Chapitre 8

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Ukraine, dimanche 14 novembre 2021

Voilà deux ans que je vivais chez Liza et son mari. Deux années passées à travailler la terre le jour et à étudier le russe le soir. Deux années où j’oubliai tout de ma vie d’avant, de ma famille d’avant. Deux années où j’étais machinalement absorbé par le quotidien, si bien que les pleurs dans ma tête avaient fini par cesser. Deux années où les jours passaient et se ressemblaient, invariablement.

 Le matin, j’avalais mon bol de thé noir et une assiette de kacha, cette bouillie de semoule cuite, puis partais traire les quatre vaches du couple de retraités. Ensuite, Mikhaïl et moi allions nous occuper du potager et de sa modeste parcelle de blé pendant que Liza fabriquait le fromage local, le Khust. Et lorsque la terre reposait en hiver, il y avait toujours un tracteur à réparer, une pièce à aller chercher en ville, un toit à colmater ou une étable à nettoyer. Hiver comme été, par beau temps comme par jour de neige, Mikhaïl trouvait toujours de quoi nous occuper. Lors de ces corvées, lui et moi n’échangions pas un mot. Tout passait par le regard et je savais immédiatement, à l’expression de son visage, si je m’y prenais de la bonne façon ou pas, si je devais accélérer ou non, si je n’étais qu’un bon à rien ou si, finalement, je ne me débrouillais pas trop mal pour un « frantssouss’ », un français.

 Le soir venu, je rentrais pour mon cours de russe quotidien avec Lizaveta. Deux heures durant, je potassais la langue, de l’alphabet cyrillique pour débuter, aux règles de grammaire les plus complexes ensuite. Sur la fin, elle me faisait étudier des textes d’auteurs russes. Je les lisais à haute voix et elle me reprenait à chaque intonation mal placée, à chaque mot écorché, à chaque chuintante approximative. Pour ce qui est des chuintantes, elle abandonna néanmoins assez rapidement les reproches, voyant bien que je ne serais jamais capable de faire la moindre distinction entre les « ch » et les « sch »... Elle m’interrogeait ensuite longuement à l’oral. L’anglais était totalement banni de nos échanges. Au bout de deux années, mon russe était devenu quasi parfait.

 De ces journées qui s’enchaînaient, seul le dimanche différait. Nous nous levions encore plus tôt ce jour-là pour aller vendre nos produits agricoles sur le marché de Volnovakha. Nous remplissions la charrette de caisses de fromages et de légumes frais. Vers six heures, Mikhaïl mettait en route son tracteur hors d’âge tandis que Liza et moi prenions place à l’arrière de la charrette.

 Une fois le marché terminé, on se dépêchait de rentrer pour assister à l’office orthodoxe dans l’église du village. Et même s’il fallait rester debout sans bouger pendant deux heures, je trouvais la messe orthodoxe bien plus agréable que son pendant catholique : les chants religieux étaient très mélodieux et la chaleur des centaines de cierges réchauffaient nos mains en hiver. Malgré tout, je n’étais toujours pas disposé à abandonner mes vieux réflexes catholiques et veillais inlassablement à me signer à la manière romaine, c'est-à-dire de la gauche vers la droite, et non à la manière orthodoxe, de la droite vers la gauche. Ce qui m’attirait les foudres de Liza chaque fois qu’elle me surprenait.

 Passé l’office, j’avais quartier libre pour le reste de la journée. La plupart du temps, je retournais à Volnovakha. J’avais fait là-bas la connaissance d’un kiosquier que j’avais réussi à convaincre de m'approvisionner en journaux français. Il mettait ainsi de côté l’exemplaire qu’il recevait chaque jour et, le dimanche, je venais lui acheter tous ses exemplaires de la semaine. Je m’installais ensuite au café juste à côté et les parcourais jusqu’à la nuit tombée.

 J’en étais à celui du jeudi 11 novembre lorsque la nuit commença à tomber au-dehors. Le titre en Une s’étalait sur trois colonnes : « Visite d’Etat du président russe en France : négociations sur la participation de la Russie à l’Alliance Méditerranéenne ». Sous ce titre, une photo montrait les présidents russe et français en train de se serrer la main sur le perron de l’Elysée. C’est à ce moment-là que trois jeunes ukrainiens décidèrent de se joindre à moi :

 — On a le mal du pays ? me lança le plus grand d’entre eux tout en m’arrachant le quotidien des mains.

