Chapitre 11

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Moscou, mercredi 17 novembre 2021

 La ruelle derrière l’hôtel était plongée dans la pénombre. Tout juste pouvais-je distinguer les poubelles qui m’entouraient. Si les ténèbres masquaient ma présence, la neige au sol l’étouffait. C’est donc complétement furtif que je m’avançai dans cette ruelle.

 Il y régnait une atmosphère entièrement silencieuse, comme pétrifiée par la glace. Je ne savais vers où me diriger, mes yeux tardant à s’habituer à l’obscurité et mes oreilles ne m’étant d’aucune aide dans ce silence de mort. Jusqu’à ce que la main de l’homme rompe le silence. Bien aidée par la joue de la jeune femme, il est vrai. Celle-ci s’écroula au sol sous la violence de la gifle. Mon regard se porta vers la source du bruit et je décelai une masse informe, presque imperceptible, à quelques mètres de moi. La masse voulut se baisser pour poursuivre la leçon qu’elle s’appliquait à donner à la jeune femme récalcitrante, mais mes bras autour de son cou l’en empêchèrent. Sans lui laisser le temps de réagir, je lui assénai un violent coup de pied derrière le genou gauche. Celui-ci plia et l’homme posa genoux à terre. Il était désormais à bonne hauteur pour que je puisse l’étrangler de mes bras. Il se débattait comme un diable, donnant de puissants coups de coudes pour m’atteindre aux côtes et se dégager de mon étreinte. Mais, plus agile et plus rapide, j’esquivais chaque attaque. Alors l’homme tenta de se relever, mais un coup de genou asséné dans le dos le força à rester agenouillé. Bientôt ses forces l’abandonnèrent et toute résistance cessa. Je relâchai mon étreinte et envoyai claquer sa tête contre la poubelle la plus proche. L’homme s’écroula dans la neige. Dans un élan de compassion, je vérifiai son pouls. Il respirait encore et n’était qu’inconscient. Il se réveillerait dans quelques minutes avec un bon mal de crâne.

 Je distinguais maintenant les formes plus nettement et me retournai vers la jeune femme. Elle était encore à moitié allongée dans la neige. Incrédule, elle me lança un regard totalement apeuré :

 — Qu’est-ce que vous venez de faire ?!

 — Rien de très grave, votre ami sera vite sur pied. Mais si vous voulez mon avis, vous feriez mieux de...

 — Ce n’est pas pour lui que je m’inquiète ! me coupa-t-elle. Lui, il peut crever, j’irai cracher sur sa tombe. Mais vous, vous n’avez aucune idée de la personne à qui vous venez de déclarer la guerre.

 — Si, répliquai-je. Et il gît sur le sol devant moi.

 — Pas lui. Lui n’est qu’un chien, un vulgaire laquais. Mais mon employeur, lui...

 Sa voix tremblait. Je ne pouvais encore distinguer nettement les traits de son visage, mais j’aurais parié que des larmes embuaient ses yeux en cet instant.

 — Votre employeur ? m’étonnai-je alors que je l’aidais à se relever.

 — Mais vous débarquez de quel pays ?! Regardez-moi, regardez où l’on est. Est-ce que j’ai vraiment l’air d’une fille banale ?

 — Si vous voulez me signifier par là que vous êtes ravissante, je l’avais déjà remarqué lorsque nous étions encore à l’intérieur.

 — Idiot ! On me paie pour coucher avec des hommes et celui que vous venez de mettre à terre est mon souteneur. Vous comprenez ce que ça implique ?

 — Quand bien même celui-ci serait votre souteneur, cela ne lui donne pas le droit de vous frapper.

 — Quand je déçois le client, Roman a tous les droits sur moi. Maintenant, Anton va vous tuer, annonça-t-elle la gorge nouée.

 — Alors dites-lui bien que je loge en chambre 305.

 — Vous trouvez ça drôle ?! Je risque ma vie autant que vous ! s’indigna-t-elle.

 — Pas si vous me dénoncez, rétorquai-je, placide.

 — Mais... Je ne peux pas faire ça, vous venez de me...

 — Si, coupai-je, vous le pouvez. Ne vous inquiétez pas pour moi, faites plutôt attention à vous. Je vais vous raccompagner dans la rue principale et vous commander un taxi.

