Chapitre 9

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Paris, lundi 2 octobre 2023

 Mon obsession avait désormais un nom. Voilà une semaine que j’observais Chloé pendant les cours, n’écoutant rien des règles de perspective, des notions de proportions ou des effets de lumières inhérents aux œuvres de la Renaissance. Cette fille m’hypnotisait littéralement, elle hantait mes nuits et dévorait mes jours. Et je n’arrivais pas à comprendre pourquoi. Certes, elle était magnifique, mais des filles magnifiques, j’en avais croisées par wagon en Russie et aucune ne m’avait jamais empêché de dormir. Sauf celles qui s’étaient retrouvées dans mon lit, bien évidemment... Bref, Chloé était belle, mais en dehors de ce physique plaisant, je ne savais rien d’elle. Alors pourquoi diable m’obsédait-elle ? La réponse était-elle à chercher de son côté ou du côté de ma psyché fatiguée ?

 Cette dernière question balayée d’un revers de main, j’essayai d’en apprendre plus sur elle. Installé à la bibliothèque des Beaux-Arts, entre deux rayonnages de livres à la reliure usée, je fis défiler des centaines de pages Internet sur l’écran de mon ordinateur. Mais les moteurs de recherche et autres réseaux sociaux ne me furent d’aucun secours. J’avais entré son nom et son prénom, rien ; cherché une quelconque relation entre elle et le monde de l’art, rien ; m’étais renseigné sur le profil des autres personnes de notre atelier dans l’espoir de trouver la moindre connexion entre eux et elle, rien non plus. Au bout de deux heures de recherches, il fallait se rendre à l’évidence : il n’y avait aucune trace d’elle sur Internet. D’exaspération, j’envoyai valser mon ordinateur portable sur la table de la bibliothèque, lequel finit par quitter ladite table pour s’écraser sur le sol en contrebas. Quelques regards réprobateurs s’attardèrent brièvement sur ma personne, non parce que je venais de détruire un portable à mille euros sur un coup de tête, mais parce j’avais osé troubler l’ambiance studieuse des lieux. Furieux, je quittai la pièce sans même ramasser mon ordinateur.

 « Super, Nathan... Tu viens de te faire remarquer par tout le monde et il te faut un nouvel ordinateur maintenant. » songeai-je alors.

 Il était aux alentours de seize heures, je venais de quitter l’enceinte de l’école et me trouvais à quelques encablures lorsque je l’aperçus au loin. Elle marchait d’un pas léger en direction du nord. J’avais là une occasion inespérée d’en apprendre enfin un peu plus. Avec de la chance, elle rentrerait directement chez elle et je disposerais bientôt d’une adresse. Je sais bien que suivre une jeune femme dans la rue jusque chez elle n’est pas gage d’une santé mentale des plus équilibrées, mais au point où j’en étais, j’étais prêt à saisir toute opportunité qui me permettrait d’en découvrir davantage sur cette mystérieuse Chloé.

 Je la suivis donc une demi-heure durant, veillant à toujours laisser plusieurs dizaines de mètres entre elle et moi, accélérant le pas lorsque son chignon de danseuse disparaissait au détour d’une rue, ralentissant lorsque ses yeux verts teintés d’outremer s’attardaient sur la devanture d’une boutique de mode ou que ses jambes nues s’arrêtaient au feu rouge d’un passage piéton. Puis, parvenues au numéro 59 de la rue des Mathurins, dans le 8ème arrondissement, ses ballerines se cambrèrent dans un entrechat voluptueux, ses doigts fins et délicats effleurèrent le digicode et sa robe légère virevolta à l’intérieur du hall d’entrée. Je me précipitai pour glisser mon pied entre la porte et son cadre tout en me baissant pour qu’elle ne puisse pas remarquer ma présence. Je me relevai lentement et vérifiai à travers la vitre de la porte qu’elle avait bien quitté le hall d’entrée. C’était bien le cas et je pouvais maintenant m’introduire à l’intérieur sans crainte. Dans la cage d’escalier, j’entendis grincer le palier du deuxième étage, tinter un trousseau de clés et claquer une porte d’entrée. J’avais désormais une adresse et un numéro d’appartement.

