Une fleur

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Ici et maintenant.

Comment naissent les anges...

Le matin qui revient

Pare tes doux pétales

De timides embruns

Que le soleil exhale...

Le midi t'illumine,

Aiguise tes parfums,

Et la chaleur câline

Berce tes lendemains...

Le soleil est trop chaud

Il brûle tes pétales ;

Il luit bien trop haut

Et rend tes couleurs pâles...

La lumière décroît :

Le destin qui te cueille

Te laisse un triste choix,

Te plonge dans le deuil...

La nuit sombre dérange

Et traîne dans la boue

Ce secret qui secoue :

Comment naissent les anges...

Chapitre Premier :

Automne.

6h47. A l'horizon, les collines s'auréolent peu à peu d'une couronne d'or pâle qui, surgissant de la nuit, plonge dans le ciel sanguin pour le dissiper.

Loin de là, dans une prairie anonyme, un bouton de pâquerette frémit, entre excitation de naître et fatigue de subir l'assaut des paquets de rosée qui pèsent sur sa tige.

6h48. Dans l'un des chênes bordant la prairie, un cri aigu signale le retour à la vie d'une nichée de roitelets après cet intermède nocturne.

A quelques kilomètres de cette fragile nature qui s'éveille, une jeune femme pèse de toute la force de ses rêves sur un oreiller trop moelleux pour la rejeter. Sa respiration, régulière, augure un repos reconstituant.

6h49. Un peu plus loin dans la ville mécanique, un jeune homme interroge le plafond de sa chambre en attendant que son réveil sonne. Aujourd'hui ? Peut-être...

6h53. La cime des collines se pare des diamants flamboyants d'une aube printanière. Un archer de lumière monte à l'assaut des sommets et décoche d'un geste précis un trait de feu qui touche de plein fouet la jeune pâquerette extatique. Déjà, le poids de la rosée s'allège, soulageant la jeune fleur. Le bouton se fissure.

6h55. Un coq, vestige de vieilles histoires d'un temps passé, proclame dans l'indifférence générale l'avènement d'un jour nouveau. Les petits roitelets, désormais pleinement éveillés, harcèlent à présent leurs parents d'un concert tyrannique de plaintes suraiguës qui résonnent dans l'air.

6h59. Un disque timide mais déjà aveuglant passe les sommets difficilement escaladés. Il darde son œil unique et perçant sur son royaume usurpé. Rien n'a changé depuis l'aube des temps, et pourtant tout est différent...

7h00. Dans de nombreux appartements d'innombrables villes, des sonneries stridentes retentissent, des présentateurs faussement enjoués accueillent ceux dont les rêves viennent de s'achever, des tubes auto-proclamés formatent des oreilles trop épuisées pour lutter, et des voix langoureuses susurrent avec érotisme les bienfaits incontestables d'une huile de moteur révolutionnaire sur les performances toujours insuffisantes des viriles cylindrées.

Alexandre lance une main lasse vers l'horripilante machine qui ne cesse d'égrener son décompte fatidique et, exhalant un soupir traduisant tout autant la souffrance intolérable de ces déchirures du cœur qui vous tuent à petits feux que la détermination éphémère qui suit les résolutions trop dures à concrétiser, quitte le doux cocon où le sommeil l'a si longtemps fui ces dernières nuits pour gagner la cabine éthérée d'une douche incapable de le délasser.

7h01. Marie soupire d'exaspération et de fatigue. Sa main, agacée mais aveugle, part à l'assaut du réveil entêté et met fin au supplice. Avec l'impression d'être un organe très sensible qu'on arrache douloureusement d'un organisme ouaté, Marie sort sa tête de sous l'oreiller où elle l'avait rageusement enfouie et se dirige d'un pas mal assuré vers sa salle de bains. Tandis que sa baignoire se remplit pour un bain bien trop bref, ses pieds bien réglés l'entraînent vers la cuisine pour un petit déjeuner sur le pouce : café réchauffé et tartine de pain dur.