 Nous rejoignîmes l’avenue perpendiculaire à la ruelle. Elle frissonnait. Son manteau était resté à l’intérieur et elle ne voulait pas rentrer le récupérer. Je n’étais guère plus réchauffé avec ma simple chemise, mais mon récent accrochage et l’adrénaline qui coulait encore dans mes veines m’empêchaient de prendre la mesure du froid qui régnait dehors.

 — Taxi ! hélai-je en tendant le bras. Une vieille Lada blanche sans aucune inscription s’arrêta devant nous. La ville comptait plus de faux taxis que de taxis officiels.

 — Vous ne préférez pas un vrai taxi ? Ce serait plus sûr... préconisai-je.

 — Cessez de vous inquiéter pour moi et quittez cette ville immédiatement. Rentrez en France, vous serez en sécurité là-bas.

 Ces maudites chuintantes imprononçables avaient une nouvelle fois trahi mes origines hexagonales.

 — Fuir est une habitude que j’essaie de perdre.

 — Ne soyez pas stupide, répliqua-t-elle avant d’ouvrir la porte arrière de la Lada.

 — Alors fuyez avec moi, proposai-je dans l’espoir de la retenir.

 — Pour aller où ? Je ne serai à l’abri nulle part dans ce pays.

 — Allons dans un autre pays.

 — Nous n’avons pas tous la chance d’être français et de pouvoir aller là où bon nous semble.

 Elle s’assit alors à l’arrière de la Lada. Je tentai de la convaincre une dernière fois :

 — Notre destin n’appartient qu’à nous. Si jamais vous changez d’avis, je vous attendrai chambre 305. Vous ou votre employeur.

 Sa gorge se noua.

 — Partez, je vous en supplie.

 La portière de la voiture claqua, le taxi démarra et la Lada disparut dans une valse de flocons tourbillonnants au vent.

 Le jour se levait sur Moscou et je n’avais pas fermé l’œil de la nuit. Je repensais sans cesse à cette jeune femme.

 Ne tenant plus en place dans mon lit de la chambre 305, je décidai de mettre mes affaires en ordre.

 Une petite heure plus tard, fraîchement douché et habillé, je refermais ma valise et m’asseyais au bureau, face à la fenêtre, une enveloppe à mon nom entre les mains. Je savais qu’il fallait partir au plus vite et que je n’étais pas en sécurité dans cette chambre. Mais que lui arriverait-il à elle, dont je ne connaissais pas le nom, si je fuyais maintenant ? D’aucuns rétorqueraient qu’elle n’est qu’une prostituée après tout. Je leur répondrais qu’en aucun point ma vie ne valait mieux que la sienne. Probablement avait-elle une famille et des amis qui tenaient à elle. Peut-être avait-elle des projets dans la vie. Je n’avais rien de tout cela et j’étais fatigué, fatigué de fuir.

 J’observais la relève de la garde du Kremlin lorsque la porte derrière moi s’ouvrit. Je fermai brièvement les yeux, inspirai une large bouffée d’air et me retournai.

 Ils étaient deux à être entrés dans ma chambre. Le plus grand et massif d’entre eux scruta la pièce de fond en comble. Le second, un être au visage rouge boursoufflé et au crâne dégarni me fixait sans discontinuer. Ils étaient tous deux vêtus du même pardessus gris et portaient des gants en cuir marron. La porte se referma d’elle-même. Le second prit alors la parole :

 — Je ne pensais pas vous trouver encore ici, déclara-t-il, agréablement surpris.

 — Je n’ai pas pour habitude de me défiler face à mes responsabilités, répliquai-je froidement en me levant, tentant d’impressionner mon auditoire par mon assurance, pourtant largement feinte.

 — Très bien, cela me facilite les choses.

 Il sortit un pistolet de l’intérieur de son pardessus et le pointa dans ma direction. Ce qui me restait d’assurance venait de s’envoler et je sentais maintenant mes mains trembler.

 — Vous vous êtes attaqués à l’un de mes hommes et je ne puis tolérer cela.

 Le plus grand des deux avait traversé la pièce et se trouvait maintenant sur ma gauche, près du lit. Son chef, lui, me faisait toujours face, pistolet à la main.

 — Il a manqué de professionnalisme en s’attaquant physiquement à l’une de vos employées. Je ne pouvais tolérer qu’on fasse subir cela à une femme sans défense. Et je suis certain que vous non plus, vous ne pouvez tolérer que quelqu’un s’en prenne à votre gagne-pain, osai-je me justifier.

 L’homme sourit un bref instant, puis rigola franchement. Son sbire l’imita plus timidement.