Mardi 3 octobre 2023

 Le lendemain matin, vers huit heures trente, je me trouvais près de l’église de la Madeleine, scrutant la rue et les passants. Je la reconnus immédiatement, alors qu’elle n’était encore qu’une lointaine silhouette. Mais une silhouette à nulle autre pareille, élégante et fière, intrigante et légère. Une silhouette qui valait bien la longue attente qui fut la mienne. Lorsqu’elle arriva dans la rue Royale, je m’engageai sur le trottoir opposé au sien de telle sorte que nous avancions au même niveau l’un et l’autre. Au moment de tourner à gauche sur la place de la Concorde, elle traversa la rue et tomba nez à nez sur ma personne :

 — Nathan ? m’interpella-t-elle, surprise.

 Feignant à ce moment-là d’être absorbé par quelque conversation textuelle sur mon téléphone, je relevai la tête l’air de rien :

 — Eh ! Chloé, c’est ça ?

 Elle esquissa alors un sourire, mi-amusée, mi-offensée :

 — Absolument. Qu’est-ce que tu fais là ? Tu vis dans le coin ?

 — Euh, oui, enfin non. Je suis passé ici pour m’acheter un nouvel ordinateur avant d’aller en cours. Le précédent vient tout juste de faire l’amère expérience de la gravité.

 Ce qui était vrai, même si le rachat de matériel informatique n’était évidemment pas la raison première de ma présence dans cette rue. Pour autant, Chloé trouva là un sujet de conversation et en profita pour rebondir :

 — Franchement, quel idiot ce Newton d’avoir inventé la gravité ! Personnellement, il me doit deux téléphones et un fer à friser.

 — Une conspiration des fabricants d’électronique pour nous forcer à racheter plus souvent leurs produits.

 — Ah ah, oui, s’amusa-t-elle, je suis sûre que les deux sont de mèche.

 Ce premier sujet rapidement épuisé, un silence gênant pointa le bout de son nez. Ni elle ni moi ne semblions disposés à questionner l’autre sur son passé, sa famille, ses passions ou ses intérêts divers. Moi parce que je craignais de me montrer trop intrusif trop tôt, elle pour une raison inconnue. Mais heureusement pour moi, Chloé n’aimait pas les silences prolongés :

 — Bon, et sinon, parlons peu mais parlons bien : t’en penses quoi de l’atelier jusqu’à présent ?

 Franchement, je n’en pensais rien. Mais la franchise n’étant pas ma qualité première, je préférai botter en touche :

 — Et bien, disons que j’ai hâte de passer aux travaux de groupe et aux projets personnels.

 — Idem. Les cours magistraux sont intéressants, mais bon, rien qu’on ne sache déjà.

 — Euh, oui... C’est vrai que la prof enfonce des portes ouvertes, ajoutai-je sur un ton très moyennement convaincant.

 — Mais tellement ! Comme si on ne savait pas que l’école Florentine était à l’origine même de la Renaissance italienne par sa rupture avec le style byzantin, approuva Chloé.

 — C’est clair... Quoi ? Le style bisontin ? Il fallait vraiment que je change de sujet au plus vite ou je n’allais pas tarder à être démasqué.

 Mais alors que je retournais mon cerveau à la recherche d’un autre sujet de conversation, aussi insignifiant fût-il, rien n’y fit, c’est encore elle qui me sauva la mise :

 — Bon, cessons de parler des cours, ça m’ennuie. Parlons d’autre chose : ça va, tu commences à t’habituer à la vie parisienne ?

 Nous venions alors de passer près de la place Vendôme et, de Paris, nous avions maintenant vue sur un jardin des Tuileries saccadé, entrecoupé par les arcades d’une rue de Rivoli tout juste réveillée par la lumière rasante du soleil levant.

 — Comment ? Ah, oui, ça va, la ville est assez agréable à vivre. Mais comment tu sais que je suis nouveau ici ?

 — Bah je sais bien que tu... Enfin... Je veux dire... Ça se voit au premier coup d’œil que tu n’as pas du tout l’attitude d’un parisien de longue date, ni même l’état d’esprit. Mais alors pas du tout !

 — L’état d’esprit ?

 — Oui, l’état d’esprit. Tu apprendras vite que rien n’importe plus à un Parisien que l’image qu’il renvoie de lui-même. Alors que toi, à l’inverse, tu n’hésites pas à arriver le jour de la rentrée habillé comme un jeune premier, là où tous les autres cherchent à s’ériger en hérauts de l’anti-système ; ensuite tu te trompes d’atelier ; et enfin tu n’hésites pas à balancer ton ordinateur à travers la bibliothèque devant tout le monde…

 — Attends, je t’ai jamais dit ce qui était réellement arrivé à mon ordinateur...

