L'indécision...

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A cette faucheuse de vie...


Lendemain d'espoir...

La nuit sale et visqueuse

S'accroche à mes volets

Et le poing de mes frères

S'enfonce dans ma bouche...

L'aube moite et brumeuse

Ternit nos feux-follets ;

Leurs cœurs rongés de vers

Vomissent dans ma couche...

Notre étoile audacieuse

Plie et rompt sous nos plaies ;

Je sens l'ultime hiver

Où plus rien ne nous touche...

Cela était arrivé comme ça, sans qu'on pût s'y attendre. Tout avait pourtant commencé sans incident. Jusqu'à l'accident. Coïncidence ou fatalité, ce n'était pas le premier malheur qui lui tombait dessus. A croire que, quelque part, la malchance, ou une volonté supérieure quelconque, avait décidé de lui faire payer quelque chose. Mais quoi ? Ce n'était pas un ange, naturellement, mais il n'était pas plus mauvais bougre qu'un autre, pourtant. Il avait grillé quelques feux, omis de régler quelques amendes, s'était parfois montré quelque peu lâche dans certains conflits, mais était-ce si exceptionnel ? Est-ce que cela méritait une telle succession de catastrophes ?

Il avait grandi dans une banlieue des plus banales de Paris, suivi une scolarité sans aucun coup d'éclat que ce soit, avait dans la foulée de son ordinaire diplôme intégré une entreprise généraliste embauchant des employés sans profil et, enfin, alors que tout semblait suivre un cours des plus rassurant, il s'était marié avec l'une de ses collègues avec qui le courant passait bien. Quelques mois de presque félicité. Puis tout s'était enchaîné : les disputes sans raison, la séparation sans espoir, le licenciement sans indemnités, et enfin ce voyage sans retour. Une fin de vie « sans », quand on y réfléchit. Mais peut-on achever son existence « avec », de toute manière ? Vu d'ici, difficile d'y croire. Pas que le spectacle soit horrible, mais la situation, elle, ne permet pas d'apprécier le paysage.

Dans le creux de la vague, il était tombé sur une annonce tout à fait comme ce qu'il lui fallait : emploi polyvalent dans une succursale administrative de petite taille sur une île minuscule de la Polynésie Française. Isolement total, activité rare et sporadique. En gros, un travail de potiche en solitaire. Parfaitement ce qui lui correspondrait le mieux dans son état actuel. Après un entretien rapide, le poste lui avait été confié. Et cet avion ridicule qui assurait la correspondance entre les différentes îles s'était abîmé en mer. Le pilote n'avait pas reparu à la surface des flots depuis que lui-même était en état de s'intéresser à ce qui l'entourait. Bon voleur, sans doute, mais mauvais nageur, l'indigène avait coulé à pic avec sa machine délabrée. Restait cette stupide valise en plastique. Relique de sa femme. De son ex-femme. Elle ne contenait rien - il n'avait presque rien emmené et tout tenait dans son sac de sport -, mais il n'avait pu se résoudre à l'abandonner, prétextant ses qualités fonctionnelles qui ne manqueraient pas de le réjouir une fois loin de la civilisation. Et depuis plus d'une heure désormais, il flottait dans son amertume, agrippé à cette valise qu'il ne savait comment apprécier, le pantalon alourdi par l'eau, vaguement inquiet de savoir si, oui ou non, il pouvait y avoir des requins par ici. Et, lorsqu'il ne fixait pas l'horizon d'un œil vague, il toisait son flotteur jaune d'un regard mi-tendre, mi-assassin.

D'abord secoué par la descente, le plongeon, et ses efforts pour se sortir de l'habitacle avant de sombrer, il s'était contenté de récupérer, de se ressaisir. Puis il avait consenti à couler un regard alentours. Inquiet et nauséeux, le regard. Et c'est là qu'il avait constaté qu'il ne voyait aucune terre à l'horizon. D'après les cartes qu'il avait consultées, il était entouré d'îles. Il y en avait partout, dans cette partie du globe. Et là, pas moyen de poser le regard sur une seule d'entre elles. C'était rageant, en attendant que ce soit une source d'angoisse. Pour le moment, il fulmine plutôt, pas encore trop affolé. Il n'y a que quelques heures qu'il a quitté la civilisation et il en est encore tout imprégné. Il la sent encore présente partout autour et en lui. Pas de quoi se sentir désespéré, pour le moment. N'empêche, la prise n'est pas des plus confortable sur cette valise glissante. Et, malgré la chaleur moite, l'eau lui paraît froide aux jambes. Peut-être cette maudite pensée de requins. Jambes immobiles, il réfléchit, pour le moment, sur le miroir des eaux.

