CHAP. 02: Désolation

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Je grimpai péniblement sur un monticule de béton pour constater plus en détail la désolation de notre ville.

La terre était boursouflée, craquelée, retournée. Plus aucun bâtiment ne respectait de perpendicularité avec le sol, certains ressemblaient à des arbres morts d'où pendaient des poutres d'acier comme des branches perdants leurs feuilles de béton et de plâtre en automne. Les immeubles restés debout penchaient dangereusement dans le sens de la vague, vidés de toutes vies par le souffle démentiel. De la poussière de gravas sortait encore des orifices des tours. Des particules de verre flottaient dans les airs faisant scintiller ces monstres blessés. La scène pouvait paraître magnifique.

Les canalisations souterraines torturées saignaient de multiples geyser d'eau et de feu qui jaillissaient du sol par endroit. Les installations publiques et les véhicules saupoudraient la surface de la ville dans un désordre jamais conçu comme de vulgaires jouets sur le tapis de jeu d'un enfant. Des petites marres remplies des eaux fuyantes des égouts s'étaient installées dans les moindres affaissements de terrain. L'asphalte des routes jouaient à des jeux d'imbrications de casse-tête chinois. Les crevasses dans le goudron dessinaient des courbes tranchantes artistiques. Ces cassures provoquaient par endroits des différences de niveau. Ces artères routières complètement dévastées me faisaient penser aux maquettes sur mes cours de l'activité des plaques tectoniques du globe.

Bizarrement la présence des cadavres intacts ou décharnés ne choquait pas dans le visuel d'ensemble. Ils se fondaient à l'acier et la pierre et avaient pris une coloration minérale. Des bancs d'oiseaux volaient à basses attitudes commençant à tournoyer autours de la chair fraîche. Les rats défilaient en horde par centaine sur les monticules de gravats. Ils étaient énormes. Comment avons pu nous vivre temps d'années en ignorant la présence de ces animaux dans les entrailles de notre ville? Tous les bruits de la vie quotidienne moderne avaient disparu. Le silence nous rongeait, nous terrifiait, nous faisait perdre l'équilibre. De nouveaux sons, plus fin, plus violent, moins mécanique, plus bestiales agressaient nos tympans. Ils s'opposaient constamment nous faisant sursauter. Celui des griffes des rats se propageant sur le béton, du dépeçage des entrailles par les becs ensanglantés des oiseaux charognards, les fontaines d'eau, des sifflements de fuites de gaz, contrastait avec celui de la chute des gravats, des explosions intermittentes, des effondrements de maisons, des alarmes bloquées. Mais bientôt les bruits les plus violents cessèrent et la ville plongea dans un silence profond où seuls les animaux se faisaient entendre. Nous, enfants de la ville, nous n'avions jamais entendu la nature parler. Notre peau était recouverte de brûlures, d'ecchymoses, d'une couche de crasse qui nous rendaient complètement insensible. La poussière avait envahi nos narines et nos poumons nous laissant la bouche pâteuse et farineuse. Nous nous sentions perdu par la vue, les sons, les odeurs, le toucher et le gout. La perte des repères de nos cinq sens provoquait des vertiges sur la plupart d'entre nous.

L'heure était aux pleurs, à l'anéantissement de soi-même, au désespoir, aux crises de nerfs pour certains, à la réclusion mentale pour d'autres. Les jambes de beaucoup avaient cédé sous le poids de leur corps meurtri. A genou dans la boue, les yeux perdus sur une pierre. Leur vie, leur famille passaient à la râpe dans leur cerveau. Tout ce qu'ils pensaient important; le confort, les fringues, l'attitude, la musique, les people, l'argent, tous se gommaient avec un sourire décalé révélant le ridicule de leur vie d'adolescent. Car aujourd'hui, une seule chose allait compter; leur survie.

Chacun divaguait de son côté. Il fallait retrouver une unité de groupe car à plusieurs il serait plus simple d'affronter les dangers encore inconnus de leurs petites existences faciles. Je les regardais tous, un par un, et personne ne semblait pouvoir agir. Est-ce que moi je pouvais intervenir pour organiser notre groupe, rassembler et remotiver la troupe? Je ne sais pas, moi qui étais un élève transparent dans ma classe. Je ne dois pas avoir les capacités pour diriger des personnes en crise. Depuis une heure, de fait je n'étais plus un élève, mais un survivant. Ce qui me mettait sur un pied d'égalité avec tout le monde. J'avais l'occasion de trouver une nouvelle place dans ce groupe, dans ce monde.

