Nils - Au palais - 1

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On entendait au loin la voix aigre de Rodogune :

- Nils ! Nils ! Enfin, Prince ! Vous avez passé l’âge de vous cacher ! Répondez !

Quand Bernil riait, sa grosse poitrine se soulevait par soubresauts, et ses yeux disparaissaient sous ses joues rouges et rebondies.

- Enfin, mon garçon ! A presque vingt-et-un hivers, tu continues à faire enrager ce vieil éléphant de mer… Depuis qu’elle est ta gouvernante, combien de fois l’a-t-on entendue s’égosiller dans tout le palais à ta recherche ? Tu n’es pas charitable…

- Pas charitable !!, s'exclama Nils. Tu plaisantes, Bernil ! Cette vieille peau s’acharne sur moi. Et tu veux que je sois charitable !

- Qu’a-t-elle encore fait ? Ne me dis pas que c’est encore cette histoire de…

- Mariage !! Si, si… Elle s’entête ! Selon elle, j’ai l’embarras du choix. Entre Helga et Ysolde, mon cœur est censé balancer… Mais ses jumelles sont aussi laides et pénibles que leur mère.

- Non ! Helga n’a pas un physique très agréable, je te l’accorde. Mais Ysolde est plutôt jolie…

- As-tu déjà eu une conversation avec Ysolde ? C’est affligeant ! Au bout de trente secondes, elle reste silencieuse et commence à parler du froid, de l’hiver et de la neige. C’est mortellement ennuyeux !! Mais tu sais bien que, depuis que j’ai commis l’erreur irréparable de l’embrasser lors de mon douzième hiver, elle s’imagine que nous sommes fiancés… Elle me poursuit quand ce n’est pas sa mère qui me pourchasse. Ces femmes sont une vraie plaie…

Nils avait trouvé refuge parmi les soldats, dans la salle de garde, près des cachots du palais où il se savait à l’abri. Aucune de ces enragées ne viendrait l’y chercher.

Bernil, le vieux garde, était ce qui ressemblait le plus à un ami. Chaque jour, le jeune homme venait lui tenir compagnie et lui raconter ses mésaventures auxquelles Bernil prêtait une oreille attentive et joviale. Nils appréciait son humour, sa bienveillance, sa douceur depuis toujours. Pourtant, tous les prisonniers le redoutaient, non seulement en raison de sa carrure imposante, mais aussi parce qu’il était intransigeant et sans pitié à l’égard de ceux qui bravaient l’autorité. Mais le vieil homme s'attendrissait dès qu’il s’agissait de Nils… Il l’aimait, ce gamin ! Toujours fourré dans les recoins sombres des prisons de métal rouillé au lieu de se prélasser dans les salons dorés de son père. Qui voyait cet étrange duo se demandait ce qui avait conduit à leur rapprochement. Peut-être une alchimie secrète qui attache entre eux les êtres les plus différents, peut-être le grand sentiment de solitude qu’ils partageaient, l’un au fond de ses cachots, l’autre dans les ors du palais. Toujours est-il que Nils suivait Bernil partout comme un toutou depuis son plus jeune âge, et Bernil couvait Nils d’un regard plein de tendresse comme pourrait le faire un père aimant.

Nils prit un balai et commença à frotter le sol de la salle de garde.

- C’est un peu sale ! Je ne suis pas maniaque, mais quand je viendrai travailler ici, il faudra veiller à entretenir un peu mieux !

- Qu’est-ce qu’un freluquet comme toi viendrait faire ici ?, rétorqua Lars, un garde très costaud qui jouait aux cartes en solitaire.

- J’ai l’intention de demander à être nommé membre de la garde. Je vais avoir vingt-et-un hivers, il est temps que j’ai une vraie fonction dans ce palais. Et c’est ici que je veux travailler. Je veux être garde comme toi, Lars. En moins gras, et moins bête, par contre !

- Oh ! Mon prince ! Je n’ai pas la langue aussi bien pendue que vous, mais j’ai les poings plus lourds, si vous voulez vous y frotter !!

Nils éclata de rire, suivi par les autres soldats qui s’occupaient tout autour. Cette ambiance potache était ce qu’il aimait le plus. Tous les gardes présents s’amusaient et riaient, alors qu’au-dessus de leurs têtes, les courtisans grinçaient et grimaçaient pour cacher leurs émotions et plaire au Roi. Nils détestait ces faux-semblants dans lesquels il était contraint de vivre sans cesse. Il savait jouer ces jeux de cour, il était habitué à mentir et à trahir. Mais la salle des gardes, et la fréquentation de Bernil surtout, était sa récréation, son moment de relâchement.

Bernil interrompit ses pensées en lui conseillant de remonter vers les beaux salons :

- Ton père va encore te chercher partout. Tu sais bien qu’il veut que tu sois présent quand il reçoit. Je suis sûr que c’est lui qui a envoyé Rodogune à ta recherche.

- Il s’en moque… Que je sois là ou non, il n’en a rien à faire !

- Ne dis pas cela, mon garçon !

