13 - Pleine Lune

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 Combien de temps a passé ? Quand ai-je commencé à remonter le fleuve ? Je ne sais pas s'il y a une réponse à cette question. Les origines se perdent dans la brume. Les formes, les silhouettes s'y mêlent, et je ne discerne qu'à peine les rochers et les arbres qu'il me faut éviter. Mais qu'importe le reste, qu'importe pour qui sonnent les hallallis, que m'importe, sinon mon but, bien visible, toujours là, en haut, à ma portée, toujours plus à ma portée. Elle est là, et je m'approche. Blanche comme est noire la nuit. Branches et nuages parfois l'éclipsent, mais jamais ne l'altèrent.

 Souvent les vagues m'ont secoué, et quelquefois même les rochers, et plusieurs fois j'ai cru m'échouer, j'ai cru couler. Les courants sont parfois doux et calmes, d'autres fois ce sont des torrents qui me sautent dessus comme des dragons, dans un déchaînement de fumée et de pouvoir. Mes forces ne tiendront peut-être pas jusqu'au bout. Chaque coup de rame me coûte un effort plus douloureux et difficile que le précédent.

 Il y a quelques heures (si je peux me fier à mon horloge interne), j'ai trouvé une dernière berge prête à m'accueillir. Elle était plus inhospitalière que toutes les précédentes, les branches auxquelles j'ai dû me cramponner m'ont écorché ; le maigre banc de cailloux était trop resserré pour que je pusse m'y coucher, et il me faisait mal aux pieds. J'ai réussi tant bien que mal à accrocher ma barque, et j'ai pu rester là, debout, quelques instants. Mes yeux ne se perdaient guère vers le sol, j'étais toujours, j'étais plus que jamais, lié. Et, au fond, ces arrêts me pesaient de plus en plus, il me paraissait qu'il n'y avait rien d'autre qu'avancer, que suivre les étoiles.

 Je suis parti pendant que les rayons du soleil fuyaient. Je suis parti quand j'ai su qu'ils s'égaraient, qu'elle leur échappait. Quand j'ai su qu'il n'y avait qu'une voie, ma seule voie, et que je devais l'emprunter à l'écart. Je ne sais quand c'était, je ne sais où c'était. Le ciel a jeté sa chape d'obscurité comme un marin son filet. Qui suis-je à présent, sinon un saumon qui ignore s'il y a quelque chose au-delà de ce qu'il recherche - et si d'abord il la trouvera ?

 Avant de partir, j'avais écouté les discours de la délégation de Sélénites. Mais, très vite, j'ai senti que quelque chose ne convenait pas. Ils parlaient de leur économie, ils parlaient de leur technologie, de leur société, de leur monde, mais ce n'était pas le même que celui que je visais. Même leurs photos, leurs paysages et les récits qui les accompagnaient discordaient. En fait, je crois que c'est l'idée que tout cela pût exister, qu'il pût y avoir ces photos et ces récits, qui n'allait pas - qui ne m'allait pas. Je ne pouvais pas mettre en relation ce monde technologique et si humain avec celle que je contemplais la nuit. Tout se passait comme s'ils venaient d'un autre satellite, et qu'ils confondaient l'un et l'autre.

 J'avais toujours, depuis mon enfance, consacré une grande partie de mon temps libre à la regarder. Bien sûr, il y a là quelque chose de parfaitement vain, déraisonnable, et même d'illusoire, hors de la réalité. Pourtant, ma réalité à moi n'était pas ailleurs, et cela, j'étais bien le plus à même d'en juger. De même qu'un voyageur garde précieusement sa boussole avec lui, et se repère sur sa carte, j'avais toujours avec moi ce nord, ce là-bas, toujours au creux de ma poche. Je ne peux pas expliquer comment elle peut être mise en rapport avec quoi que ce soit, comment je pouvais me guider par elle, et pourtant c'est ce que je faisais. Envers et contre tout, elle était ma seule maîtresse.

 J'ai abandonné toute attache. J'ai abandonné toute rationalité. Voilà bien longtemps que j'ai croisé le dernier humain, et je ne me souviens guère de ce qu'il m'a dit. À présent l'eau m'assaille de part en part, toujours plus conquérante, les rochers me menacent, les ténèbres m'enveloppent, et pourtant je continue à ramer, je continue à suivre ma lueur. Il ne me reste guère plus que les étoiles, des étoiles qui ne m'ont jamais dit quoi que ce soit, qui ne m'ont jamais aidé de quelque façon. Il ne me reste plus que des sentinelles de l'éternité à des années-lumière de moi, et il n'y a entre nous aucun contact et aucune relation. Et au milieu d'elles, elle trône, toujours et pourtant jamais à ma portée, plus proche que toutes et pourtant infiniment inaccessible. Et cependant, dans cet océan d'absurdité, je continue à ramer, je continue à tendre la main.

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