Chapitre 16

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Moscou, jeudi 1er juin 2023

 Encore un salon de grand hôtel, encore un client à rencontrer, encore un à qui je présenterai mon catalogue de filles comme un commercial présente son catalogue de cuisines toutes équipées. A la seule différence cette fois-ci que c’est Anton Nevikov lui-même qui m’avait demandé de prendre contact avec ce client. Ce n’était pas un prospect et je ne l’avais encore jamais rencontré. J’allais bientôt comprendre pourquoi.

 J’étais assis devant un Perrier citronné lorsqu'il se présenta à moi. Je crois bien que j’eus du mal à réprimer un haut-le-cœur lorsque je vis son visage pour la première fois. Non pas qu’il eût été disgracieux ou défiguré, mais il avait cette lueur dans les yeux, ce feu irrépressible que je n’avais pas croisé depuis des années. Ma main trembla au moment de le saluer, mais l’individu qui me faisait face paraissait si sûr de lui que je ne sais même pas s’il s’aperçut un seul instant de mon émoi.

 Je tentai malgré tout de paraître le plus professionnel possible en lui présentant nos diverses prestations. Mais plus je le regardais, et plus je revoyais cette journée de février 2011 à Abidjan. Plus je l’écoutais me parler, et plus j’entendais les pleurs et les cris d’Eloïse. Plus j’inspirais lentement pour tenter de me calmer, et plus je sentais cette odeur de sueur mêlée de crasse qui régnait dans la chambre où le monstre avait pris possession de ma sœur.

 N’y tenant plus, je prétextai un besoin urgent et m’absentai, lui laissant le soin de parcourir seul sur ma tablette le catalogue des filles et de leurs prestations.

 J’entrai en trombe dans les toilettes vides de l’hôtel. Je me précipitai vers le lavabo et m’aspergeai le visage d’eau froide pour reprendre mes esprits. Mais rien n’y fit, les pleurs redoublaient chaque fois d’intensité et l’odeur de crasse imprégnait l’air, imprégnait mes vêtements, imprégnait tout.

 Je m’accroupis dans un coin, la tête entre les genoux, les yeux clos. J’essayais de chasser tous ces souvenirs de mon esprit, mais le visage du monstre imprimait ma rétine comme la lumière trop vive d’une lampe.

 Puis les minutes passèrent. Je pensais recouvrer à peu près la raison lorsqu’une voix féminine m’interpella en français :

 — Voilà à quoi ça t’a mené. Pourquoi refuses-tu donc de m’écouter ? Tu n’es pourtant plus un gamin.

 Une femme, française qui plus est, dans les toilettes pour hommes ? J’ouvrai et levai les yeux. Personne. Je me redressai et scrutai toute la pièce. Toujours personne. Puis mon regard s’attarda sur le miroir qui me faisait face. Ma respiration s’arrêta net et une angoisse incommensurable s’empara de moi.

 Eloïse se tenait debout devant moi.

 — T’en as mis du temps, se moqua-t-elle tendrement.

 Voilà que je devenais fou. Complètement cette fois. Passaient encore les hallucinations auditives. Mais visuelles ! Il allait bientôt falloir me faire enfermer avant que je ne sache plus distinguer le réel du délire.

 — Tu n’es pas réelle, lui objectai-je.

 — Bien sûr que non, puisque je suis morte.

 A ces mots, je ne pus réprimer un pincement au cœur.

 — Tu crois que je ne le sais pas ?! m’emportai-je la voix chevrotante. Pourquoi me faire revivre ça ?

 — Parce qu’apparemment tu n’as rien compris, répliqua-t-elle sèchement.

 — Comprendre quoi ?! Que tu m’as abandonné alors que j’avais besoin de toi ?!!

 Ce fut à son tour d’être envahie par les larmes.

 — S’il te plaît, ne me fais pas ça, ne m’accuse pas de t’avoir abandonné. Tu sais très bien que ce n’est pas ce que je voulais.

 Elle semblait profondément désolée, mais ma colère refusait de partager son affliction :

 — C’est pourtant ce que tu as fait.