7h32. Alexandre s'examine dans la glace. Peut faire mieux... Mais peut aussi faire pire...

Dans l'appartement de Marie, le bruit d'un sèche-cheveux couvre celui d'un téléphone portable.

De son côté, la pâquerette poursuit sa majestueuse éclosion, déployant à son tranquille rythme de fleur une corolle d'un blanc encore inviolé.

7h43. Alexandre commence à paniquer : n'ai-je aucune cravate qui se marie élégamment avec mon costume ?

Quant à elle, rassemblant ses effets, Marie s'aperçoit qu'elle a reçu un message pendant qu'elle se préparait. Ayant entendu un bulletin alarmiste de Bison Futé, Sarah passait la prendre plus tôt qu'à l'accoutumée, à huit heure moins cinq en bas de chez elle. Jetant un œil perplexe à la pendule murale qui fait bruyamment claquer de trop rapides secondes au-dessus de la télévision, Marie déclenche dans son cerveau ses premiers stimuli de stress de la journée. En réponse à cette agression, son organisme sécrète une décharge d'adrénaline qui, gonflant à bloc le système nerveux de la jeune femme, dope ses facultés. Rapidement, elle termine ses préparatifs.

Dans la prairie préservée, une abeille s'approche de la pâquerette par petits cercles de plus en plus resserrés et repart. Il est encore trop tôt. La jeune fleur n'est pas encore prête. Ses pétales encore tout fripés de sommeil pensent encore dormir.

7h54. Tandis qu'Alexandre verrouille précipitamment la porte de son appartement et court vers l'ascenseur, à la recherche d'un temps perdu, Marie guette sur le trottoir l'arrivée de sa collègue et amie.

7h56. La trachée douloureuse d'un souffle désormais brûlant et les veines charriant avec impétuosité des torrents d'adrénaline et d'endorphine, Alexandre remonte quatre à quatre les marches le ramenant chez lui. Quel crétin d'avoir oublié ma sacoche !

Sarah, en feux de détresse, s'arrête en double file le temps de laisser monter sa passagère. Un coup d'œil dans son rétroviseur, clignotant, et elle est de nouveau happée par la circulation dense de ce vendredi matin.

8h24. Tandis que les deux amies se garent sur le parking de leur entreprise, Alexandre aperçoit par la fenêtre du bus son arrêt au bout de la rue. Signalant au chauffeur, d'une pression sur un bouton, son désir de descendre à la prochaine station, il s'excuse auprès de sa voisine, glaciale, de devoir la déranger pour passer. Celle-ci s'écarte imperceptiblement et, se contorsionnant, Alexandre parvient dans l'allée du véhicule sans la bousculer ni perdre l'équilibre.

8h26. Debout dans l'ascenseur, Sarah et Marie attendent que les portes se referment. Un bruit de pas précipités se fait entendre dans le hall. La voix d'Alexandre, haletante, se fait entendre : « Attendez pour l'ascenseur ! ». Sarah, vive comme l'éclair, s'interpose à temps entre les portes de la machine pour laisser entrer leur collègue. Essoufflé, Alexandre les remercie et les salue. Au moment de faire la bise à Marie, une gêne fugitive voile leurs regards. Au deuxième étage, Sarah descend vers son service et salue les deux autres, envoyant un discret clin d'œil à son amie, qui fronce les sourcils avec une colère feinte. Les portes se referment.

8h27. Il a envie de bloquer la machine le temps de lui parler. Fixant d'un regard brûlant la chevelure de sa collègue, il demeure la mâchoire scellée et la gorge desséchée.

La gorge et le ventre serrés, le cœur en plein rodéo sauvage, elle aimerait se retourner vers lui et lui faire comprendre ce qu'elle ressent pour lui depuis si longtemps.

Il se racle la gorge.

Quittant le bout de ses chaussures du regard, elle esquisse un mouvement dans sa direction.

Tandis que leurs yeux s'accrochent et que leurs âmes se cherchent, quelque chose se brise.