 — Excusez-moi, mais j’étais en train de lire ce journal, rétorquai-je placidement.

 Celui qui me l'avait pris pointa alors du doigt la photo.

 — On n’a pas besoin de ton pays. De quoi vous mêlez-vous, vous autres français, toujours à vous croire supérieurs et indispensables ?!

 Sa voix devenait plus que menaçante. Je refusai d’entrer dans son jeu et lui répondit sur un ton aussi neutre que possible, tout en essayant de dévier le sujet :

 — Je pensais que nous étions en Ukraine ici, pas en Russie...

 Stratégie de diversion manifestement très mauvaise, puisque ma réponse eut le don de faire sortir mon interlocuteur de ses gonds :

 — Ici, c’est la Russie ! Tout le monde parle russe et est fier d’être russe !

 — Et vous avez tout à fait raison d’en être fier. Mais en quoi une alliance entre la France et la Russie serait une honte ? Nos deux pays ont beaucoup de choses en commun : culturellement parlant, historiquement parl...

 — Ferme-la ! On n’a pas besoin de tes leçons, l’étranger. La Russie n’a besoin de personne.

 — Peut-être bien que si finalement, peut-être que le plus grand pays du monde a besoin du plus grand pays au monde.

 C’était là la provocation de trop. Ces quelques mots résonnèrent dans leur tête comme la cloche annonçant le début d'un match de boxe. Et je faisais office d’adversaire à mettre KO. Le premier coup me sonna. Au second, j’étais déjà debout en train d’essayer de parer du mieux possible. Mais à trois contre un, parer chaque coup relevait du pari fou.

 Sauter à la gorge du plus faible d’entre eux, le plaquer à terre, ne pas le lâcher. Sentir des mains vous attraper par derrière et vous séparer de votre proie. Asséner un dernier coup de pied dans la tête du plus faible avant d’être hors de portée. Recevoir une volée de coups dans le ventre : un, puis deux, puis trois, puis quatre. Donner un coup de tête en arrière pour fracturer le nez de celui qui vous retient dans votre dos. Se libérer de son étreinte. Se prendre une droite par celui qui vous fait face. Goûter le sang dans sa bouche. Faire un pas de côté pour esquiver son coup suivant. Se saisir d’une chaise et la balancer sur son adversaire afin d’assurer sa retraite. Sortir précipitamment du café en trébuchant sur le pas de la porte et s’étaler dans la neige toute fraîche. Se relever et déguerpir à toute vitesse dans la nuit. Voilà à peu de choses près le programme que je conseillerais à toute personne en prise avec trois individus mal lunés un dimanche de novembre.

 Lorsque je fus rentré au village, Liza ne put que constater l’état dans lequel je me trouvais. Elle désinfecta mes plaies et me conseilla d’aller me reposer.

 Le lendemain matin, je buvais mon thé en silence à la table du petit-déjeuner, comme à mon habitude. Face à moi, Mikhaïl. Une fois n’est pas coutume, il prit la parole :

 — Tu ne peux pas rester ici, mon garçon. Tu dois partir.

 — Comment ? Mais pourquoi ? m’indignai-je.

 — Les personnes qui t’ont fait ça, il désigna ma pommette tuméfiée, elles reviendront. Et elles s’en prendront à nous, qui t’avons accueilli. Je ne peux pas prendre ce risque.

 — Mais il ne s’agit là que d’une bagarre de rue, une simple divergence de vues, c’est tout...

 — On n’est pas en France, ici. A leurs yeux, tu es un étranger venu les humilier sur leurs propres terres. Ils n’arrêteront pas tant qu’ils n’auront pas lavé cet affront, m'expliqua-t-il.

 Ne sachant quoi répondre, je me tournai vers Liza, cherchant son appui. Mais elle ne dit mot et détourna le regard, les yeux embués de larmes.

 — Un train pour le nord part cet après-midi, continua Mikhaïl, je t’accompagnerai jusqu’à la gare.

