Chapitre 19

11 minutes de lecture

Moscou, samedi 10 juin 2023

 J’avais déposé Nina devant l’hôtel à 23 heures, comme convenu avec le client lors de notre entrevue. A aucun moment je ne lui avais fait part de mon appréhension vis-à-vis de cet individu. Deux jours avaient passé depuis mon délire hallucinatoire et j’étais maintenant persuadé que mes craintes étaient totalement infondées. Je n’avais par conséquent aucune raison objective d’inquiéter Nina avec cela.

 2 heures 20. J’attendais Nina dans ma voiture garée près de l’hôtel. Le client avait payé pour 3 heures et elle ne devrait plus tarder. Le temps de prendre une douche et de se rhabiller. Je n’avais pas d’inquiétude à avoir.

 2 heures 40. Nina n’était toujours pas descendue. Bon sang, que faisait-elle ? Je savais que certains clients, et plus spécialement les nouveaux, aimaient faire plus ample connaissance et discuter avec leur conquête d’un soir, mais Nina ne s’attardait jamais aussi longtemps. Et ce satané téléphone qui était toujours sur répondeur…

 2 heures 50. C’en était trop. Il fallait que j’aille voir. Je descendis de ma voiture et me précipitai dans le hall de l’hôtel. Je snobai l’ascenseur et grimpai à toute vitesse les cinq étages qui me séparaient de la chambre du client.

 Je frappai une première fois à la chambre 515. Aucune réponse. Je frappai une nouvelle fois. Toujours rien. La porte était fermée et je n’avais bien évidemment pas le passe magnétique de la chambre. Je tambourinais désormais sans discontinuer en exigeant que quelqu’un vienne ouvrir. Rien. N’y tenant plus, je défonçai la porte à grands coups d’épaule.

 L’intérieur de la chambre était bercé d’une chaude lumière tamisée. Seuls les draps défaits du lit et une bouteille de champagne vide témoignaient d’une récente activité. Le reste de la pièce était désespérément vide. Pas d’affaires personnelles dans les armoires ou sur la table de chevet, pas de valise posée dans un recoin, rien qui n’indiquât qu’un client s’était installé dans cette chambre.

 L’absence de Nina commençait réellement à m’alarmer. Je poursuivis mes investigations et m’intéressai à la salle de bain.

 Elle gisait là, étendue sur le carrelage immaculé, les bras couverts de bleus et le dos lacéré de toute part. Certaines de ses plaies ouvertes saignaient encore abondamment.

Dimanche 11 juin 2023

 J’avais veillé à son chevet toute la nuit. Elle était très affaiblie, mais sa vie n’était pas en danger. Inconsciente lorsque je l’avais découverte, elle ne s’était toujours pas réveillée. J’appréhendais ce moment. Comment lui expliquer que j’avais pressenti tout ce qui lui arriverait ? Comment lui expliquer que j’avais malgré tout décidé de l’envoyer à l’abattoir ?

 Je m’en voulais autant que j’en voulais au client et à Anton. Ce dernier m’avait lui-même envoyé le client. Comment avait-il fait pour ne pas se renseigner auparavant sur son « léger » penchant sadique ?

 Lorsque deux policiers en uniforme entrèrent dans la chambre d’hôpital pour enregistrer la plainte de Nina, j’étais bien décidé à tout leur balancer : Anton ; la prostitution ; les sévices sexuels ; les clients ; ma collaboration à ce trafic.

 Le premier et plus grand des deux se positionna en retrait, près de la porte d’entrée, pendant que le second, un homme trapu à la mâchoire carrée et au regard sec, s’approchait du lit de Nina pour détailler les ecchymoses et les coupures qui parcouraient chacun de ses bras. Il s’attarda sur son visage, seule partie épargnée par le client, puis se tourna vers moi :

 — C’est vous qui avez trouvé cette jeune femme dans cet état ?

 — Oui, dans une chambre d’hôtel. Je peux vous donner le numéro de la chambre et le nom de l’hôtel. Vous ne devriez pas avoir de mal à retrouver la personne qui lui a fait subir ça.