Lui :

« Marie ? »

Elle :

« Oui ? »

Lui :

« Il faut que je te dise quelque chose... »

Elle,

sentant son cœur s'arrêter et son souffle lui manquer :

« Oui... »

Lui,

sentant ses genoux trembler autant que sa voix :

« Je voulais te dire que... »

Elle,

anxieuse, tentant de l'encourager :

« Je t'écoute... »

Lui,

le cœur au bord des lèvres :

« Voilà... ça fait un bout de temps qu'on se connaît et... ça fait un moment que je veux t'en parler... »

Elle,

l'encourageant du regard :

« De quoi est-ce que tu veux me parler ? »

ça ne passe pas. Sa tête refuse de laisser parler son cœur. Et si jamais elle ne ressent rien pour moi ? Si elle me rejette ? Pire : si elle rit, se moque de moi ?

C'est trop dur. Va-t-il enfin lui dire ce qu'elle attend depuis si longtemps ? Elle n'ose y croire. Rien dans son comportement n'a jusqu'ici laissé entendre qu'il me considérait autrement que comme une collègue... Un visage de passage... Mais, peut-être...

Lui,

au bord du malaise :

« Je... Tu... »

Elle,

retenant sa respiration :

« Oui ?... »

Lui :

« Je... On m'a proposé un poste à l'étranger... »

Elle,

déçue et douloureusement blessée dans son amour-propre :

« Ah... Et où ?... »

Lui,

rageant contre lui-même :

« ...Euh... En Allemagne... »

Elle,

les larmes au bord du cœur :

« Chouette pays... »

8h28. Douzième étage du bâtiment. Le couple manqué descend de l'ascenseur. Marie part vers son service, à droite, après avoir souhaité bonne chance à son collègue. Lui la regarde partir après l'avoir remerciée, puis il regagne son bureau, à gauche. Deux âmes écorchées par un silence maladroit partent panser leurs blessures...

8h42. C'est vraiment trop bête... Je ne peux pas partir sans le lui avouer... Pas sans en avoir le cœur net ! Et pourtant, elle aurait dû voir dans mes yeux ce que je voulais vraiment dire... Mais elle n'a pas vu...Peut-être cela veut-il dire qu'elle ne ressent rien pour moi ?

8h45. Non, décidément ! Quelle gourde romantique ! A attendre qu'il se déclare, je risque de le perdre ! Le perdre ?... Mais l'ai-je déjà ?... Peut-être ne lui suis-je qu'indifférente...

8h53. A quelques kilomètres de là, le bourgeon continue de se fissurer. Un motif blanc rosé se dessine à sa surface.

Partout autour, La vie fourmille, bourdonne et gazouille.

9h14. Après tout, elle m'a souhaité bonne chance... Elle s'est à peine intéressée à ma promotion et aux bouleversements que celle-ci peut provoquer... Un nouveau départ... Ailleurs... Cela ne sert plus à rien de rester ici, près de cette femme aimée mais si indifférente... C'était absurde de cultiver cette souffrance inutile...

9h23. Depuis plus de six mois que nous nous croisons tous les jours, je m'en serais aperçue s'il ressentait quelque chose pour moi... J'ai été trop bête... Moi et mon stupide romantisme de petite fille naïve ! C'est une bonne chose qu'il parte... Je l'oublierai vite...

Chapitre second :

Printemps...

17h36. Vite ! Sa valise à la main, son sac à dos négligemment jeté en travers de son dos, Alexandre presse le pas, à l'affût des numéros. Le défilement des chiffres dans le hall de l'aéroport lui rappelle celui des étages dans l'ascenseur de son entreprise. Ces chiffres qui dansaient avec insouciance, égrenant sans scrupules les précieuses et trop courtes secondes passées auprès de Marie. Il secoue intérieurement la tête. C'est fini, maintenant. Ça n'a d'ailleurs jamais commencé, pense-t-il amèrement. Il se frotte le visage d'une main lasse et remonte d'un bref haussement de l'épaule son sac qui glisse. Oublie, se dit-il. L'embarquement est imminent, ajoute une voix froide et métallique dans les haut-parleurs de l'aérogare.