 — Non merci, je préfère me débrouiller, répliquai-je sèchement.

 Une fois de plus, je me retrouvai seul, forcé de quitter un lieu où, à défaut d’être pleinement heureux, j’avais trouvé une certaine forme de paix intérieure.

 Sur le perron de la porte, Liza m’embrassa chaleureusement.

 — Prends bien soin de toi.

 — Merci Liza, merci pour tout ce que tu as fait pour moi.

D’un naturel pudique, je savais qu’elle n’aimait pas verser dans le sentimentalisme. Je ne m’attardai donc pas plus longtemps et attrapai mon sac à dos pour mieux m’enfoncer dans la neige.

 Je savais en cet instant que je ne les reverrai plus, ni eux, ni l’église aux bulbes dorés recouverts de poudreuse.

 Le train me mena à Donetsk. Puis de Donetsk à Kamenskaja, de l’autre côté de la frontière russo-ukrainienne.

 Je me rappelle qu’au kiosque de la gare, il y avait plusieurs quotidiens français disponibles. Je me rappelle également que je n’en achetai aucun.

 La nuit était tombée depuis une bonne heure déjà lorsque j’embarquai dans le train de nuit pour la capitale russe. Quatorze heures de train qui me mèneraient, le pensais-je, aux confins du monde, là où mon passé ne me rattraperait plus jamais.

 Entre deux pages d’un roman de gare moyennement captivant, à la faveur de l’éclairage des villes que nous traversions, j’essayais de contempler le paysage dans la nuit. Mais mis à part les gros flocons venant s’écraser contre la vitre, je ne distinguais presque rien. Un lampadaire faiblard luttant contre le froid, un quai de gare désert et gelé, un pont en acier recouvert de givre, voilà à peu près tout ce que je retins de la Russie profonde. Le reste ne fut que nuit glacée. Je finis par me décider à quitter mon siège pour aller m’allonger.

 Les trains de nuit russes ont la particularité de n’offrir aucune intimité. Le wagon entier est un dortoir où une cinquantaine de personnes s’entassent, mangent à satiété, boivent à l’excès et ronflent en toute impunité. Au fil des heures, une odeur indéfinissable, mélange de charcuterie à l’ail, de bière éventée et de transpiration, emplissait mon wagon. Et alors que je tentais malgré tout de trouver le sommeil, perché sur ma couchette superposée, je me fis la réflexion que les concepteurs de train avaient ce point commun avec les concepteurs de cargo : ils n’imaginent pas l’Homme au-delà du mètre quatre-vingts. J’avais une nouvelle fois les pieds qui se balançaient dans le vide.

 Vers minuit, la fatigue finit par l’emporter sur les odeurs et l’inconfort de la couchette. Mais mon sommeil fut de courte durée et je me réveillai en sueur peu après deux heures du matin : les pleurs étaient revenus.

 Tous mes souvenirs furent brusquement ravivés et j’angoissais déjà lorsque je remarquai en face de moi, allongé sur sa couchette, mon camarade d’infortune. Lui aussi était réveillé, visiblement troublé par quelque chose. Ce n’est qu’en le voyant se retourner et plaquer son traversin sur ses deux oreilles que je compris que ces pleurs-là étaient bien réels. Je décidai alors de descendre de ma couchette pour en avoir le cœur net et tombai nez à nez avec la responsable de mon angoisse passagère : une fillette d’à peine cinq ans qui venait de se cogner contre l’échelle de sa couchette. Soulagé, je retrouvai rapidement le sommeil.

 Le reste du voyage se déroula sans encombre et le train arriva en gare de Moscou à l’aube. Au moment de poser le pied sur le quai, je fus saisi par le froid. De ce froid qui cisaille les corps, endurcit les cœurs et réunit les Hommes. Vêtu d’un simple blouson, j’avais là un aperçu de ce qui avait forgé la Russie au travers des siècles. Passé ce moment de contemplation, je m’engouffrai sans demander mon reste dans les profondeurs du métro moscovite. A près de cent mètres sous terre, la température ambiante s’avérait bien plus agréable.