 — Et tu en connais la raison...

 — J’aurais pu t’aider, j’aurais pu alléger ton fardeau. Si seulement tu étais venue me parler…

 — Mais je suis là aujourd’hui. Et je suis venue te parler.

 — Aujourd’hui c’est trop tard !! Tu ne comprends pas que je ne te reverrai plus jamais !!!

 — Est-ce une raison pour maltraiter ces jeunes femmes ? me reprocha-t-elle crûment.

 — Qu’est-ce que tu veux dire ?

 — Que ce n’est pas comme ça que je t’ai élevé.

 — Je fais mon maximum pour leur rendre la vie plus facile.

 — En organisant leurs viols quotidiens ? Je pensais qu’une personne qui a vu sa sœur détruite par un tel acte aurait un peu plus de respect pour ces jeunes femmes.

 — Tu crois vraiment que j’étais prêt à affronter tout ce qu’il m’est arrivé depuis ton départ ?! J’ai dû faire des compromis pour survivre.

 — On sait tous les deux très bien que c’est faux. Nous savons toi et moi à quel point tu es brillant et plein de ressources. Si tu ne voulais pas participer à ce trafic d’êtres humains, tu ne le ferais pas et tu trouverais un moyen de t’en sortir. Quelles que puissent être les menaces qui pèsent sur toi.

 — Arrête, s’il te plaît, arrête ! Tu n’es pas ma sœur. Tu as beau t’exprimer à travers son visage, tu n’es qu’une manifestation de ma mauvaise conscience. Tu ne sais absolument pas ce qu’Eloïse penserait de la situation présente.

 — Tu as raison. Je ne suis pas réelle. Mais la vraie Eloïse, elle, t’a écrit avant de partir.

 Je sentis le poids de l’enveloppe contre ma poitrine. Elle poursuivit :

 — Tant que tu n’auras pas ouvert cette lettre, tu ne pourras que m’imaginer, m’inventer des pensées et me prêter des traits qui ne sont plus les miens depuis longtemps. Ouvre cette lettre, je t’en prie, et retrouve-toi.

 — Jamais ! Va-t’en et ne reviens jamais ! m’emportai-je en frappant du poing contre le miroir qui vola en éclats.

 Des larmes coulaient sur mon visage et du sang sur mes phalanges. Je fermai les yeux quelques secondes pour reprendre mes esprits. Lorsque je les rouvris, Eloïse s’était évanouie. La lettre, elle, était toujours là.

 Je nettoyai mes plaies du mieux que je pus et m’aspergeai le visage à nouveau pour paraître plus présentable. Il était hors de question que je laisse une hallucination me dicter ma conduite. Cette enveloppe resterait cachetée et je continuerais ce travail tant que je l’aurais décidé.

 De retour dans le bar de l’hôtel, mon client avait reposé la tablette-catalogue et patientait autour d’un verre de whisky.

 — Veuillez me pardonner pour mon absence prolongée, m’excusai-je, j’ai dû régler un petit détail en privé.

 — Pas de problème pour moi, tant que cette fille-là se présente samedi soir dans ma chambre.

 Et il me tendit la tablette pour me montrer la fille qu’il avait choisie. Mon sang se glaça. Le visage de Nina s’affichait en haute définition devant moi. L’homme qui m’avait donné la nausée pour m’avoir rappelé le bourreau d’Eloïse avait jeté son dévolu sur la fille qui me rappelait ma défunte sœur. Il me fallut déployer des efforts colossaux pour chasser toute la désolation qui s’insinuait en moi.

 — Vous êtes certain de votre choix ? J’ai cru comprendre de la part de M. Nevikov que vous aviez des goûts très particuliers et Numéro 8 est loin d’être la plus délurée, si vous voyez ce que je veux dire.

 — La numéro 8 constituera une récompense parfaite.

 — Une récompense ? m’étonnai-je.

