Chapitre 6

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Paris, jeudi 21 septembre 2023

 Me voilà revenu en France après quatre ans d’exil. Quatre ans de fuite, quatre ans d’errance durant lesquels j’avais quitté clandestinement mon pays en cargo, vogué sur le Bosphore, échoué dans un village ukrainien, vécu la grande vie à Moscou et manqué de mourir à Saint-Pétersbourg. Mais j’étais rentré désormais. Une nouvelle vie se dessinait sous mes yeux et j’étais bien décidé à en profiter.

 « Voilà donc à quoi ressemblent les Beaux-Arts de Paris. », pensai-je. La prestigieuse école, située en face du Louvre, sur l’autre rive de la Seine, en imposait par sa taille et son raffinement. Resté planté devant l’entrée pendant plus de cinq minutes, je me décidai enfin à remonter la cour Bonaparte en direction du bâtiment principal. Sur mon chemin, je croisai des dizaines d’étudiants qui allaient et venaient de façon totalement anarchique, s’émerveillant devant la diversité architecturale des bâtiments qui bordaient la cour et se pâmant au passage devant des statues au marbre émoussé. Alors plutôt que de tracer mon chemin tout droit vers le palais des études où les étudiants de première année et moi-même devions nous retrouver à neuf heures précises, je décidai de peaufiner ma couverture en allant feindre l’intérêt pour ces antiquités aux membres amputés. Et c’est en observant mes futurs camarades de classe d’un peu plus près que je m’aperçus que mon infiltration allait être légèrement plus compliquée que prévu : j’étais en chemise-cravate pour l’occasion et l’étudiant le mieux habillé que je croisai ce jour-là portait un jean délavé et un tee-shirt à la gloire du Che...

 Lorsque la masse des étudiants se décida enfin, avec quinze bonnes minutes de retard, à prendre la direction de l’amphithéâtre où nous étions attendus, je suivis le mouvement sans me faire prier, mais non sans me demander ce que je venais faire là.

Je n’avais en effet aucun don particulier, ni aucun goût prononcé pour l’art en général. Non pas que je n’appréciais pas les belles œuvres, mais je n’y connaissais rien et ne m’étais jamais vraiment passionné pour le sujet. Mais alors, que venais-je faire dans cette galère ? Bonne question. Je ne sais pas. Tout ce que je savais, c’est que je m’étais réveillé un beau jour de juin dernier à Saint-Pétersbourg avec l’envie irrépressible de venir étudier dans cette école. Et je ne sais toujours pas ce qui a bien pu se passer dans ma tête pour en arriver à cette idée fixe. Aurais-je été touché par la grâce de celle qu’on appelle la Venise du nord ? Tout de même peu probable. En attendant, mon plus gros problème n’avait pas été de savoir pourquoi j’avais voulu venir étudier ici, mais comment venir y étudier. Comment être reçu au concours d’entrée de la plus prestigieuse école d’Art française sans être doté du moindre talent artistique ?

 La réponse s’était finalement avérée plutôt simple : il fallait tout simplement être prêt à débourser une somme conséquente et trouver la personne suffisamment influente et corruptible pour vous assurer de passer le concours sans encombre. Ce Monsieur Marmont, membre permanent du jury des Beaux-Arts, était la personne tout indiquée : imbu de lui-même et avide de goûter sans limite aux joies de la haute société, ce dernier me fournit la liste des questions auxquelles j’allais devoir répondre. Quant à l’œuvre personnelle qu’on devait présenter et défendre devant ce même jury, un artiste-peintre de Montmartre me céda une de ses toiles non signées contre quelques milliers d'euros. Une fois admis, il ne me restait plus qu’à me rendre sur place pour tenter de comprendre d’où me venait cette idée fixe.

 Dominant la cour d'honneur de l'Ecole des Beaux-Arts, le Palais des Etudes abritait un amphithéâtre dans lequel nous fûmes priés de nous installer. Le classicisme des lieux me mit tout de suite à l’aise et j’allai m’asseoir au fond, tout en haut des gradins. Là, cerné par les boiseries sculptées du plafond et les fresques antiques du mur, j’observai les autres s’installer. Ce faisant, je me fis la réflexion que c’était maintenant eux qui dénotaient fortement, l’hétérogénéité de leurs accoutrements ne s’accordant guère avec la stricte harmonie de la salle. L’on ne m’enlèvera pas de la tête que cet amphithéâtre aurait eu une toute autre allure s’il avait été rempli de gens plus correctement vêtus.

 Les derniers étudiants prenaient maintenant place dans un formidable vacarme. Vacarme qui s’évanouit aussitôt qu’elle fit son apparition. Je ne saurais dire si la salle fit réellement silence en cet instant, mais ce dont je suis certain, c’est que mon esprit ne captait plus aucun son. Je venais enfin de comprendre ce qui m’avait amené ici.

