Première partie

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 La petite fille courait à en perdre haleine, les pieds enfoncés jusqu'aux chevilles dans la rizière inondée. Les pétales rouges du camélia, qu'elle portait en diadème dans ses cheveux attachés d'une blancheur immaculée, s'étaient envolés au gré de sa course folle à travers champs. Elle en avait même perdu ses geta au détour d'un chemin, préférant s'en défaire que d'être ralentie dans sa démarche. Son kimono écarlate, ample et imposant, de riche facture, décoré de lisérés dorés à motifs floraux, s'en trouvait trempé d'eau et taché de boue au niveau des jambes, mais peu importait à cette petite fille. Elle fuyait, oui, elle devait sauver sa vie, plus rien d'autre n'importait à ses yeux. De quoi ? De qui ? Un coup d'oeil jeté à la volée par-dessus son épaule, un regard agrandi par l'effroi lui susurra la réponse à l'oreille.

 Derrière elle, une nuée de chats furieux la poursuivait en crachant leur hargne à la volée. A leur tête, un grand chat tigré aux poils roux et blanc, aux yeux cruels d'un vert tendre, au long corps maigre et athlétique. Il allongeait les foulées de ses pattes immaculées à la longueur interminable, tout son être concentré sur cette petite chose qui lui faisait le même effet qu'une souris de plus à ajouter à son tableau de chasse. Sa courte langue rose allait et venait sur les babines aux moustaches frétillantes d'un plaisir morbide à venir. En deuxième suivait un chaton noir au poitrail garni d'un point blanc, à l'œil vert vif, assuré et alerte. Il avait quelques difficultés à suivre les pas de son aîné, semble-t-il, mais s'entêtait à maintenir l'allure comme un beau diable afin de ne pas se faire distancer par le reste de la colonne hurlante.

 Les pieds de la petite fille se prirent entre deux plants de riz, et elle trébucha dans le champ. Son corps impuissant atterrit dans la rizière inondée, et le kimono qu’il portait se gâcha tout à fait. De l’eau lui rentra dans la bouche, qu’elle cracha allègrement. Elle n’avait pas le temps de penser à quoi que ce soit, déjà les griffes du chat tigré atteignait son chignon et les restes de sa fleur fétiche, et un tintement métallique lui parvint aux oreilles ; un poids lui tomba du haut du crâne alors que ses longs cheveux se libéraient en cascades tourbillonnantes autour de ses épaules et que son peigne aux lueurs éclatantes se mourait soudain dans l’eau trouble. Tsubaki s’était relevée dans un cri pour échapper aux griffes du chat venues lui érafler une partie de l’épaule et de sa manche gauches.

Plus vite ! Tu dois courir plus vite ! Cours, petite Okuri !

 Invoquant son pouvoir de yokaï, la petite fille scintilla d’une lueur blanche aveuglante alors que ses membres devenaient pattes, son nez un long museau au front bas, ses oreilles droites sur son crâne non plus pourvu d’une abondante chevelure, mais d’une épaisse fourrure dense et immaculée. Une queue lui avait poussé dans le bas du dos, bien fournie et touffue. Ce qui restait de ses vêtements avait épousé ses nouvelles formes, la parant tel un châle transparent d’humidité rouge au liseré doré. La ceinture obi l’entravait sur les pattes arrière, mais elle devrait s’en accommoder. D’une ruade, elle riposta aux attaques du groupe de chats et fila sans demander son reste, en direction du sud-est. Elle bondit par-dessus les derniers mètres du champ inondé pour atteindre la bordure au sec, et continuer de courir, au comble du désespoir, sur le chemin de terre qui serpentait dans la vallée encaissée. Les chats la talonnaient, elle les entendait cracher et hurler à tue-tête ; si elle s’abandonnait à la fatigue maintenant… Non ! Continuer, trouver la force de… courir. Encore... Encore un peu...