 — Hmm, je vois que la personne qui lui a fait ça n’a pas touché à son visage…

 — Non, mais tout le reste de son corps est couvert de lacérations et d’ecchymoses. Le médecin qui l’a examinée pourra témoigner des nombreux coups et blessures. Je peux le faire appeler si vous voulez.

 — Ce ne sera pas nécessaire, merci. Le client n’a pas dérogé au contrat, il n’a pas touché au visage de la fille, comme convenu avec M. Nevikov.

 Je bondis aussitôt de ma chaise :

 — Qu’est-ce que ça veut dire ?! Vous travaillez pour Anton ?! Et cette espèce d’enfoiré était au courant de ce que le client ferait subir à Nina ?!!!

 Le policier m’adressa alors un sourire narquois, satisfait de son petit effet :

 — M. Nevikov vous fait dire qu’il est très satisfait de votre coopération et que la plainte de Mlle Mikhaïlovna sera classée sans suite. Vous pouvez donc rentrer chez vous l’esprit tranquille et vous remettre au travail. Mlle Mikhaïlovna sera très vite sur pied pour reprendre ses activités.

 — Espèce de salopard !!! explosai-je. Si vous pensez que je vais vous laisser vous en sortir comme ça !!

 Et je laissai échapper ma rage accumulée depuis trop longtemps. Je fondis sur mon interlocuteur et lui décochai un uppercut à la mâchoire. Je n’eus pas le temps de lui en asséner un second que l’autre policier me plantait sa matraque dans les côtes. Le souffle coupé, je m’effondrai à genoux. Celui que je venais de frapper se passa alors la main gauche sur sa mâchoire endolorie et s’accroupit pour s’adresser à moi :

 — Gardez votre énergie pour expliquer à votre petite protégée qu’elle devra reprendre le travail dans deux semaines.

 Et ils quittèrent tous deux la pièce sans autre forme de procès.

 Ces dernières paroles m’achevèrent. Nina allait bientôt se réveiller et j’allais devoir lui expliquer que, non seulement responsable de tout ce qui venait de lui arriver, je demeurais totalement impuissant face à Anton.

 Je restai ainsi à genoux un long moment, brisé et misérable. Nina, elle, dormait toujours. Elle semblait sereine, heureuse d’échapper un temps à sa triste existence. J’eusse aimé en cet instant pouvoir me reposer également, rêver rien qu’une seconde d’une vie paisible et ordinaire. Mais le destin en avait décidé autrement et était résolu à ne m’accorder aucun répit : déjà je pouvais entendre l’orage gronder au loin et sentir le vent se lever. De nouveau, l’avide tempête des hommes s’apprêtait à tout emporter de ma vie.

 Aujourd’hui encore je pense n’avoir jamais rencontré d’homme aussi conscient de sa finitude que moi. Entièrement démuni, je sentais ma volonté de puissance étouffée, entravée par ma propre condition humaine, si faible, si limitée. Et voilà que je sentais à nouveau le poids de l’enveloppe contre mes côtes tuméfiées. Le moment était venu, je crois, de laisser les morts gouverner les vivants.

 Je m’assis en tailleur sur le sol froid de la chambre d’hôpital et décidai de sortir l’enveloppe de la poche intérieure de ma veste. Je la contemplai longuement. Je regardai ces quelques lettres écrites par sa main et qui formaient mon prénom. Eloïse avait toujours eu une belle écriture, raffinée, toute en délicatesse. Mais on sentait ici et là une hésitation, un manque d’assurance dans le tracé des courbes de mon prénom.

 Je retournai l’enveloppe et la décachetai. La lettre était pliée en quatre. Une odeur familière, ancienne, s’en dégageait. Elle débutait ainsi :

 Nathan,

 Ne m’en veux pas trop. N’en veux pas trop à Dieu non plus. J’espère qu’avec le temps tu sauras me pardonner de t’avoir abandonné.

