Le galoupeur

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Aux gens pressés...


Le Vieux et son arbre...

A l'ombre de son arbre,

Le vieux se repose.

A l'ombre de son arbre,

Ses paupières sont closes.

Un léger sourire flotte sur son visage

Sur la peau duquel on pourrait lire sa vie.

Il a de si belles rides qu'on dirait un sage

Qui sous son arbre se souvient de sa vie.

A l'ombre de son arbre,

Il est loin du soleil.

A l'ombre de son arbre,

Bien trop pâle il sommeille.

Car la vie l'a gâté de nombreuses années,

Il sourit.

Car la vie, des peines, l'a tenu éloigné,

Il en rit.

A l'ombre de son arbre,

Il dort,

Sous son ciel de marbre,

Le mort.

Arborant une plaque d'immatriculation rendue illisible par les pelletées de terre qui l'ont recouverte, l'auto étincelle froidement sous le soleil matinal de cette mi-octobre. Sur le siège du conducteur est assis un jeune homme. Par l'entrebâillement de la fenêtre de sa portière, le vent vient souffler son haleine tiède dans l'habitacle, jouant avec ses cheveux noirs. Partout alentours, la nature bruisse d'une vie joyeuse. Derrière les vitres s'anime un paysage changeant et réjouissant. Derrière son volant, Endal demeure tourné vers l'avant, le regard perdu sur l'horizon.

***

Endal Mogar était un jeune homme de belle prestance, frais, enjoué et aimable. Ses amis l'appelaient « Le Galoupeur », mot breton signifiant entre autres « coureur » ; et ce surnom lui allait comme un gant puisqu'il courait plusieurs kilomètres par semaine, aimait courir les filles en soirées et les circuits automobiles le week-end. Endal était donc un parfait coureur, un incontinent de la bougeotte.

Cette manie de toujours lui avait posé bien des problèmes à l'école, où la position assise, intenable, était pour lui comme une agonie douloureuse. Cependant, son dynamisme perpétuel était une source d'étonnement pour tout son entourage, et générait même un véritable engouement chez ses camarades, une sorte d'appel d'air magnétique qui les happait dans son sillage. Populaire à cause de l'image qu'il envoyait, il négligeait néanmoins à la fois son apparence et de se soucier de plaire à autrui. Pourtant, son appétit insatiable de course à la nouveauté le rendait irrésistible. Ses camarades étaient d'avance subjugués, ses professeurs séduits, les femmes charmées, ses rivaux désarmés. L'échec semblait lui être impossible, inconnu et même inimaginable. Son passé le poussait de l'avant, son présent accélérait sans cesse sa course vers un avenir qui serait nécessairement exceptionnel.

***

Face à Endal, un corbeau pique vers la voiture. Alors qu'il n'est plus qu'à quelques mètres du pare-brise, l'oiseau vire brutalement pour éviter le véhicule. Endal n'a pas esquissé le moindre mouvement pour empêcher la collision, comme indifférent à un événement qui ne peut avoir lieu. Le conducteur, immuable, maintient sa trajectoire.

***

Comme son père qui n'avait pu rester jusqu'à la naissance de son fils, Endal ne résistait jamais à l'appel de la course. Désertant dès l'enfance le foyer maternel, il n'avait plus dès lors cessé de courir de l'avant. Sa mère, clouée à un passé trop lourd à porter, n'avait pu le suivre, et encore moins le retenir : ses serres maternelles étaient impuissantes à saisir ce garçon dont elle n'avait déjà pu tenir le père. Endal sachant à peine marcher s'était donc mis à courir, toujours plus loin de son domicile, sans cesse plus éloigné de ses racines, roseau en mouvement qui serait devenu chêne à l'arrêt et se serait rompu.

Malgré tout, étant aveugle à ses propres échecs, l'Ecole avait couvé sous son aile cet oisillon fugitif, l'avait retenu dans sa toile telle l'araignée un moucheron. Insaisissable, Endal était passé de classe en classe comme entre les mailles d'un filet dérisoire. Puis était venu le lycée et, comme une lumière au bout du tunnel, la majorité et son permis de courir. Dès qu'il eût la reconnaissance officielle de son droit à courir, Endal empocha le diplôme le plus proche et prit ses jambes à son cou. De fille en fille comme d'auto en auto, il avait filé de l'avant sans jamais s'arrêter. Certaines avaient bien eu un certain pouvoir sur lui, mais toujours le joug se brisait sous les ruades du mustang effréné. Le Galoupeur était un astre intouchable déchirant le firmament, un météore à la trajectoire implacable.

***

Autour du véhicule, le vent poursuit sa danse, chantant doucement aux oreilles du jeune homme. Les grillons peu à peu joignent leur voix à la sienne et le concert du soir se déploie sur un fond de couchant. L'habitacle baigné de ces rougeoiements incendiaires est plongé dans un silence contemplatif.

Peu à peu les étoiles s'accrochent dans les cieux et le brasier joyeux s'étouffe dans les ombres. Endal ne bouge pas dans cette nuit qui tombe.

***

Comme il arrive souvent aux êtres trop rapides, l'esprit a des lenteurs qui semblent inexcusables. Sa vie floutée par la vitesse gardait encore trop de clarté. Alors il eut recours comme tant d'autres enfants au carburant des rêves, ce poison de l'esprit, ce repos du guerrier. La journée le grisait et la nuit l'embrassait ; les routes d'une nuit effaçaient toutes ces filles mangées. Projectile fatal, il fusait dans le monde, étourdissant et insaisissable.

Ses amis un à un s'essoufflèrent et, bientôt, Le Galoupeur n'eût plus aucune entrave, courant à perdre haleine, n'ayant rien d'autre à perdre.

***

Au pied de l'arbre mort, la carcasse calcinée d'une voiture rouillée a fait sa dernière course. La nature impassible lui fait une sépulture, peu à peu, saison après saison. Endal s'est enfin arrêté et contemple le monde. Son regard ne fuit plus, son cœur ne combat plus, ses mains ne tremblent plus sur le volant figé. Lui a cessé d'errer ; aux autres de courir.

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