 Elle affichait maintenant un grand sourire :

 — Qu’est-ce que je disais ? Tu constateras assez tôt que tout se sait très vite à Paris. Bref, tu es tout le contraire d’un Louis de Morny, par exemple.

 — Louis… Le grand brun, dans notre atelier ?

 — Celui-là même. Un parisien pur souche. On était ensemble au lycée. C’est le genre de personne qui mise tout sur l’apparence et dont les relations ne sont qu’intéressées.

 Nous passions à présent devant la pyramide du Louvre. Le regard de Chloé s’illumina :

 — Ce chemin est quand même sublime, tu ne trouves pas ? Passer tous les jours par le centre de Paris pour se rendre aux Beaux-Arts, je trouve ça fantastique.

 — Oui, c’est vrai que cet itinéraire n’est pas des plus désagréables.

 Nous traversâmes ensuite la Seine sur le pont du Carrousel et bientôt les Beaux-Arts se dessinèrent sous nos yeux. J’aurais aimé que le trajet continuât indéfiniment et que Chloé m’accompagnât éternellement, mais déjà nous passions la grille d’entrée et une jeune femme venait à notre rencontre :

 — Chloé !

 Je reconnus alors l’un des visages qui m’avaient fixé la veille à la bibliothèque, lors de l’épisode de l’ordinateur volant. Chloé se tourna vers moi :

 — Je te prie de m’excuser Nathan, il faut que j’aille voir Inès. De toute façon, on se revoit en cours. En tout cas, ce fut un plaisir de faire ce trajet avec toi. Dommage que tu n’aies pas besoin de racheter un nouvel ordinateur chaque matin...

 — Croyez bien que le plaisir fut partagé, jeune demoiselle.

 Cette dernière tournure, légèrement obséquieuse, la fit délicatement sourire. Puis elle se retourna et s’éloigna, me laissant en proie à toujours plus de questions, toujours plus d’obsession.

 Le lendemain matin, j’attendais assis sur les marches de la Madeleine. Elle passa devant moi, s’arrêta, m’observa un moment, puis me lança d’un sourire amusé :

 — Encore un problème d’ordinateur ?

 J’acquiesçai de la tête :

 — Je suis d’un maladroit en ce moment...

 Nous nous retrouvions ainsi chaque matin devant l’église de la Madeleine. Au fil des jours, notre rencontre s’était muée en un ballet millimétré : moi assis sur les marches à me morfondre de son absence ; elle passant sans me voir, s’immobilisant quelques pas plus loin ; pivotant ses talons dans ma direction ; me décochant un de ces sourires mutins dont elle avait le secret ; moi bondissant à la manière d’une pantomime exaltée et, tel le damné sauvé des Enfers, dévalant la volée de marches sans un regard en arrière, retrouvant enfin ma bien-aimée.

Mardi 10 octobre 2023

 Peu de temps après l’épisode de la Madeleine, nous débutâmes les travaux de groupe. « L’école de Ferrare dans l’impulsion de la Renaissance italienne ». Autant vous dire tout de suite que je ne fus pas le contributeur le plus investi de mon groupe, groupe par ailleurs constitué de Chloé, du parisien pur jus Louis, et de deux autres filles dont les noms m’échappent encore aujourd’hui, si tant est que je les aie jamais connus.

 Je me proposai donc au poste de dactylo à chacune de nos réunions quotidiennes. Je trouvai là l’excuse parfaite pour ne pas contribuer autant que les autres. Mais aussi et surtout, ce poste me conférait un avantage stratégique pour enfin percer le mystère Chloé. Car malgré les trajets quotidiens que nous partagions elle et moi, son énigme toute entière demeurait. En prenant les notes pour tout notre groupe, je tenais peut-être enfin le moyen de retourner la situation à mon avantage. En effet, nous avions convenu que je devais envoyer mes notes par courriel aux autres membres du groupe. Je profitai de l’occasion pour glisser une erreur quasi-invisible dans l’adresse électronique de Chloé. Alors que les autres avaient bien reçu mon courriel, elle s’inquiéta de n'avoir rien reçu :

 — Je comprends pas, regarde, lui dis-je en montrant l’écran de mon ordinateur, c’est bien l’adresse que tu m’as indiquée, non ?