 J’ai fait de mon mieux pour t’assurer la meilleure éducation possible depuis que papa et maman nous ont quittés. Mais le poids de la vie est aujourd’hui devenu trop lourd à supporter. Ce qu’il s’est passé ce jour-là me hante chaque jour que Dieu fait et jamais je ne pourrai l’oublier.

 Ne te reproche rien non plus. Même si je te connais trop bien pour savoir que tu ne pourras pas t’en empêcher. Non, sois-en assuré, il n’y avait rien d’autre que tu pusses faire, tu as donné ton maximum et il n’y a pas sœur plus fière de son frère sur Terre.

 Tu es tout ce qu’une sœur peut espérer, tout ce que maman aurait aimé que tu deviennes. Tu es intelligent, honnête et courageux. Et plus que toute autre chose, tu as cette droiture morale qui tend par trop à se perdre de nos jours. Ne l’abandonne jamais. N’oublie jamais d’où tu viens, n’oublie jamais ta famille et n’oublie jamais qui tu es.

 Ta sœur qui t’aimera toujours,

Eloïse

 La lecture terminée, mes larmes maculaient la lettre ci et là. Elles s’étaient mêlées à d’autres larmes, plus anciennes celles-là, et qui avaient séché depuis bien longtemps.

 Ma sœur avait mille fois raison. J’avais erré par-ci par-là, m’égarant chaque fois un peu plus. A tel point que j’en avais oublié Eloïse elle-même. Alors que je pensais la maintenir en vie en gardant cette enveloppe cachetée, c'était tout le contraire qui s’était produit : je lui en avais tellement voulu de m’avoir abandonné, qu’à la véritable Eloïse de mes souvenirs s’était substituée une Eloïse irréelle, variable d’ajustement de ma conscience.

 Mais ce jour-là ma sœur s’était révélée à moi, faisant taire à jamais les pleurs. Elle m’avait dévoilé son Moi le plus intime et, ce faisant, avait réincarné mon Surmoi depuis trop longtemps endormi.

 Avec ce nouveau regard jeté sur moi-même, ma volonté retrouvait toute sa puissance et s’affranchissait des limites propres à ma condition mortelle. Je me relevai et observai Nina : sa respiration lente et calme ; ses paupières endormies ; sa bouche légèrement entrouverte ; ses tempes parcourues de mèches rebelles. J’embrassai son front apaisé et quittai la pièce dans un murmure. Bientôt je recouvrerai ma fierté et mon honneur, il le fallait. Pour Nina, pour Eloïse. Dussé-je y laisser la vie.

Mardi 20 juin 2023

 Le train sifflait et s’impatientait, les contrôleurs hurlaient qu’il était temps de monter à bord. Nina et moi arrivâmes haletants, tout juste eûmes-nous le temps de sauter à bord de la première voiture que les portes se refermaient.

 Nous avions pris nos billets à la dernière minute de la dernière heure. Nous ne pouvions pas prendre le risque qu’Anton soit averti de notre départ avant que celui-ci ne soit effectif. Désormais, nous étions tranquilles. Du moins jusqu’à notre arrivée en gare de Saint-Pétersbourg.

 J’avais persuadé Nina de fuir avec moi. Je l’avais suppliée de me faire confiance, lui avais promis qu’elle n’aurait plus jamais à travailler pour Anton, ni à se soumettre à d’odieux inconnus. Et elle m’avait suivi. Elle n’avait emporté qu’une simple valise et avait laissé derrière elle les vestiges d’une vie faite de soumissions et d’humiliations. Assise à mes côtés, près de la fenêtre, elle jeta un dernier coup d’œil sur le quai qui s’éloignait peu à peu :

 — Nathan, j’ai peur, vraiment. Anton doit déjà savoir que nous avons pris un train pour Saint-Pétersbourg. Des hommes à lui vont nous attendre là-bas.

 — Tu n’as plus rien à craindre, la rassurai-je. Je t’ai promis que tout s’arrangerait et je tiendrai parole. Anton est loin d’être la seule personne à avoir de la ressource. Cela fait bien longtemps que j’aurais dû m’opposer frontalement à lui.

 — Je t’en prie, ne prends pas de risques inconsidérés. Il est bien trop dangereux.

