grimpai sur le quai et m’approchai d’une rame abandonnée à mi-hauteur. La première voiture avait été aménagée en office d’état-major. Une carte de Paris recouvrait l’une des vitres et un bureau occupait l’espace jadis dévolu aux usagers restés debout.

 — Je dois avouer que je suis assez impressionné. Tu as fait tout ça seul ?

 — J’ai déjà sept personnes sous mon commandement, tu es ma dernière recrue.

 — Ravi d’apprendre que tu as pensé à moi en premier…

 — Tu sais bien que je préfère garder le meilleur pour la fin.

 — Oui, ce doit être ça.

 — Avec toi, nous sommes donc neuf.

 — Neuf ? Même avec toute la furia francese possible et imaginable, ça va être compliqué de gagner la bataille de Paris…

 — Je ne te parle que de la cellule N°8, celle sous mon commandement. Il y a d’autres cellules dans Paris. Mais par souci de sécurité, je ne connais ni leur nombre, ni leurs membres.

 — Et qui les connaît ?

 — Un homme, un seul. Celui qui m’a confié la mission de mettre en place cette cellule-ci.

 — Et on peut savoir qui c’est ?

 — Tout ce que j’ai le droit de dire, c’est qu’il se fait appeler Valmy.

 — D’accord, tout ça sent bien bon la nostalgie franco-française, mais peux-tu au moins me garantir que cette personne est suffisamment compétente pour diriger l’ensemble de la résistance française intra-muros ?

 — Il a occupé les plus hautes-fonctions de l’état-major français et mon père le connaissait bien. C’est l’une des rares personnalités à avoir survécu au bombardement des lieux de pouvoir et à la chasse à l’homme d’Etat qui a suivi.

 — Tu dis que ton père et lui se connaissaient ?

 — Mon père a servi sous ses ordres lors de l’opération Licorne en Côte d’Ivoire.

 Mon cœur se serra à l’évocation de la Côte d’Ivoire.

 — Ton père est soldat ?

 — Etait.

 — Ah… Je suis sincèrement désolé...

 — Ne le sois pas, il est mort en soldat. Il était général et commandait les Forces Armées aux Antilles depuis le fort Desaix, à la Martinique. C’est l’une des premières bases militaires à avoir été bombardées par les américains.

 Il marqua une pause avant de reprendre la parole :

 — J’aurais juste aimé que le combat fût plus équitable. Ce qu’il s’est passé ce jour-là tenait plus du tir aux pigeons que du combat loyal.

 Pour la première fois, le colosse semblait vaciller. Beaucoup auraient pensé en cet instant que la perte de son père, et probablement de sa mère, l’affectait profondément. Mais je ne pense pas que c’était là la raison principale de son affliction. Juste avant le black-out général de Paris, quelques informations sur la nature des combats avaient filtré jusqu’à l’oreille de parisiens bien informés. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que notre armée s’était fait massacrer sans pouvoir riposter. Hors, Charles était de ces fils élevés dans le culte de l’honneur et de la nation. Tout comme il était insupportable à un grec de périr noyé en haute mer, il lui était insupportable de savoir son père décédé dans l’infamie d’un bombardement lâche et aveugle.

 — Charles, je…

 Le colosse se ressaisit aussitôt. Il était hors de question pour lui de paraître faible. Surtout devant moi.

 — Ne m’appelle plus Charles, me coupa-t-il. A partir de cet instant, tu fais partie de la résistance et nous devons protéger nos identités.

 — Comment dois-je t’appeler alors ?

 — Castillon.

 — En l’honneur de ?

 — De la victoire française qui mit un terme à la guerre de Cent Ans. Je n’oublie pas que les avions américains qui nous ont bombardés ont décollé de bases aériennes britanniques. Tu devrais réfléchir toi aussi à un nom de code. Et rapidement.

 — Ok, euh, Normandie, ça te va ? proposai-je.

 — Outre le fait que la bataille de Normandie soit une victoire essentiellement américaine ?

 — Je pensais plutôt à l’escadron de chasse français qui se battit aux côtés des russes face aux nazis.

 — Va pour Normandie alors. Veille bien à ne jamais divulguer ta véritable identité lorsque tu seras en présence des autres résistants.