 — En voilà un sacré argument ! Et non dénué de sens en plus !

 Il avait totalement abandonné sa posture de mafieux stéréotypé et semblait maintenant totalement détendu. Il posa même son pistolet sur le guéridon à sa gauche. Légèrement soulagé, je repris ma respiration.

 — Mais vous comprendrez, reprit-il, que je n’ai guère d’autre choix que de les punir lorsqu’elles ne satisfont pas pleinement aux besoins de mes clients. Il en va de la réputation de ma petite entreprise.

 Je ne comptais pas poursuivre ce débat indéfiniment et me jetai sur le guéridon pour me saisir de l’arme. Avant que l’un des deux ne comprenne quoi que ce soit, j’avais déjà passé mon bras autour de la gorge de l’homme au crâne dégarni et pointé l’arme sur sa tempe. Son sbire dégaina alors le même type d’arme et me mit en joue.

 — Sachez, cher monsieur, commença l’homme au crâne dégarni, que le seul moyen de vous en sortir en vie est de me relâcher immédiatement.

 — Je préfèrerais que votre homme lâche son arme d’abord.

 — Il n’en fera rien, le Tokarev que vous tenez n’est pas chargé. Le sien, oui.

 — Vous mentez.

 Et voilà que je faisais de nouveau face à un dilemme : si je tirais et que l’arme n’était pas chargée, je mourais ; si je tirais et que l’arme était chargée, je risquais tout de même de me prendre une balle avant de pouvoir atteindre son sous-fifre. Et pas moyen de déguerpir, pas moyen d’ouvrir cette satanée porte sans relâcher mon otage. Quoique je fasse, j’étais plus ou moins certain d’y rester. Résigné, je pressai la détente.

 « Clic ».

 Rien. Pas de détonation, pas de balle et encore moins d’impact. J’avais perdu. Je jetai l’arme sur le lit et relâchai mon otage. L’homme au crâne dégarni passa alors la main sur sa gorge, avança de quelques pas et se retourna vers moi. Son sbire, qui pointait toujours son arme dans ma direction, arma le chien de son pistolet. Je pris une profonde inspiration et fermai les yeux.

 — Très bien, je vois que vous êtes quelqu’un de déterminé. J’ai besoin d’un homme comme vous, déclara-t-il à mon grand étonnement.

 Je rouvris les yeux et vis son sbire abaisser son arme.

 — Je... Je ne comprends pas, m’entendis-je dire.

 — Voyez-vous, commença-t-il, si je ne partage pas votre avis concernant le sort que je dois réserver aux filles qui me désobéissent, je suis entièrement d’accord sur le fait que Roman était un personnage beaucoup trop violent pour s’occuper d'elles.

 — Etait ? demandai-je, intrigué.

 — Oui, il est malheureusement mort cette nuit non loin d’ici, m’annonça-t-il faussement désolé.

 — Non, c’est impossible. Il était inconscient quand je l’ai laissé, mais il allait bien.

 — Ce n’est pas ce que dit l’enquête en cours. Il est mort d’une balle dans la tête.

 — Quoi ?! Qu’est-ce que ça veut dire ?! Vous l’avez tué ???

 — Pas moi, vous.

 — Comment ?! Mais non, jamais de la vie !!!

 — Ce n’est pas ce que diront les enquêteurs lorsqu’ils verront la vidéo de la caméra infrarouge qui a filmé votre altercation et qu’ils retrouveront l’arme du crime avec vos empreintes dessus.

 — Mais je n’ai jamais utilisé d’arm...

Je me tus soudainement et tournai lentement mon regard vers le lit. Le sbire de l’homme au crâne dégarni ramassa alors l’arme avec un mouchoir et la plaça dans une de ses poches.

 — Vous comprenez la situation dans laquelle vous êtes ? me demanda l’homme.

 — Vous... Vous avez tout manigancé...

 — Disons qu’après m’être renseigné sur votre personne, je me suis dit que j’avais peut-être mieux qu’une balle dans la tête à vous offrir. Ce pistolet avec vos empreintes dessus peut se retrouver dès demain dans la liste des pièces à conviction de la police de Moscou. Ou rester bien à l’abri dans un de mes coffres-forts. Cela ne tient qu’à vous.

 — Je ne comprends pas pourquoi vous faites tout ça. Qu’est-ce que vous attendez de moi ?

 — Pour faire simple, la politique de lutte contre la corruption et le crime organisé que mène le gouvernement fédéral actuel menace mes activités. J’ai besoin de quelqu’un pour remplacer Roman, quelqu’un d’insoupçonnable et qui n’ait aucun lien avec ma personne.