 — Oui, c’est vraiment étrange, c’est bien la bonne adresse et les autres ont reçu ton courriel, alors que moi non.

 — Attends, ce qu’on va faire, c’est que je vais te le renvoyer et tout de suite après, tu iras vérifier avec mon ordi si tu l’as bien reçu.

 — Ok.

 Le piège s’était refermé. J’indiquai cette fois-ci la bonne adresse dans l’entête du courriel et cliquai sur « envoyer ». Juste après, elle emprunta mon ordinateur portable et rentra ses informations personnelles pour se connecter à sa boîte mail.

 — C’est bon, je l’ai. C’est vraiment bizarre...

 — En effet, c’est très étrange... répondis-je l’air de rien.

 Je me retenais d’exulter. La veille de cet épisode, j’avais installé un logiciel enregistreur de frappes sur mon propre ordinateur : tout ce qui avait été tapé sur mon clavier depuis avait été consigné dans un fichier texte. Je n’avais plus qu’à le consulter pour récupérer le mot de passe de Chloé et pouvoir ainsi consulter ses mails personnels.

Jeudi 12 octobre 2023

 Les travaux de groupe à peine entamés, on nous demanda de commencer à plancher sur nos projets personnels. Nous avions une année complète pour mener à bien ce projet qui se devait d’être, je cite, « original, créatif et à même de questionner notre vision du monde ». J’avais tout acheté, des toiles aux pinceaux en passant par la matière première aux mille nuances. Ne manquait plus que d’être touché par la grâce divine pour être fin prêt.

 Heureusement pour moi, les projets personnels pouvaient être travaillés aussi bien dans les ateliers des Beaux-Arts que chez soi. Je n’avais donc aucune obligation de montrer l’étendue de mes « talents » en public.

 C’est en fin de journée, dans la cour du mûrier, alors que le soleil dardait ses derniers rayons, que je dénichai ma botte secrète. Dans cet ancien cloître reconverti en jardin d’agrément où se mêlaient statues grecques, fontaine de marbre et mûrier de Chine, se fondait un grand gaillard au teint métissé. Il était adossé contre le rebord du bassin et le fusain de sa main droite courait frénétiquement sur un carnet à croquis. La galerie du cloître dans laquelle je me trouvais se faisait l’écho du bruit de l’eau et du papier. Mais bientôt l’écho de papier s’évanouit ; le crayon avait stoppé sa folle échappée. Le grand gaillard réprima alors un bâillement de sa main droite avant de laisser le fusain reprendre sa course de plus belle. L’écho me revint aussitôt, âpre, puissant.

 — Journée épuisante, n’est-ce pas ? lui lançai-je en m’approchant.

 — Comme chaque jour que Dieu fait, rétorqua-t-il sèchement sans même quitter son croquis du regard.

 — Je ne suis pas sûr que Dieu ait quoique ce soit à voir avec votre état de fatigue.

 Il daigna finalement lever les yeux vers moi :

 — Je ne sais pas ce que tu me veux, mais fais vite, j’ai un croquis à terminer avant la fin de l’heure.

 — Oui, au temps pour moi, je me doute que la ponctualité chez McDonald’s n’est pas négociable...

 — Quoi ?! Comment tu sais que je travaille là-bas ?! s’étrangla-t-il.

 Je ne pus contenir un sourire satisfait : j’avais désormais toute son attention.

 — En te suivant à la sortie de l’école, tout simplem...

 Sans me laisser le temps de finir ma phrase, il me sauta à la gorge et m’empoigna par le col de la chemise. Il était maintenant si proche que je pouvais sentir son souffle chaud sur mon visage.

 — Tu m’as suivi ?! C’est quoi ton problème, espèce de taré ?!!

 L’expression de ses traits, la fureur dans ses yeux, la poigne avec laquelle il me retenait, tout cela m’invitait à la plus grande prudence quant à ce que je m’apprêtais à lui déclarer. C’est donc d’un calme olympien, quoique largement feint, que je lui répondis :

 — Mon problème peut devenir ta solution.

 — Qu’est-ce que tu racontes ?