Je me dirigeais vers mon ami d'enfance et je lui posai la main sur son épaule tout simplement pour relier le contact et le sortir de sa léthargie. Fabrice tourna son visage rempli de larmes noires vers lui.

"Qu'allons-nous faire maintenant, Micaël?"

Cette demande était un appel pour moi, pour que je prenne les choses en main. Il fallait que je teste le reste du groupe dans ce sens.

"Nous allons nous relever, nous réunir, nous soutenir et chercher de l'aide, de la civilisation pour subsister."

Les garçons s'étaient relevés et entreprenaient des recherches sur la montagne du lycée en ruine. Chacun soulevait les blocs de béton que leur force permettait. Ce qui paraissait dénué de corps humain de loin se changea en vision d'horreur de près. L'amas de décombres était jonché de bout de cadavres; des bras, des jambes, des viscères séparés de leur corps. Romain défaillit brusquement, penché les mains sur les genoux, vomissant toute sa bile. Le dégoût de la chaire arrachée avait eu raison de son déjeuner. Chris le soutint, le releva et l'encouragea à continuer ses efforts.

Les filles étaient restées près du local à poubelles intacte. Elles s'occupaient de Syvanna touchée au front. Je les rejoignis. J'avais fini de déchirer la manche du col roulé blanc, immaculé de sang à présent, pour lui confectionner un pansement. Une partie du tissu me servait de compresse posée sur la plaie, et l'autre partie de bande enroulée autour de la tête maintenait la compresse. Tania soupira de soulagement quand sa sœur remua les lèvres avant de reprendre connaissance.

Vanessa s'isola derrière une benne pour uriner. Quand elle eut fini sa commission accroupie, elle pensa à l'absence de papier toilette. Elle demanda à Tania un mouchoir en papier. Celle-ci les avait perdus dans les décombres avec son sac à main. Soudain, Vanessa pris conscience de l'ampleur de la catastrophe sur leur vie. Il n'y aurait plus de toilette, de papier toilette, de culotte de rechange Kookaï, de serviette hygiénique, de tampon. Une crise d'hystérie l'envahit, elle cria en pleur, se leva les fesses à l'air et se jeta dans les bras du premier venu. C'était Fred qui fut à la réception.

" On est foutu! On n'a plus rien... Plus rien, sanglota Vanessa le jean sur les chevilles.

La situation n'avait rien de ridicule. Tout le monde était très affecté par la scène qui se déroulait. Tania craqua à son tour et pleura toute les larmes de son corps. Fred s'était accroupi pour remonter la culotte et le jean de la jeune fille, le visage face au sexe Vanessa. Cela aurait pu l'exciter dans d'autres circonstances. Mais là, il n'y pensait même pas. Seule la tristesse envahit son être supprimant tout désir, toute envie sexuelle. Il serra Vanessa, "l'Inaccessible", très fort dans ses bras. Elle pleura longuement le visage dans le creux de son torse.

Syvanna sursauta en pensant à sa sœur.

" Tania! Tu ne pourras pas prendre ta trithérapie! Oh mon Dieu! Comment allons-nous faire, chuchota Syvanna dans l'oreille de sa sœur et tomba en larmes sur sa poitrine. Pour toute réponse, Tania lui adressa une caresse dans les cheveux.

Romain se toucha le visage. Il portait des lentilles de contact jetables depuis l'âge de onze ans et devait les changer le mois prochain. Comment allait-il faire? Ses lunettes sont chez lui, surement sous plusieurs tonnes de gravats. Sans lunettes, il était aveugle. Cette pensée le paniqua.

Chacun réalisait ainsi l'impact sur sa vie personnelle de la disparition de la société moderne. Le retour à l'âge des cavernes ou plutôt, ils étaient entrés dans l'âge de la récupération. Les villes étaient devenues des déchetteries, des casses immenses. Les survivants ne peuvent vivre sans leurs objets modernes. Les récupérations allaient devenir leur nouveau mode de vie.

Moïse cria à l'aide. Il avait découvert Jérémy et Cindy bloqués sous une rampe en acier. Tous les garçons accoururent pour soulever la barre métallique. Je dégageais le couple en vie des décombres. Les autres laissèrent tomber l'élément en acier dans un grand fracas. Malheureusement, les deux n'étaient pas dans le même état. Cindy était indemne agrippé au cou de son amoureux. Ses pommettes étaient trempées de larmes et de boue.