 Sa langue pendait mollement le long de sa mâchoire, son souffle haletant avait de plus en plus de difficultés à trouver de l’air, ses foulées faiblissaient à vue d’œil…

 Rassemblant ses dernières forces, elle bondit dans les airs et invoqua le vent, son élément de prédilection, dans une pirouette désespérée. Ce dernier se leva, emporta les feuilles des arbres encore verts du dernier printemps, et souffla son fardeau en hurlant entre les branches. Bientôt, la forêt fut emportée dans un maelstrom de pure violence, danse forcée et irrésistible dans laquelle les chats furent entraînés, et perdus. Tsubaki se laissa transporter, elle aussi, par l’énergie dégagée par ce qu’elle venait de provoquer, et intima aux vents de la porter vers l’est, pour y gagner un repos bien mérité. Malheureusement pour elle, ce déchaînement tempétueux ne dura qu’un battement de cil tant elle était épuisée, mais toutefois suffisant pour décourager ses assaillants, et lui faire prendre de l’avance. La soudaineté de la chute et la fatigue empêchèrent la petite fille-louve de se retourner pour atterrir sur ses pattes ; elle tomba lourdement sur le flanc, roula sur une longue pente forestière encaissée à flanc de montagne et son dos heurta le roc salvateur d’une corniche. Ses pattes patinèrent un instant dans le vide avant qu'elle ne parvienne à se hisser, au prix d'un ultime effort, hors de danger sur le promontoire rocheux. Là, elle poussa un grognement d'épuisement avant de sombrer dans l'inconscience.

 « Tsubaki-sama ? Tsubaki-sama ? »

 Quelqu’un la secouait par les épaules, alors qu’elle cherchait à reconnaître la voix rude, râpeuse à ses oreilles. Elle lui était familière mais… tout était tellement confus dans sa tête. Tsubaki ouvrit un œil à la prunelle noire sur le samouraï inquiet penché sur elle.

 « Quel soulagement ! Vous êtes vivante. Je ne me le serais jamais pardonné si… »

 C’était un Okuri tout comme elle, un homme-loup d’âge mûr à la haute stature, au pelage marron très dense, bien fourni autour du cou et au niveau de sa longue queue touffue. Il se tenait accroupi auprès d’elle, l’oreille basse, le front plissé par l’angoisse qu’on lisait sans conteste dans ses yeux d’or. Ses moustaches frémissaient autour d’un museau fin, trop fin pour un mâle de son acabit, ce qui lui valait quelques moqueries de la part de ses semblables. Il portait la tenue traditionnelle samouraï : un hakama à sept plis aux couleurs du sang séché noué à la taille par un obi noir, une veste brune aux larges manches, et deux sabres attachés à la ceinture par le fourreau du côté gauche. Un bandeau hachimaki sombre lui enserrait le haut du crâne et ses cordons flottaient dans la légère brise crépusculaire.

 En sécurité… elle était en sécurité. Tsubaki referma les yeux l’espace d’un instant, et poussa un soupir d’aise.

 « Princesse Tsubaki-sama ? Ne me lâchez pas maintenant, je vous en prie !

 — Merci d’être venu, Kareha-san. Tout est… tout est de ma faute », ajouta-t-elle dans un sanglot.

 L’émotion était trop vive, la montée d’adrénaline due à la cavalcade s’était tarie, et la petite fille retrouvait peu à peu ses esprits, prenait toute la mesure de la situation dont elle avait été la victime.

 « Où est Kurama-kun ? lui demanda à nouveau le samouraï.

 — Il… »

 Elle réprima un nouveau sanglot à grand-peine, secoua vivement la tête et répondit d’une voix étouffée :

 « Les Bakeneko l’ont pris. Je suis désolée, Kareha-san. C’est ma faute, c’est moi qui l’ai poussé à…

 — Plus tard, l’interrompit-il en se redressant, la petite fille dans les bras. Il nous faut rentrer. Nous ne pouvons rien pour lui pour l’instant, et votre père est très angoissé par votre disparition. Votre mère aussi, d’ailleurs. Qu’est-ce qui vous a pris, enfin, de…

 — Je suis tellement désolée. »

 Kareha poussa un grondement sourd d’agacement entre ses crocs serrés. La petite fille trouva la force de se relever sur les quatre pattes de sa forme spirituelle. Elle baissa les oreilles et la queue, consciente de s’être mise en danger pour des sottises. La vérité, c’était qu’elle souhaitait faire ses preuves auprès de son clan, être reconnue comme une véritable guerrière intrépide, une samouraï au même titre que les autres. Ce qui était sûr, c'était qu'elle y avait échoué en beauté…

 Elle se concentra pour reprendre une forme bipède, bien que l'Okuri attaché à sa garde personnelle fasse encore deux bonnes têtes de plus qu’elle. Elle n’était que feuille de papier face à l’arbre intègre et droit qu’il représentait en taille, en âge et, surtout, en expérience.