 — J’ai une proposition à te soumettre. Mais avant, si tu pouvais commencer par me lâcher... Cette chemise coûte une petite fortune.

 Ce qui était parfaitement faux, mais cela faisait partie du personnage vaniteux que j’avais décidé de jouer. Le grand gaillard hésita une ou deux secondes, puis desserra ses poings, me permettant de recouvrer ma liberté de mouvement.

 — Merci bien. Bon, tout d’abord, sache que je ne prête aucune espèce d’intérêt à ta personne, lui annonçai-je en rajustant le col de ma chemise. Je pense simplement que nous avons tous les deux intérêt à nous associer.

 — J’écoute.

 — Tant mieux. J’ai remarqué il y a quelques jours de cela que tu enchaînais café sur café à la cafétéria de l’école. Je me suis dit sur le moment que tu avais probablement un peu trop fait la fête la veille. Après tout, quel étudiant n’a jamais passé de nuit blanche ? Mais le lendemain, j’ai constaté exactement la même fatigue. Et il en fut de même toute la semaine durant. Alors je me suis dit que soit tu étais le plus grand fêtard de l’école, soit tu occupais tes nuits à autre chose. Donc, comme je l’ai déjà dit, je t’ai suivi. Je me suis retrouvé dans une salle de fast-food aux couleurs criardes à devoir endurer les odeurs de friture et les brames d’ados abâtardis jusqu’à ce que tu aies terminé ton service.

 — Tu veux en venir où ? Je dois me cogner ce que tu décris-là chaque soir, moi.

 — Ne m’en parle pas, rien qu’à l’idée, j’en ai des haut-le-cœur. Mais ravi d’apprendre que cela te semble aussi pénible qu’à moi. Ma proposition ne devrait que t’intéresser d’autant plus.

 — Si ta proposition concerne quoique ce soit d’illégal, t’es pas tombé sur la bonne personne. Ça fait deux ans que je suis dans cette école et que je sue tous les soirs jusqu’à plus de minuit dans ce maudit fast-food, week-ends compris. C’est pénible, mais cela reste un travail honorable.

 — Et bien, tout dépend de ce que tu entends par « légal », grimaçai-je, faussement contrarié. Si ton honneur t’interdit de vendre de la drogue à des gamins à la sortie de la maternelle, alors sois rassuré, il devrait s’en sortir sain et sauf.

 — Viens-en au fait.

 — J’y viens, j’y viens... Alors voilà, il s’avère que je n’ai pas toutes les compétences requises pour étudier ici.

  Il fronça les sourcils.

 — En fait, il s’avérerait même que je n’en ai aucune, précisai-je.

 — Alors comment tu as fait pour intégrer cette école ? s’étonna-t-il, de plus en plus intrigué par le personnage qui lui faisait face.

 — Secret défense, désolé. Tout ce que tu as besoin de savoir, c’est que j’ai maintenant besoin de quelqu’un pour réaliser mon projet personnel à ma place, et que je suis prêt à le payer généreusement.

 — Combien ?

 — 4000€.

 — Tu rigoles ?! ricana-t-il, le mépris au coin des lèvres.

 — Par mois.

 Son sourire s’effaça aussi vite qu’il était apparu.

 — 4000€ par mois en liquide pour t’adonner à ta passion et ne plus jamais avoir à travailler dans cet écœurant fast-food, repris-je, satisfait de mon effet.

 — Il faut que je réfléchisse.

 — Ici, demain, à la même heure. Je viendrai prendre connaissance de ta réponse.

 Je commençais à m’éloigner lorsque je me souvins d’un détail. Je m’arrêtai alors et me retournai vers lui :

 — J’oubliais, il faudra aussi que tu me fournisses régulièrement des ébauches de dessin et de peinture à des stades plus ou moins avancés pour que je puisse faire illusion lors des cours de technique. Je m’arrangerai ensuite pour donner l’illusion de les dessiner moi-même pendant les cours.

 — Tu penses vraiment arriver à tromper ton monde ? m’interrogea-t-il perplexe.

 — C’est tout le sel du jeu que d’essayer, mon cher...

 — Charles, je m’appelle Charles.

 Le lendemain, c’est un tout autre Charles, moins fatigué, plus apaisé, qui vint à ma rencontre. Je l’attendais assis en tailleur sur le rebord de la fontaine, occupé à feuilleter la brochure d’une exposition quelconque qui aurait bientôt lieu au sein de l’école.