Il sait que la navette a lieu une fois par semaine sur ce trajet. Il s'imagine également que, ne voyant pas l'avion reparaître, la compagnie va nécessairement envoyer quelqu'un aux nouvelles. Forcément. Indubitablement. C'est donc une question d'heures avant d'être sorti de cette situation absurde. Il en rira, plus tard, c'est sûr. Plus tard, dans l'avenir. Dès qu'on sera venu le récupérer. Il a un petit éclat de rire en pensant que, cette fois-ci, il abandonnera cette stupide valise jaune aux requins, s'il y en a vraiment. Sa voix est éraillée. Il aura sans doute crié durant l'accident. Du coup, cette sécheresse de la gorge le contrarie et il perd son sourire. Bientôt, cependant, un petit sourire ironique se dessine sur son visage : entouré d'eau, à moitié immergé, il a soif et ne peut boire. Et il repense, soudain, au lycée. Il revoit sa prof de français, fripée, sèche et rêche comme une momie débandelée trop rapidement. Des lunettes de caricature sur un visage de chouette mal embaumée. Ils étudient un texte développant l'histoire de Tantale, l'homme qui, prisonnier au milieu d'un lac sous les branches d'un arbre fruitier, voit l'eau comme les branches s'éloigner de lui chaque fois qu'il tente de les approcher pour se sustenter. Il entend presque la voix sifflante de l'enseignante qui, méprisante, condescend à préciser qu'il s'agit d'une allégorie du désir et de la frustration, et aucunement d'une situation à prendre au premier degré. Déjà à l'époque, il n'avait pas pleinement admis cette idée d'allégorie : un mot si étranger ne pouvait pas traduire la portée de cet épisode. Et maintenant, les jointures des mains blanchies par l'effort, les jambes raides et glacées, le visage crispé d'une joie mauvaise, il en est convaincu : point d'allégorie, juste le récit d'un naufragé, comme lui. Sauf que, ici, l'eau ne se retire pas, elle est au contraire très présente à ses yeux, à son corps, à ses oreilles. Seuls sa bouche et son nez lui rappellent qu'il ne s'agit pas d'eau potable, mais elle est bien là, omniprésente. Il déglutit.

Il assure sa prise aux angles de plastique et ferme les yeux un instant. Il ne sait plus trop depuis combien de temps il est là, sous le soleil et dans l'eau, et il essaie de calculer. Faute de repères, il doit abandonner. Il a soif. Peut-être l'eau de mer est-elle potable, finalement ? Après tout, nombre d'animaux s'en contentent et ne vivent pas plus mal pour autant. Il se laisse glisser un peu et avale une petite gorgée, juste pour voir. C'est frais, ça fait du bien. Sauf que, tout de suite après, ça brûle la gorge. Peut-être doit-on s'y habituer un peu ? Il reprend une gorgée, plus longue que la précédente, qui apaise quelque peu la brûlure. Mais un spasme le secoue depuis l'estomac jusqu'à la gorge, et le voilà qui rend les restes de son petit déjeuner, salé une fois de trop. Il regarde la plaque visqueuse s'éloigner de lui en se disant qu'il n'a pas eu là le meilleure idée qui soit. Au bout de quelques minutes, il la perd de vue. Il refait un nouveau tour d'horizon. Pas encore de bateau, d'avion ou d'île. Il soupire. Il a mal aux doigts à force de s'agripper à ce gros rectangle presque sans prise.

Fatigué, il décide de grimper complètement sur sa valise pour se reposer plus à loisir. Epreuve de force ou acrobatie clownesque, cela s'avère rapidement impossible. La valise s'enfonce, se retourne. Pas moyen de s'installer dessus. Essoufflé, encore plus fatigué, trempé désormais des pieds à la tête, il se retrouve dans la même posture que les heures précédentes. Lassitude. Pour se changer les idées, il fouille dans son passé à la recherche de personnes avec qui partager ensuite le récit de ce naufrage minable. Au bout de quelques minutes, il déclare forfait. Il n'avait pas grand monde dans sa vie et la plupart sont restés amis avec sa femme plutôt qu'avec lui. Son ex-femme. Il inspecte son présent et n'y voit que des agents d'aéroports, douaniers ou vagues collègues de la métropole. Dépité, il essaie d'imaginer son avenir au cœur de ce pays de carte postale. On lui avait parlé d'une petite maison attenante au bureau et d'une femme qui ferait le ménage une fois par semaine. Il se voit dans sa villa aux murs étincelants, somnolant à l'ombre d'un parasol au bord de sa piscine. Il aperçoit même, au détour d'un songe, la jeune et jolie femme qui, venue pour le nettoyage des locaux, resterait pour le locataire. Il eut un sourire, brusquement interrompu par une quinte de toux. Le sel lui irritait toujours la gorge malgré le temps.