 — Ne t’inquiète pas pour moi, je sais ce que je fais.

 Elle se tourna vers moi.

 — Tes yeux disent le contraire.

 — Alors je vais les fermer et tâcher de dormir un peu.

 Vers trois heures du matin, le train s’arrêta en gare de Malaïa Vichera. L’heure était venue. Je réveillai Nina qui s’était assoupie sur mon épaule et lui dis de prendre ses bagages. Nous descendîmes tous les deux sur le quai quasiment vide de la gare.

 — Nathan, pourquoi tu n’as pas pris ta valise ?

 — Parce que c’est ici que nos chemins se séparent.

 — Mais non ! Je ne veux pas. Reste avec moi, je t’en prie.

 — Il faut bien quelqu’un pour attirer Anton à Saint-Pétersbourg et te laisser le temps de quitter ce pays.

 — Mais je ne veux pas que tu te mettes en danger pour moi !

 — C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour t’arracher à ses griffes. C’est aussi le seul moyen que j’ai trouvé pour racheter mes péchés.

 — Tu n’es pas obligé de faire cela, Nathan. Je t’en prie.

 — J’ai trop longtemps fui mes responsabilités, trop longtemps été complice de ce monstre. Désormais je dois l’affronter, seul.

 Elle me regardait à présent de ses yeux pleins de miséricorde : elle avait compris qu’il serait vain d’essayer de me faire changer d’avis.

 — Et maintenant, continuai-je, pars et essaie d’oublier ton ancienne vie.

 — Comment le pourrais-je ? J’ai ce numéro tatoué à vie sur ma peau.

 — Alors cesse de le regarder comme un numéro. Regarde-le comme un chiffre. Probablement le chiffre le plus important de toute la chrétienté. Le huitième jour, celui de la résurrection, de ta nouvelle vie à venir.

 Je sortis une grosse enveloppe en papier kraft de ma poche et la lui tendis :

 — Tu trouveras dans cette enveloppe tout ce qu’il faut pour mener cette nouvelle vie. Un passeport letton à ton nom par exemple. Utilise-le pour traverser la frontière. Un chauffeur t’attend à la sortie de cette gare pour t’y emmener. Une fois en Lettonie, tu pourras rejoindre la France si tu le souhaites. Là-bas, Anton n’a aucun pouvoir. Tu pourras reprendre ton véritable nom et intégrer un programme spécial pour les étudiants étrangers en médecine. Tu pourras y travailler en tant qu’interne tout en suivant des cours de français. Tous les détails sont dans cette enveloppe. Tu y trouveras enfin une attestation prouvant que tu es titulaire d’un compte bancaire français crédité de 200 000 Euros. Cela devrait être suffisant pour terminer tes études sereinement.

 — Nathan, je ne sais pas quoi répondre…

 — Alors ne réponds rien.

 Le contrôleur sur le quai siffla une première fois. Nina voulut me retenir :

 — Tu aurais pu te procurer un faux passeport également, pourquoi tu ne l’as pas fait ?

 — Disons que l’homme avec qui j’ai négocié ce passeport n’a pas apprécié que je change certains paramètres en cours de route. C’est peut-être mieux ainsi. Je resterai Nathan jusqu’au bout. Il me faut remonter dans le train à présent, il va bientôt repartir.

 Je faisais demi-tour et commençais à m’éloigner lorsqu’elle m’interpella :

 — Nathan, attends !

 Je me retournai vers elle et la vis enlever le pendentif autour de son cou :

 — Je sais bien que ce n’est pas grand-chose, mais prends-le et garde-le toujours près de toi. C’est une croix orthodoxe que mon père m’a fabriquée lorsque j’étais plus jeune, elle te protègera.

 Et elle me donna un baiser. Pas un de ces baisers fougueux de cinéma. Non, un baiser chaste et pur. Un baiser d’adieu.

 — A bientôt, Nathan.

 — Au revoir, Nina Mikhaïlovna.

 Nina resta sur le quai tout le temps que le train mit à quitter cette gare de campagne triste et dépeuplée.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Baud007a ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0