 Elle se tenait là, devant moi, mystérieuse et évidente à la fois. Mystérieuse, car elle me restait totalement inconnue. Evidente, car j’avais cette sensation de plénitude retrouvée, celle que l’on ressent lorsqu’un mot, qui depuis trop longtemps se dérobe sous votre palais, retrouve enfin le chemin de votre langue. La jeune fille qui venait d’entrer était tout cela à la fois : un mot dont on connaît l’existence, dont on sait qu’il décrit à la perfection une idée, mais dont l’image s’est évanouie dans les méandres de votre esprit.

 Et y avait-il image plus belle que celle qui se présentait à moi en cet instant ? Elle éclairait trois mois de questionnements, de décisions irrationnelles, de navigation à vue. Mais elle soulevait aussi de nouvelles interrogations : qui était-elle ? Et pourquoi le destin m’avait mis sur son chemin ? Deux questions qui ne tarderaient pas à m’obséder.

 Mais pour le moment, j’étais trop occupé à m’émerveiller devant ce regard vif, cette démarche rapide et agile, ce corps élancé et sûr de lui. Elle balaya des yeux l’amphithéâtre à la recherche d’une place libre et ses yeux se posèrent un bref instant dans ma direction. Je crus déceler à ce moment précis l’esquisse d’un sourire sur ses lèvres. Ce fut cependant si furtif que je ne pourrais absolument pas certifier que ce sourire eût réellement existé et encore moins qu’il m’eût été adressé, tant nous étions nombreux dans cette salle. Le temps de remettre de l’ordre dans un cerveau sens dessus dessous, elle avait déjà disparu dans un coin de l’amphi. Je mis quelques secondes à retrouver sa longue chevelure emmêlée. Elle était installée au premier rang, droit devant moi.

 Le reste de l’heure passa sans que je n’intègre rien du message de bienvenue et de présentation du directeur de l’école. Mon esprit tout entier, et mes yeux en particulier, étaient bien trop occupés à se frayer un chemin entre les élèves qui nous séparaient pour admirer la masse ondoyante de ses cheveux châtain, la finesse de ses épaules légèrement rejetées en arrière, la candeur de ses bras nus, la position altière de sa tête, l’incroyable assurance qui se dégageait de chaque partie de son corps sublime.

 A peine le directeur avait-il annoncé à l’assemblée que nous devions à présent rejoindre nos ateliers respectifs, que je me levai et descendis la volée de marches de l’amphi. Il me semble qu’au moment de remplir mon dossier d’admission, je m’étais inscrit dans l’atelier d’art contemporain pour le premier semestre, seule discipline dans laquelle je m’imaginais capable de faire illusion plus d’une journée. Mais ce jour-là, je suivis la jeune fille aux cheveux châtain sans me soucier le moins du monde de mon atelier d’art contemporain. Elle et son groupe de sept ou huit personnes traversèrent le jardin Lenoir et ses allées d’hortensias bleus avant d’entrer dans une salle de l’hôtel de Chimay. Je leur emboîtai le pas et entrai à mon tour dans la salle. Là, le professeur, une femme d’une quarantaine d’années à la mise stricte, se leva de son bureau et nous invita à nous asseoir.

 — Bonjour à tous, nous salua-t-elle, et bienvenue à l’atelier de peinture classique de la Renaissance.

 A cette annonce, mon sang ne fit qu’un tour. « Ma supercherie prend fin ici » pensai-je immédiatement.

 — Aujourd’hui, nous allons faire un peu mieux connaissance et je vous donnerai ensuite un bref aperçu de ce qui vous attendra tout au long de ce semestre, continua-t-elle.

 Les trois premiers étudiants se présentèrent brièvement, parlant de leur passion pour cette période et de leurs projets professionnels futurs. Puis ce fut mon tour. Dans un savant syncrétisme des trois premières présentations, je réussis plutôt bien à donner le change et à feindre l’enthousiasme pour cette époque de l’Histoire. Ou presque...

 — C’est étrange, Nathan, je ne vois ton nom nulle part sur la liste des étudiants inscrits à cet atelier.

 — Et bien euh, c’est que, j’ai fait une erreur sur mon dossier et me suis inscrit en art contemporain, la salle se mit à rire, et je n’ai pas encore eu l’occasion de voir avec l’administration s’il était possible de rectifier cette bévue, tentai-je alors de me justifier.

 — Ok Nathan, ça ne devrait pas poser de souci particulier. Je suis toujours disposée à accueillir de nouveaux élèves dans cet atelier qui n’est pas franchement le plus prisé de cette école. Même si je reste intimement convaincue que maîtriser à la perfection les techniques de peinture classique constitue la base de toute création artistique, aussi éloignée de ce style soit-elle. Donc, encore une fois, bienvenue à toi. Tu as fait le bon choix en venant ici et tu auras tout le temps d’étudier l’art contemporain aux prochains semestres.

 — Merci.

 Soulagement. Ma couverture devrait pouvoir encore tenir un jour ou deux.

 Vint alors le tour de la jeune fille aux cheveux châtain :

 — Bonjour, alors moi c’est Chloé [...].

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