 — Tu as eu le temps de réfléchir à ma proposition ? lui lançai-je, sans lâcher ma brochure des yeux.

 — Oui. Mais j’aimerais savoir avant pourquoi tu fais tout ça. Quel est ton intérêt dans cette histoire ? En quoi étudier dans cette école t’est utile alors que tu ne sais même pas dessiner ?

 — Si moi-même je le savais... Tout ce que je peux te dire, c’est que j’ai besoin de passer encore un peu de temps ici.

 — Dans tous les cas, ne me fais pas regretter notre partenariat.

 — Dois-je prendre cette menace déguisée pour une réponse positive à l’offre que je t’ai faite ? demandai-je en relevant la tête pour observer sa réaction.

 Il opina du chef.

 — Parfait ! m’exclamai-je, bondissant de mon promontoire. Tu commences aujourd’hui, j’ai un cours de morphologie demain et je ne sais même pas en quoi ça consiste. Vu que tu es dans cette école depuis deux ans, tu ne devrais pas avoir trop de mal à me préparer un truc sympa.

 — La morphologie consiste en l’étude et la reproduction des mouvements du corps.

 — Ravi que tu le saches. En même temps, c’est un peu pour ça que je te paie. Pour plus de discrétion, tu glisseras les croquis dans mon casier.

 Et je m’en allai, guilleret. Ce détail réglé, je pouvais enfin me concentrer tout entier sur Chloé.

Samedi 14 octobre 2023

 Désormais en possession du mot de passe de Chloé, je furetai à l’intérieur de sa boîte mail, cherchant la moindre information en mesure de m’éclairer. J’y passai des heures, lisant chaque échange, étudiant chaque contact. C’est ainsi que j’appris, par l’intermédiaire d’échanges entre sa mère et elle, ou entre des amis et elle, que ses parents, jeunes retraités, voyageaient fréquemment à l’étranger ; qu’elle semblait célibataire actuellement ; que l’un de ses oncles était haut gradé dans l’armée ; qu’elle vendrait père et mère contre une boîte de macarons Ladurée ; que son oncle avait perdu sa fille récemment, dans des circonstances qui n’étaient cependant pas précisées ; qu’elle avait moyennement apprécié la dernière exposition Jeff Koons au Grand Palais ; qu’elle avait avorté il y a de cela deux ans ; que cela l’avait profondément marquée ; qu’elle appréciait particulièrement le rouge à lèvres foncé car cela soulignait la pâleur de son teint ; que sa dernière rupture ne l’avait pas particulièrement peinée ; que l’avant-dernière non plus ; que le fameux Louis, celui qui était dans le même atelier que nous, l’avait invitée à dîner au printemps dernier dans un grand restaurant parisien ; qu’elle avait porté une paire de stilettos pour l’occasion ; qu’elle n’avait pas donné de suite à ce dîner et que jamais plus elle ne ferait subir le port de pareilles chaussures à ses pieds ; qu’en amour comme en peinture, on est meilleur juge de loin.

 Toutes ces informations, les plus pertinentes comme les plus futiles, se retrouvèrent punaisées sur un mur de ma chambre. Je ne vivais pas encore avenue de Messine et me contentais alors d’une simple chambre de bonne dans un immeuble sans charme d’une rue sans âme. Une fois la séance de décoration de mon mur finie, une kyrielle de mots gravitait autour de dizaines de photos de Chloé. Des photos prises au cours de nombreuses filatures, alors qu’elle se rendait chez le coiffeur, qu’elle sortait avec des amies, qu’elle faisait ses courses ou encore qu’elle courait au Bois de Vincennes. Je passai des heures à contempler le produit de mes obsessions, cherchant le moindre début de piste, la moindre connexion logique qui aurait pu m’éclairer, m’aider à rendre intelligible cette névrose qui me rongeait.

 Les jours passaient, puis les semaines et enfin les mois, et je rajoutais quasi quotidiennement de nouvelles informations glanées ici et là au détour de conversations anodines avec Chloé. Mais rien de ce que j’apprenais ne m’aidait ; et je piétinais, impuissant.

 Un matin que je n’y tenais plus, je décidai de passer à la vitesse supérieure : le temps était venu pour moi de m’inviter dans sa chambre.

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