 Le métro me recracha dans le centre-ville, tout près de la place Rouge et du Kremlin. La neige des trottoirs y était grise et sale, mélange de sel et de pollution. N’étant pas vraiment équipé pour affronter un tel terrain, je me retrouvai très vite les pieds trempés et à moitié gelés. C’est donc sans autre but que de me réchauffer que j’entrai dans le premier hall d’hôtel rencontré.

 L’hôtel National faisait face au Kremlin. Situé à l’angle de la rue Tverskaïa et Mokhovaïa, sa façade classique n’avait pas évolué depuis sa construction au début du siècle dernier. Il s’en dégageait un parfum d’élégance et de nostalgie belle-époque. L’hôtel faisait partie de ces palaces qui ne faisaient pas la course à la modernité, mais s’emparaient de l’Histoire pour asseoir leur légitimité.

 Je passai la journée dans ma chambre à contempler la vue sur les toits de Moscou. Ce n’est que tard dans la soirée, vers 23 heures ou minuit, que je descendis au bar de l’hôtel. Ce bar, situé au centre de l’atrium, attirait tout le gratin moscovite auquel venaient se mêler quelques hommes d’affaires de passage. Abrités sous une verrière rappelant les jardins d’hiver anglais et enveloppés dans une jungle de palmiers et d’eucalyptus, ils trouvaient là une intimité propice aux affaires.

 Deux heures avaient passé, j’avais terminé ma charlotte aux fraises depuis longtemps et mon Perrier laissait échapper ses dernières bulles lorsqu’une sublime jeune femme fit son entrée. Ses jambes interminables eurent tôt fait de rejoindre un homme affalé dans son fauteuil à l’autre bout de la salle. Massif et à l’étroit dans son costume, il se trouvait déjà là à mon arrivée et n’avait cessé de pianoter sur son téléphone depuis.

 La jeune femme prit place face à lui. Sa courte robe remontait maintenant dangereusement. L’homme daigna enfin ranger son téléphone dans sa poche et lever les yeux sur elle. Ses lèvres remuèrent, mais j’étais situé trop loin pour entendre quoi que ce soit. Malgré tout, au rictus qui déformait son visage, je pouvais deviner un fort mécontentement. Sans laisser le temps à la jeune femme de répondre quoi que ce soit, il se leva – il devait mesurer dans les deux mètres – et la saisit par le bras pour l’obliger à le suivre. Un éclair de douleur traversa son visage mais, fidèle à sa beauté froide, elle maîtrisa rapidement ses émotions et obéit docilement à l’indélicat.

 Nous étions encore une douzaine dans cet atrium, sans compter les serveurs derrière le comptoir. Et pourtant, aucun ne remarqua l’étrange manège qui se déroulait près d’eux. Bouffis d’orgueil, la plupart préféraient s’écouter parler sans jamais prêter attention à la périphérie de leur nombril. Les autres, suffisamment terre à terre pour comprendre que le monde continuerait de tourner sans eux, ceux-là même qui auraient pu voir, qui auraient dû voir, ne l’avaient pas voulu. Par souci de ne pas s’immiscer dans l’intimité d’autrui, tenteront-ils de se rassurer. La vérité est que c’est par lâcheté qu’on refuse bien souvent de voir les turpitudes de notre monde. Quand lâcheté et vanité font front commun pour mieux nous aveugler...

 J’avais voulu voir l’homme attraper la jeune femme comme un honnête homme ne doit jamais le faire. Et j’avais vu, j’avais vu l’homme contraindre la jeune femme à passer la porte de service qui menait aux cuisines. J’avais suivi l’homme et la jeune femme dans les cuisines où seuls quelques commis demeuraient encore, affairés à nettoyer les derniers plans de travail. J’avais vu l’homme et la jeune femme disparaître dans la ruelle juste avant que la porte ne se referme.

 Tout homme sait pertinemment quand se profile le danger. Cette nuit-là, il était de l’autre côté de cette porte, confiant dans sa capacité à susciter la peur. Grand bien lui fasse, il y avait bien longtemps que tout instinct de conservation m’avait abandonné.

 Je poussai la porte d’une main lente mais assurée. Dehors, la neige tombait à gros flocons dans la nuit faiblement éclairée. Je m’engageai dans la ruelle, m’enfonçant dans la neige. La porte se referma derrière moi.

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