" Oh mon amour! On s'en est sorti vivant tous les deux grâce à Micaël et ses amis, regarde!

Jérémy cracha du sang. J'examinai le corps du garçon. Il avait la cage thoracique enfoncée. La désincarcération de Jérémy avec la rampe avait décompressé son torse provoquant une hémorragie interne irrémédiable. Je baissai les yeux en constatant que Jérémy était condamné. Le fiancé de Cindy prit ma main.

" Promet moi que tu t'occuperas bien d'elle, j'ai confiance en toi! Hoqueta-t-il.

— Qu'est-ce que tu racontes mon amour, tu ne vas pas mourir! Regarde, on s'en est sorti!

— Bien sûr, tu t'occuperas toi-même de Cindy! C'est ta fiancée, tu te débrouilleras avec elle. Nous allons te soigner, mentis-je.

— Arrête de dire des conneries. L'hôpital! il était à moins de cent mètres d'ici, n'est-ce pas? Est-ce que tu le vois s'élever vers le ciel?

— Non, il n'y a plus rien!

— Est-ce que tu vas me soigner avec un petit pansement sur la poitrine?

— Non... Jérem'

— Je vais donc mourir Micaël, crachota le condamné s'étranglant avec son sang.

— Non mon amour! Ne me laisse pas seule, je t'aime...

— Ma puce! Tu vas suivre Micaël maintenant et l'écouter... Il est de bon conseil. Il a l'âme d'un chef!

— Quoi! Mais tu te trompes, interrompis-je.

— Si! tu es le seul à avoir gardé ton sang-froid, à avoir eu une réflexion intelligente pendant un tel événement, que je regrette de ne pas avoir suivi. Je t'ai entendu pendant la panique, mais je n'ai pas su agir dans ton sens. Tu as sauvé de nombreuses vies aujourd'hui. Tu dois prendre la tête de ce groupe de survivants. J'ai confiance en toi et les autres feront de même, j'en suis sure.

— Jérem'...

— Tu es leur chef, cria Jérémy.

— T'énerves pas mon amour, tu te fais du mal, pleura Cindy.

— Ma chérie! je vais mourir...

— Non, tu ne peux pas, coupa la jeune fille dégoulinante de larmes. Tu m'avais promis de rester toute ta vie avec moi. Qu'on n'était pas comme tous ces couples d'apparence de lycéens branchés. Qu'on n'était pas ensemble juste pour montrer aux autres qu'on avait un petit ami, tout ça pour être cool. Nous nous aimons. Nos sentiments sont purs et honnêtes. Tous les deux, c'était pour la vie...

— Chérie...

— Ne me quitte pas...

La main de Jérémy se resserra autour de mon poignet. Son corps se crispa et convulsa. Son cœur ne battait plus, n'alimentait plus en sang. Ses poumons se vidaient de leur oxygène. Ses membres se relâchèrent, ses yeux s'éteignirent, sa tête tomba sur son épaule.

Cindy déchira le ciel de son désespoir.

Il était mort en protégeant la femme qu'il aimait de son corps; chose fragile face à l'acier et au béton. Cindy s'effondra en pleur contre la tête de son défunt fiancé trempant ses longs cheveux blonds dans son sang. Tous les regards étaient fixés sur la scène dramatique dans un silence oppressant comme pour rendre hommage aux victimes.

La mort ne nous quitterait plus.

Un autre cri, celui d'un homme, interrompit le recueillement.

Karl luttait pour se dégager d'une armoire recouverte d'un bloc de béton.

" Aidez-moi, Mike est blessé, cria Karl

Il s'était extrait des décombres, seul. Maintenant, il tirait par les bras son ami Mike. Les garçons vinrent à son secours, mais ils se figèrent tous par la vision d'horreur. Karl avait extirpé le corps des gravats amputé au niveau du tronc de sa partie inférieure. Plusieurs mètres d'intestins et de viscères traînaient à la suite du cadavre.

Moïse et Fred vomirent à tour de rôle. Karl continuait à traîner le corps dégueulant de boyaux vers le groupe de garçons.

" Bon sang, venez m'aidez! Il faut soigner Mike!

Edouard surmonta son dégoût et prit Karl par les épaules. L'inconscient de Karl refusait le passage de la mort.

Le garçon de bonne corpulence secoua Karl de sa torpeur.

" Lâche le Karl! Il est mort!

— Non! il faut le soigner! allez là-dessous récupérer ses jambes!

Edouard le regarda avec stupeur. Son camarade était dans une crise passagère de folie, il fallait le faire revenir. Il leva la main, et après un moment d'hésitation décocha une gifle.