 « Venez, princesse. Partons. Ma priorité est de vous mettre à l’abri. Je partirai à la recherche de mon disciple dès que vous serez revenu au palais Meian. »

 Elle hocha la tête, accepta la patte qu’il lui tendit et suivit sans mot dire la pente escarpée qui descendait dans la vallée, afin de rejoindre la route. Au bout de quelques pas, elle trébucha contre une racine noueuse, forçant le samouraï à la porter sur son dos. Il ne fit aucun commentaire, mais Tsubaki remarquait bien, dans son attitude, qu’il était inquiet : ses oreilles alertes s’orientaient dans toutes les directions, et il jetait fréquemment un coup d’œil derrière son épaule pour vérifier qu’il n’était pas poursuivi.

 Tsubaki entoura le cou épais de son garde, se redressa sur ses épaules et étudia son environnement avec plus d'attention : elle avait atterri sur le versant opposé de la chaîne de montagnes édentées qui délimitait la contrée du clan Bochi, désignant tous les chats sous la houlette du shogun Nekomata, et celle du clan Meian auquel Tsubaki et Kareha appartenaient. La pente rocailleuse se perdait dans une forêt dense, sombre, aux abords inhospitaliers mais fourmillant en réalité de mille et mille vies d'oiseaux chanteurs, d'insectes et petits prédateurs. Une rangée d'arbres bordait chaque extrémité du chemin que Kareha descendait avec précaution, patte à patte, pour éviter trop de secousses à son fardeau précieux. Une goutte d'humidité atterrit sur la truffe de la petite fille et fut rapidement avalée par la longue langue canine ; Tsubaki leva les yeux pour surprendre un ciel gris orageux avancer vers l'est. Bizarrement, un pressentiment l'assaillit : la pluie provenait du nord balayé par les vents et la grisaille, et le fait qu'elle n'arrive sur leur territoire qu'aujourd'hui, jour maudit où elle s'était aventurée par témérité chez les Bakeneko, n'était pas de bon augure.

 Ils firent halte à la tombée de la nuit au pied du versant, le chemin ombragé par les arbres feuillus se dégageait dans une large plaine aux herbes si hautes qu'elles vous arrivaient à la taille. Mieux valait s'arrêter, faire un feu pour se prémunir d'attaques d'autres yokaï. En effet, toutes les ethnies ne s'étaient pas liées au pouvoir du seigneur local ou de son voisin, il en restait une majorité sans gouvernement, sans hiérarchie, sans dirigeant, sans foi ni loi. Et puis, il y avait les humains aussi, ces êtres bizarres dépourvus de pouvoirs magiques mais qui leur disputaient quelques lopins de terre ou les vénéraient, selon les peuplades. Ce n'était pas toujours évident de savoir qui était ami ou ennemi, en ce qui les concernait.

 Le regard de Tsubaki se perdit dans les flammes crépitantes du feu de camp et les écailles dorées des truites fraîchement pêchées par son gardien. Toutes ses pensées se dirigeaient vers Kurama et son funeste destin, des larmes lui montèrent aux yeux et un sanglot s'étouffa dans sa gorge. Kurama... Elle avait condamné son meilleur ami à une mort certaine.

 « Je suis persuadé qu'il est en vie et en bonne santé », lui assura Kareha en la gratifiant d'une tape sur l'épaule et en lui tendant une infusion de millepertuis.

 Elle hocha la tête sans grande conviction mais accepta la boisson chaude et apaisante qu'on lui tendait sans discuter. Ses nerfs étaient à vif, elle avait grand besoin de calme, de paix, de sérénité. Tsubaki inspira un grand coup, souffla sur la surface liquide pour la refroidir et en avala une grande goulée.

 Son esprit continua néanmoins de vagabonder à sa guise. Son projet démesuré avait démarré voilà une bonne semaine lorsque la rumeur du yokaï ailé leur était à tous parvenue aux oreilles.

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