 — Si vous pensez que je vais participer à votre trafic d’êtres humains, vous vous trompez lourdement. Tuez-moi tout de suite, vous gagnerez du temps.

 — Oh non, je ne vais pas vous tuer. J’ai à ma disposition un jeune français propre sur lui, qui parle parfaitement le russe et qui semble à des années-lumière du milieu de la prostitution moscovite. Je ne laisserai pas un tel atout m’échapper. Vous allez m’aider à pérenniser mes activités.

 — Je vous le répète, je ne travaillerai pas pour vous.

 — Comprenez également que vous serez la seule personne de mon organisation à être en contact avec mes filles. Si vous tenez tellement à elles, ne me forcez pas à mettre quelqu’un de moins gentleman à votre place.

 Le piège s’était parfaitement refermé. Tout me poussait à la coopération avec cet ignoble personnage. Ma liberté était entre ses mains, celle de ses “filles” entre les miennes. Fuir revenait à les abandonner, et rester à me renier. Je ne savais quoi faire, sinon gagner du temps.

 — Qu’est-ce que je serais amené à faire, précisément ? lui demandai-je.

 — Organiser les rendez-vous ; prospecter auprès des hommes d’affaires de passage dans la capitale ; présenter le catalogue aux nouveaux clients ; s'assurer qu'ils respectent bien le contrat, surtout lors du premier rendez-vous ; veiller au bien-être des filles. Vous serez un peu leur ange gardien en somme.

 — Plutôt leur geôlier.

 — Façon de voir les choses. Dites-vous bien que ce genre de commerce existera toujours. Alors, à défaut de le faire cesser, contentez-vous de le rendre un peu plus humain.

 L’idéaliste que j’étais venait de se fracasser contre la réalité du monde qui l’entourait. Aussi cynique fût-il, l’homme au crâne dégarni avait visé juste : fuir préserverait peut-être ma conscience, mais il n’aiderait pas ces jeunes femmes à s’en sortir. Si je collaborais maintenant, peut-être trouverais-je la faille plus tard. Alors je pourrais leur venir en aide réellement. Et peut-être rendrais-je ce monde un tout petit peu meilleur.

 — J’ai besoin d’une réponse rapide, me tança l’homme au crâne dégarni.

 — Très bien, mais cela se fera à ma manière, et à la manière de personne d’autre, indiquai-je d’une voix aussi posée que possible.

 L’homme au crâne dégarni sourit, puis dégaina une flasque de vodka et deux petits gobelets en métal de la poche intérieure de son pardessus. Il posa le tout sur le bureau de ma chambre, près de l’enveloppe à mon nom, et versa le contenu de sa flasque dans les deux gobelets.

 — Alors levons nos verres à notre future, et fructueuse, collaboration.

 Ce dernier mot me serra le cœur. Alors qu’il me tendait un des verres remplis de vodka, je lançai un ultime regard autour de moi, dans un dernier appel à l’aide. Mais non, il n’y avait personne d’autre. Personne pour me venir en aide, pour préserver mes principes de moi-même. Il n’y avait rien que cette enveloppe à mon nom. J’avalai le verre d’une traite, comme pour mieux faire passer cette traîtrise.

 — Maladiets ! s’exclama-t-il en russe. Je suis persuadé que vous ferez un excellent entremetteur.

 — Certainement...

 L’homme au crâne dégarni fit un rapide signe de tête à l’attention de son homme de main. Celui-ci, qui n’avait pas bougé depuis ma tentative ratée de prise d’otage, se déplaça jusqu’à la porte d’entrée et l’ouvrit. Son patron se dirigea alors vers la sortie, avant de se retourner vers moi :

 — J’oubliais : si jamais vous prend l’envie de quitter la ville ou le pays, nous vous retrouverions avant que vous ne franchissiez la frontière...

 — Croyez-bien, cher monsieur, que si me prend l’envie de disparaître, je disparaîtrai sans que vous le remarquiez, rétorquai-je.

 Mais ce dernier affront du vaincu au vainqueur ne le troubla pas le moins du monde. Il s’esclaffa, levant les yeux au ciel, puis reprit un peu de son sérieux :

 — Je crois que j’ai oublié de me présenter. Toutes mes excuses : Anton Nevikov, chef de la police de Moscou.

 La nuit suivante, les pleurs avaient repris.

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