" Revient à nous Karl! Mike est mort putain! Découpé en deux! Personne ne survit à ça!

Dans son regard, la lucidité revint. Il baissa la tête et s'enferma dans le silence.

Le soleil rouge de cette fin d'après-midi douce en température déclina sur l'horizon ravagé. Les ombres de la nuit commençaient à masquer les horreurs de la catastrophe. Nous nous étions rassemblés dans les larmes et le désespoir. Maintenant une fatigue brutale tombait sur nos épaules. Nous nous étions éloignés du charnier central du lycée. Nous avions trouvé un coin dévasté mais calme, où aucun cadavre n'était dans notre champs de vision. Ne voulant pas rester statique, avec Moïse nous avions ramassé un tas de débris à base de bois et déposé sur le sol au centre du groupe assis. Vanessa avait toujours son briquet sur elle. Le gadget à faire le feu embrasa l'amas de bois. Toutes les consciences éveillées autour de cette lumière rassurante savaient ce briquet éphémère et ajoutèrent à la liste déjà longue des outils qui pourrait leur manquer à l'avenir.

Personne ne réagissait, personne n'avait faim, une contemplation présente qui sonnait comme une fin. Ils devaient réagir... Je devais réagir! Je me levais devant mes compagnons devant le brasier.

"Nous devons organiser la survie et la progression de notre groupe. Malgré les différences qui nous marquaient encore il y a quelques heures, nous devons nous serrer les coudes, nous entraider. Des liens très forts nous unis maintenant, ceux du sang et des larmes.

— Et qu'est-ce qu'on peut bien faire à part attendre les secours? demanda Karl larmoyant.

— Ça va faire maintenant neuf heures que la surface de ce qui est possible de voir a été ravagée. As-tu vu ou entendu la moindre chose qui pouvait ressembler à des secours?

Cette question n'attendait pas de réponse évidemment.

" Je vous le dis, qu'on le veuille ou pas, ce qui vient de se passer est hors du commun. Rien de semblable n'a été vécu de mémoire d'homme. J'en suis persuadé. Nous venons d'assister à une fin du monde, à une fin de l'air moderne. Des secours médicalisés, des hélicoptères, des tanks high-tech, nous n'en croiserons pas, ils n'existent plus.

— Et tu peux nous prédire ça après neuf heure seulement? s'exclama Edouard.

— Non, je le sens! c'est tout.

— Et tu crois qu'on est les seuls survivants sur cette planète pendant que tu y es!

— Bien sûr que non! Je pense que nous allons croiser des colonnes de réfugiés demain quand nous allons nous déplacer vers Paris.

... Paris! repris une partie du groupe.

— Oui! nous sommes qu'à cinquante kilomètres de Paris. C'est là que nous aurons des secours s'il y en a, et des informations sur ce qui s'est passé.

— Que cinquante kilomètre! grogna Tania. Tu en as de bonnes! Tu crois qu'on va se pointer à la gare pour prendre le train ou quoi?

— Allons! il faut que l'on surmonte les difficultés ensemble. A une allure moyenne, Paris doit être à dix heures de marche d'ici. Et avec un peu de chance, nous dégoterons une voiture ou un van en état de marche.

— A condition qu'il y ait encore une autoroute, continua Fred.

— Mais il faut tenter l'aventure, avancer. Ceux qui ne veulent rien faire et rester accroupi ici devant les cendres de ce feu n'avaient qu'à mourir tout à l'heure. A quoi vous sert la vie que Dieu à préserver aujourd'hui sur cette Terre sinon pour continuer à vivre et faire progresser notre génération dans ce nouveau monde.

— Ça y est, nous avons un nouveau gourou. Micaël le nouvel illuminé post-apocalyptique. Suivons sa voie, implora ironiquement Karl.

— Non! il a raison, nous devons réagir à défaut de dépérir, intervint Moïse.

— C'est vrai, il exagère un peu, mais je veux suivre sa direction, enchérit Fred.

— Vous êtes ses plus proches amis, c'est pour ça que vous avez confiance, rumina Karl.

— Il n'y a pas qu'eux! moi aussi j'ai confiance en lui, dit Syvanna.

C'étaient les premiers mots de la jeune fille depuis des heures. Son intervention claqua comme un adoubement pour moi. Elle me faisait guide du groupe. Les flammes du feu reflétaient dans les yeux des membres du groupe comme un nouvel essor de combativité, une nouvelle vivacité.

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