- Tu sais bien que c’est vrai ! Ne le défend pas…

- Ecoute, c’est ton père ! Tu dois lui obéir. C’est comme ça…

- … « et ça ne se discute pas ! » Je connais la rengaine ! Je remonte parce que tu me le demandes, pas pour lui.

- Sois indulgent avec Magnus. Il a tant de choses à gérer ! C’est un métier bien difficile…

- Tu parles ! On sait bien que c’est le Nab…

Bernil lui fit les gros yeux et Nils se tut instantanément. Même dans la salle des gardes, les murs ont des oreilles, et il ne fait pas bon dire du mal de certaines personnes, même quand on est prince. Le jeune homme baissa les yeux, résigné, et posa son balai dans un coin.

- D’accord, j’y vais… Salut, les gars !

- Salut, Nils !, répondirent les gardes.

- Eh bien, Bernil, tu en as déjà marre de jouer les nounous ?

Nils se renfrogna et fit un geste obscène à l’attention de Lars à qui il devait cette ultime plaisanterie.

En montant l’escalier de pierre qui le menait aux salles somptueuses du palais de Valdemar, Nils soupirait. Comme il aurait aimé vivre une vie plus simple, loin de ces gens imbus d’eux-mêmes. Il n’était heureux que dans les sous-sols crasseux, au milieu de ces gardes mal dégrossis, mais si sincères. Que ces jolis costumes, que ces têtes bien coiffées, que ces visages fardés le fatiguaient !

Il aimait son père, mais il aurait tout donné pour se retrouver seul avec lui dans une échoppe quelconque au fond d’une impasse, dans les bas-fonds de la ville. Pourquoi son père était-il roi ? Pourquoi avait-il eu le malheur de naître prince ?

A peine sorti du colimaçon qui remontait du cachot, Nils fut pris à partie par Childeric, l’un de ces hommes sans morale ni honneur qui gravitaient autour de son père, et surtout autour d’Ingo.

- Prince, vous êtes attendu. Laissez-moi vous accompagner auprès de votre père.

Nils avait accéléré le pas, si bien que le vieux courtisan, grand et maigre, était obligé de trottiner derrière lui pour le suivre. Ses talons claquaient péniblement sur les dalles métalliques du corridor et les frous-frous de sa longue veste de soie frottaient à chaque instant son corps dégingandé. Ils traversèrent ainsi plusieurs salons, antichambres, bureaux et vestibules, sans ralentir l’allure. Childéric reprit, essouflé :

- Avez-vous su que mon jeune fils a obtenu son diplôme ? Vous devriez faire sa connaissance. Il pourrait vous aider d’une manière ou d’une autre. Il est très doué, je vous assure !

- Bien sûr, Childeric, bien sûr ! J’en serais absolument ravi…, fit Nils, un sourire narquois aux lèvres.

Arrivés à proximité du bureau du roi, tous deux traversèrent la foule de courtisans qui se pressait chaque jour aux portes de Magnus. Le grand vestibule d’albâtre, sorte de salle des pas perdus majestueuse, était peuplée de solliciteurs en tous genres dont Nils ne supportait pas la fréquentation. Tous étaient regroupés en petits cercles, chuchotant derrière les éventails et les sourires faux, sous la lumière des hautes fenêtres à meneaux d’où on apercevait les montagnes blanches, au loin. L’arrivée de Nils ne passa pas inaperçue.

Comme il risquait d’être accaparé par l’un de ces rapaces charmants, il fit un effort considérable pour s’intéresser exclusivement à celui qui l’escortait si bruyamment, ignorant les autres.

- Childéric, dans quel domaine votre fils excelle-t-il ainsi ?

- Euh, eh bien… Il a étudié l’astronomie. Il est fasciné par les étoiles, et…

Excédé par les regards avides et les efforts qu’il avait dû produire pour se montrer aimable, Nils ne retint pas ses paroles acerbes :

- Oui, je vois ! Il pourrait m’être utile, si un jour, je décide de partir à la conquête des cieux… C’est d’ailleurs l’un de mes projets si je deviens roi !

Quelques courtisans alentour pouffèrent discrètement, mais s’éloignèrent vite de peur de subir, eux aussi, la mauvaise humeur du jeune prince.

- Oui, mon prince, c’est ce que je me disais aussi, bredouilla le pauvre Childéric, un peu confus.

Encore un qui essayait de se placer dans les bonnes grâces de Nils en vantant les mérites de ses proches. On tentait de lui faire épouser toutes les filles du royaume, on tentait de lui imposer tous les jeunes gens comme nouveaux meilleurs amis, comme conseillers exclusifs, sous tous les prétextes possibles. Cette vie était épuisante. Nils préférait en rire, et se moquait gentiment des solliciteurs, mais il devenait toujours plus amer. On commençait à fuir son cynisme. Indifférent aux regards, il brisa la foule à pas rapides, traversant sans s’arrêter le vaste vestibule de pierres claires et les rayons de lumière pâle.

Arrivé devant la porte blanche aux complexes arabesques dorées, Nils marqua un temps d’arrêt. Childeric le rejoignit, un peu essoufflé :

- Prince, vous êtes très sportif. Quel entrain !

Nils leva les yeux au ciel, frappa, puis poussa la porte.

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