 — Je suis ici pour négocier un important contrat. Si je rafle la mise, votre fille sera ma récompense. Une manière à moi de me motiver encore plus pour remporter la partie. Dites-lui bien d’être à 23 heures précises samedi soir devant la porte de la chambre 515.

 — Et si malgré tout vous ne remportez pas ce contrat ?

 — Je ne perds jamais.

 Il afficha alors ce sourire carnassier qu’ont les grands prédateurs, puis prit congé de moi sans autre forme de politesse.

 Cette détestable entrevue me fit douter. Fallait-il que je remplisse ce contrat ? Ou bien devais-je suivre mon instinct et refuser de satisfaire ce client pour protéger Nina ? Cette dernière option revenait à signer mon arrêt de mort : le rendez-vous avait lieu dans deux jours et cela ne me laissait pas le temps de mettre au point un plan susceptible de neutraliser et Anton et le client que je venais de rencontrer.

 Mais je pouvais par contre faire en sorte que ce rendez-vous fût le dernier pour moi. Nina avait raison lorsqu’elle disait que ce travail me rongeait de l’intérieur. Je pris donc la décision de fuir à nouveau et de laisser derrière moi tout ce malheur auquel j’avais encore une fois contribué.

Vendredi 2 juin 2023

 — Puis-je savoir pourquoi vous avez demandé à me voir ? En tant qu’ambassadeur de la république de Lettonie, j’ai beaucoup d’obligations.

 — Des obligations ? m’étonnai-je. Comme être fidèle à votre épouse par exemple ?

 A ces mots, les joues de l’ambassadeur bedonnant virèrent au cramoisi :

 — Qu’est-ce que cela signifie, jeune homme ?! Vous me menacez ? Vous m’aviez assuré de la discrétion de vos services.

 — La donne a changé, M. Balodis. J’ai ici quelques photos montrant Numéro 4 en train de rejoindre votre résidence d’ambassadeur à une heure très tardive.

 Il jeta un coup d’œil aux photos avant de les écarter d’un revers de main et de se montrer menaçant :

 — Ces photos ne prouvent absolument rien. Si vous essayez de me faire chanter, vous allez au-devant de gros problèmes.

 Et il se leva de sa chaise pour mettre un terme à notre entrevue. Je fis en sorte de le retenir :

 — Et ces photos-ci ? Des autoportraits pris par Numéro 4 dans votre chambre alors que vous preniez une douche bien méritée. Vous pensez que votre femme saura reconnaître le mobilier en arrière-plan ? D’après le bruit qui court, vous devez votre poste à votre femme et aux excellentes relations qu’elle entretient avec le président de votre pays. Que croyez-vous qu’il se passera lorsqu’elle découvrira vos écarts de conduite ?

 L’ambassadeur se rassit calmement, la gorge nouée à l’idée de voir ces photos tomber entre les mains de son épouse. Il resta ainsi un long moment à contempler le papier glacé de ses infidélités.

 — Qu’est-ce que vous voulez ? finit-il par lâcher.

 — Un passeport letton.

 — Mais vous êtes fou ! Je suis ambassadeur, je ne contrôle pas la délivrance des passeports.

 — Eh bien vous vous arrangerez auprès du personnel de votre ambassade chargé de cette fonction.

 Il eut un moment de réflexion puis, résigné, tenta de négocier :

 — Vous comprenez que cela est très compliqué et demande du temps ?

 — Je suis certain que vous tenez à votre mariage. Vous tâcherez donc de faire au plus vite, tranchai-je.

 — Et qui me dit que vous me laisserez tranquille une fois que j’aurai accédé à votre requête ?

 — Ce passeport est le seul moyen que j’ai trouvé pour quitter ce pays sans y laisser la vie. Une fois que ce sera fait, vous ne me reverrez plus jamais. Ni moi, ni ces photos.

 L’ambassadeur se leva une nouvelle fois de table.

 — Transmettez un courrier à l’ambassade en mon nom propre. A l’intérieur, vous fournirez une photo de vous-même aux standards internationaux ainsi que votre taille et la couleur de vos yeux. Je vous recontacterai une fois le document prêt.

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