 — Je vois que la confiance règne…

 — Ce n’est pas une question de confiance, c’est une question de sécurité. Si tu ne connais pas les noms de tes compagnons d’infortune, il te sera impossible de les révéler à l’ennemi, même sous la torture.

 — Rassurant…

 — On doit se préparer à tout. C’est le seul moyen de gagner cette guerre. Tu es un résistant désormais. Il faut que tu prennes conscience que tu vas te faire des ennemis. Des ennemis qui voudront ta mort. Tu dois te préparer à les affronter. Et dans cette optique-là, il va te falloir un couteau de cuisine bien tranchant. Ou plutôt une lame de couteau de cuisine. Débrouille-toi pour te débarrasser du manche en plastique et place la lame plate sous une de tes semelles intérieures. Ne sors jamais de chez toi sans cet accessoire. C’est discret et ça peut te sauver la vie.

 — Très bien. C’est tout ce dont je dois être mis au courant ?

 — Non, il me reste une chose à t’annoncer.

 — Laquelle ?

 — Tu connais un autre membre de cette résistance.

 — Quelqu’un de l’école ?

 — Oui. Tu veilleras à l’appeler Camerone devant les autres.

 — Ne me dis pas que son véritable nom commence par un « C »…

 — Si.

 Je commençais réellement à croire que Chloé prenait un malin plaisir à se jouer de moi.

 — Quand est-ce qu’elle t’a rejoint ?

 — Il y a trois semaines. Elle était la première.

 — Trois semaines ?! Et pendant tout ce temps, rien, pas un mot, pas l’ombre d’une allusion. Et dire que je passe l’essentiel de mes journées avec elle…

 — Elle suit la consigne à la lettre. C’est ainsi et pas autrement qu’on restera en vie.

 Il n’empêche, je me sentais trahi. A un niveau infiniment moindre que ce que Chloé avait elle-même dû ressentir lorsqu’elle avait appris que je l’avais suivie et espionnée, mais tout de même, je me sentais trahi.

 Le reste de l’après-midi était passé rapidement et le soleil rasait maintenant les toits. Chloé et moi avions pris l’habitude de nous promener dans les rues à ce moment-ci de la journée.

 — Tu n’as pas oublié de me mettre au courant d’un léger détail ?

 Elle rejeta sa tête en arrière et observa les rares oiseaux qui osaient encore survoler Paris.

 — Je ne peux ni confirmer, ni infirmer vos allégations, très cher.

 — Cessez de jouer avec moi, Mlle Camerone. Je sais tout.

 Elle inclina sa tête vers moi. Je ne pouvais pas distinguer ses pupilles à travers ses lunettes de soleil mais devinais bien le genre de regard légèrement dédaigneux qu’elle me lançait en cet instant.

 — Très bien : Castillon m’avait prévenu qu’il comptait vous recruter. J’ai bien essayé de le convaincre de n’en rien faire, que vous n’étiez qu’un électron libre incapable d’obéir à quiconque, mais il reste persuadé que vous constituerez un atout non négligeable dans la résistance qui se profile.

 — Un électron libre ?

 — Oui, sourit-elle, mais mon électron libre !

 Et elle m’embrassa sur la joue comme on embrasse les enfants. Elle avait le don de tout faire passer d’un simple baiser.

 — Alors, dites-moi mon brave, comment devrai-je vous appeler dorénavant ?

 — Normandie.

 — Hmm, il faut toujours que tu en reviennes à ton tropisme slave, lâcha-t-elle dans une moue peu convaincue.

 — Parce que Camerone, tu trouves ça mieux ? m’insurgeai-je. Une défaite française au Mexique !

 — Oui mais la plus belle des défaites françaises ! 60 légionnaires qui résistèrent toute une journée à l’assaut de plus de 2000 soldats mexicains.

 — Ok ok, on va pas jouer à qui porte le nom de la plus grande bataille française.

 — D’autant que c’est Austerlitz qui gagne à tous les coups.

 — Parce qu’il y a un Austerlitz dans le groupe ?

 — Oui. Tout comme il y a un Verdun, un Iéna, un Marne – nom de code qui sonne le moins bien d’après moi –, un Bir Hakeim et un Denain.

 Il y avait comme un parfum d’insouciance dans nos paroles, une légèreté des premiers jours mêlée à une vision idéalisée de la résistance. Nous ne nous en doutions pas encore, mais cette légèreté allait bien vite être balayée par la réalité d’une guerre insensible à nos idéaux.