Bon. Pour cet avenir réconfortant, il fallait tenir encore. Pour se réchauffer, il battit un peu des jambes. Il songea qu'en se propulsant à allure régulière, sans trop forcer, il rejoindrait sans doute l'une des îles. Ou s'éloignerait encore plus. Décidément, il ne parvenait pas à se laisser séduire par cette idée. Il repensa aux requins, ces ennemis des profondeurs. Et chaque fois que son esprit s'arrêtait sur cette peur, il avait comme la sensation d'une chose affamée lancée à sa poursuite depuis le fond des eaux. Son cœur battit plus vite et, instinctivement, il rétracta ses jambes et se tint accroupi, recroquevillé inconfortablement autour de la petite coquille de plastique jaune, silencieux. Il écoutait les bruits venus des profondeurs. Tendu, il ne percevait aucun son suspect. Mais l'entendrait-il arriver, ce monstre qui allait le happer comme un simple asticot sur son hameçon trop faible ? Un goût de vomi dans la bouche et un soudain essaim d'idées noires le prenant d'assaut, il se passe de l'eau de mer sur le visage, en avale une gorgée pour passer le goût et tenter, malgré tout, de se désaltérer. De nouveau un spasme le secoue, mais il garde le précieux liquide en lui. Il ferme les yeux et respire à fond.

A un moment, brusquement, ses mains lâchent prise et il glisse d'un coup sous l'eau, surpris. Il bat des bras et des jambes pour remonter, se raccroche tant bien que mal à la valise. Ses mains sont raides, ses articulations douloureuses. Il a bu la tasse et tousse bruyamment, cherchant de l'air dans ses poumons en feu. Il doit se concentrer sur ses doigts pour ne pas glisser à nouveau. Tant mieux : pendant ce temps-là, il ne brasse pas d'idées noires. Il parvient enfin à reprendre son souffle. Mais il est éprouvé et commence à douter de pouvoir attendre ainsi les secours. De plus, il lui semble que la valise, peu à peu, flotte moins bien, s'enfonce davantage sous l'eau. Il commence à s'inquiéter. L'horizon toujours vide de toute présence s'assombrit peu à peu pour accueillir le crépuscule. Sa gorge se serre. Sel ou peur, la douleur est réelle et l'empêche presque de respirer. Il tente une grande inspiration pour s'apaiser, mais sa trachée est irritée et il est pris d'une nouvelle quinte de toux, plus violente encore que la précédente. Il fera bon se mettre au chaud et au sec sur le premier bateau de passage ! Dès qu'il en passera un. S'il en passe un...

La nuit est presque tombée désormais, et la valise s'enfonce bien davantage sous l'eau. Elle se remplit d'eau, sournoisement, tandis qu'il se vide peu à peu de son énergie. En regardant le soleil passer sous la ligne d'horizon, peu à peu, et changer cette étendue d'eau bleutée en une immensité de lave étincelante, il pense qu'il voit peut-être son dernier coucher de soleil. Il est soudain pris d'un fou rire qui lui serre le ventre et s'achève en sanglot. Il panique, dorénavant, à l'idée de la nuit noire qui va l'engloutir. Quelque part, il a l'impression que si le ciel lui-même devient aussi noir que le fond des eaux, c'est comme s'il était soudain totalement enseveli sous les eaux, noyé soudainement dans un abîme glacé et sinistre. Et il ne veut pas, lui, finir comme ça. Il se dit qu'il vaut mieux mourir, tout de suite, tant qu'il fait jour, que d'attendre dans le noir la fin de sa vie. Il tente de se ressaisir en se disant qu'on va venir à sa recherche. Du moins à celle de l'avion et de son pilote - qui pourrait bien venir à sa recherche à lui ? -. Mais l'idée même de la nuit, cette obscurité qui s'installe et refroidit peu à peu l'air, cette nuit qui menace de l'engloutir, l'empêche d'espérer du secours. Il sent qu'il ne tiendra pas jusqu'au matin. Et, au fond de lui, il sait qu'il vit ses derniers instants d'espoir d'être sauvé. Au matin, il aura rejoint son petit sac de sport, l'avion et son pilote. Peut-être retrouvera-t-on la valise ? Qui sait... Dans quelques minutes, la lumière va disparaître et l'obscurité totale régner. Quelques minutes pour voir apparaître les sauveteurs. Mais l'horizon reste désespérément vide.

Quelques minutes pour accepter sa mort, pour accepter que sa vie soit terminée. Mais supportera-t-il la tombée de la nuit et l'attente des dernières heures avant que, ses forces l'abandonnant totalement, il ne s'enfonce à son tour dans l'eau pour nourrir les requins ? Une part de lui veut en finir tout de suite, tant qu'il fait jour. Mais un doute, un espoir ténu, le taraude encore, quelque part du côté de sa lâcheté. Subir, choisir ou fuir sa mort : voilà une décision bien difficile, lorsqu'il faut trancher. Repensant à sa famille dont il s'est éloigné peu à peu, à sa femme - ex-femme -, à ses amis - ceux de sa femme désormais -, à sa villa et à la jeune femme qui l'attend, il hésite tandis que le jour décroît implacablement. Il balance entre les différentes voies qui s'offrent à lui, pendant que le voile de la nuit descend peu à peu cacher aux spectateurs cette scène dont la pudeur nous incite à respecter l'intimité. Son choix, s'il y parvient, n'appartient qu'à lui et, si lui s'en moque peut-être, je ne voudrais pas qu'on croie y voir une injonction salvatrice. Il est des instants où la décision n'appartient qu'à nous.

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