17h37. Assise dans un des parcs de la ville, doucement réchauffée par les rayons du soleil de cette fin d'après-midi, Marie s'oublie dans la contemplation des collines. Un mouvement dans le ciel attire son regard. La trace d'un avion se déroule lentement à la suite de l'appareil, avant de se fondre dans le bleu du ciel. Est-ce lui, là-haut, qui disparaît de ma vie ? Sa gorge se serre. Une boule glacée et lourde lui comprime le ventre. Une larme perle à son œil.

17h47. Assis sur son siège, Alexandre expire un souffle qui lui comprime la poitrine. A ses côtés, une femme aux cheveux d'argent et à la peau parcheminée lui sourit. Elle non plus n'aime pas trop l'avion, lui avoue-t-elle. Il lui renvoie son sourire. Moi non plus, pense-t-il, je n'aime décidément pas cet avion...

18h21. La larme longtemps retenue par les nombreux promeneurs se laisse enfin glisser de cette paupière trop lourde. Roulant sur une joue frémissante, elle trace un sillon humide et pressé vers la terre. Parvenue à la ligne de la mâchoire, elle se ramasse quelques secondes sur elle-même pour se préparer au grand plongeon.

Dans son avion, Alexandre se gratte la joue, nerveux. Fais-je vraiment le bon choix ? Est-ce vraiment perdu pour Marie ? Sarcastique mais las, il se dit que si l'avion décolle, il aura eu raison, et que si son vol est empêché, ce sera un signe qu'il se trompe et il tentera sa chance. Tranquillisé par ce marché, il jette un œil aux autres passagers. Un signal sonore retentit tandis qu'une lampe s'allume. Les passagers sont priés d'attacher leur ceinture et de se préparer au décollage.

18h22. Marie s'essuie les yeux et les joues, son regard retombant dans l'herbe, à ses pieds. Elle aperçoit une jolie pâquerette grande ouverte, arborant fièrement son cœur d'or pur au centre de sa couronne d'ivoire éclatant. Elle se penche et cueille la fleur.

18h23. Le ronflement des moteurs croît en intensité. Alexandre ferme les yeux.

Marie détache délicatement un premier pétale. Il m'aime...

18h24. Les hôtesses terminent l'inspection des passagers et regagnent leurs fauteuils, derrière le rideau de service.

Marie laisse tomber un premier pétale et en cueille un second. Un peu...

18h25. L'appareil s'ébranle et commence ses manœuvres au sol.

Dans l'esprit de Marie, qui flotte entre rêve et néant, la chanson enfantine se déroule au rythme des trophées arrachés à la fleur. Beaucoup... Passionnément... A la folie... Pas du tout... Un peu...

18h26. L'improbable oiseau mécanique s'arrache au sol. La main d'Alexandre se crispe sur l'accoudoir. Une grimace de tristesse déforme ses traits. Sa voisine, visiblement anxieuse, tente un sourire peu convaincant.

Dernier pétale. Pas du tout. Marie ferme les yeux et avale péniblement sa salive. Soupirant avec douleur et lassitude, elle secoue lentement sa tête de droite à gauche. S'époussetant des débris d'herbe et de fleur, elle se relève et reprend la direction de son domicile.

18h31. Des pétales de pâquerette, portés par la brise du soir, dansent dans la prairie. Près d'une mare, une grenouille happe au vol un moustique avant de plonger. Quelques oiseaux pépient encore, puis s'apaisent, presque rassasiés.

19h03. Dans le ciel, sang et or se mêlent pour peindre un crépuscule dont la grisaille s'apprête à manger la face du monde.

19h15. La fraîcheur du soir s'abat doucement sur les choses. Entre deux brins d'herbe, un timide bourgeon de pâquerette s'abreuve de cette rosée naissante et frémit. Demain ? Peut-être...

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