 Nous nous trouvions maintenant dans ce qui ressemblait de moins en moins à un parc. Autour de nous, les arbres avaient été abattus en prévision de l’hiver et la pelouse entièrement labourée pour y semer des légumes en tout genre. Des parisiens de tout horizon venaient bêcher et arroser le précieux fruit de leur travail. Non, vraiment, il n’y avait plus grand chose qui rappelât le parc d’antan. Restaient les enfants qui jouaient dans les allées. Leur insouciance apportait un peu de chaleur à nos esprits meurtris. Nous nous assîmes sur un banc laissé vacant.

 — Va-t’en ! Allez, ouste ! Viens pas traîner dans les radis !

 Un jardinier néophyte venait de troubler la sérénité des lieux. L’objet de son dérangement n’était autre qu’un chiot affamé attiré par la terre fraîchement retournée et la perspective d’y déterrer quelques pousses de légumes.

 Le chiot, chassé sans ménagement, vint s’abriter sous notre banc. Il renifla les jambes nues de Chloé.

 — Mon Dieu, il est trop mignon !

 Chloé prit le chiot dans ses bras. C’était un malinois d’à peine quelques mois et, à son apparence rachitique, il n’avait pas dû manger à sa faim depuis des semaines.

 — Il n’a que la peau sur les os, se lamenta-t-elle, on ne peut pas le laisser tout seul comme ça, il ne survivra jamais dans cette ville.

 — Pourquoi est-ce que j’étais sûr que tu dirais ça ?

 — Parce que tu sais que je suis une personne au grand cœur et que c’est pour cette raison que tu m’aimes.

 — Et tu vas faire quoi ? L’accueillir chez toi ?

 — Pourquoi pas ? Je décide de qui je veux chez moi, on n’habite pas ensemble à ce que je sache.

 — Non, effectivement, nous n’habitons pas ensemble puisque tu as décidé de rester vivre dans l’appartement de tes parents et de ne pas emménager avec moi.

 — Tu sais bien que je ne peux pas abandonner l’appartement de mes parents et prendre le risque que celui-ci soit cambriolé ou occupé par des squatteurs. Il y a plein de bandes qui pillent les appartements vides la nuit, malgré le couvre-feu.

 Le chien se pourlécha les babines et me regarda avec son air abattu.

 — Donc tu vas adopter ce chien.

 — Non, je crois que j’ai une meilleure idée.

 — Du genre ?

 — Du genre l’offrir à Verdun.

 — Et pourquoi ce Verdun accepterait-il un tel cadeau empoisonné ? On a déjà tout juste de quoi se nourrir nous-mêmes. Alors prendre un chien à sa charge…

 — C’est quelqu’un de très débrouillard et d’incroyablement généreux. Il saura s’en occuper, j’en suis sûre.

 — Débrouillard et généreux ? A la manière dont tu en parles, aurais-je quelque souci à me faire ?

 — Si tu crains les rivaux âgés d’à peine douze ans, alors oui, tu as du souci à te faire.

 — Douze ans ?! Mais bon sang, il y a quelqu’un de potable dans cette résistance ?

 — Ne te fie pas à son âge, il nous sera d’une grande aide.

 — Et ses parents le laissent sortir comme ça, sans rien lui demander ?

 — Il n’a pas de parents, il a grandi dans un orphelinat. Et maintenant il vit dans la rue, je crois.

 — Et toi, au lieu de lui proposer de l’héberger, tu comptes lui offrir un chiot et le laisser continuer à vivre dans la rue ? Ta générosité me dépasse…

 — Parce que tu crois que je ne lui ai pas déjà proposé de venir vivre chez moi ? C’est un gamin des rues, libre et indépendant, un vrai petit Gavroche. Il préfère errer dans le froid que se prélasser au coin d’une cheminée.

 — Si tu le dis.

 Tout autour de nous, les enfants comme les apprentis-jardiniers commençaient à ranger leurs affaires et à quitter le parc. Je jetai un coup d’œil vers l’ouest lointain.

 — Le soleil va bientôt se coucher, annonçai-je à Chloé. Il faut y aller si on veut être rentrés avant le couvre-feu.

 Le chiot aboya et Chloé acquiesça. Il était temps d’abandonner Paris à la nuit.

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