01 - Rowan

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Il était près de minuit et Rowan était allongée sur son lit, un livre à la main. Comme chaque soir, elle tentait vainement de fuir le sommeil. Les yeux lourds, elle s'acharnait à lire un livre aux pages cornées, usées. C'était une adolescente aux longs cheveux blonds ornés de mèches bleues, rouges et vertes. Elle avait la peau pâle, ses lèvres roses étaient ouvertes sur des billes blanches sans défaut. Ses yeux d'un bleu très pâle, soulignés de cernes, peinaient à se fixer sur les lignes tandis que la fatigue la terrassait peu à peu. Une porte claqua au rez de chaussée et elle se redressa vivement. À en croire les hurlements de Maureen et George, leur famille d'accueil, Tony venait de rentrer, une fois encore largement après le couvre feu. C'était un garçon de dix sept ans, le teint basané, la haine au fond des yeux. Son frère biologique, de cinq ans son benjamin, Brandon, l’idolâtrait et le suivait où qu'il aille. Comme elle, ils avaient été placés dans cette famille quelques mois auparavant. Pas une seule fois les garçons n'avaient respecté les horaires imposés par leur famille d'accueil, ce qui rendait leurs relations plutôt houleuses.

Ce soir, George avait l'air particulièrement énervé. Rowan se mordit la lèvre. Ils avaient appris dans l'après-midi que Tony était sur le point de rejoindre un gang. Bien sûr, Brandon ferait tout pour l'y rejoindre, même s'il était bien trop jeune. Le ton montait, là en bas, et ils ne tardèrent pas à en venir aux coups. Rowan posa son livre sur sa table de chevet, s'approcha de la porte de sa chambre et l'entrouvrit. Elle surprit Mario qui, lui aussi, écoutait avec la porte entrouverte. Dès qu'il la vit, il la fusilla du regard et ferma la porte. La jeune fille soupira,  il avait deux ans de moins qu'elle, et elle avait l'habitude de ce genre de réaction de la part des jeunes de son âge. Maureen intervint à ce moment-là.

— Stop, ça suffit les garçons. George, tu te souviens de ce qu'on a dit ?

Rowan entendit quelqu'un donner un coup. Probablement George frappant la table, de frustration. Tony et Brandon avaient cessé de hurler eux aussi. Le silence dura un moment. Rowan s'assit à l'entrée de sa chambre, attendant la suite. En face d'elle, la porte de Mario s'ouvrit à nouveau, laissant apparaître ses yeux presque aussi sombres que sa peau, ainsi que son nez en trompette. Il l'imita, s'asseyant en face d'elle, sans pour autant lui accorder la moindre attention.

— Vous n'irez pas à l'école, demain, annonça Maureen. Nous ferons une sortie en famille. Vous avez entendu là-haut ?

A cet instant, Mario regarda Rowan, comme étonné d'avoir été pris en flagrant délit, puis retourna en vitesse dans sa chambre. Rowan esquissa un sourire, car dans son empressement, l'adolescent avait glissé et s'était rattrapé de justesse avant de fermer la porte dans un claquement retentissant. Elle se releva alors et retourna terminer son livre avant de plonger dans le sommeil tant redouté.

Il était là, le démon. Une vitre éclatée avait annoncé son arrivée. Son papa adoré, ce gros ours à la barbe et aux cheveux en bataille, qui riait encore un instant auparavant, leur avait fait signe de monter à l'étage. Avant même de pouvoir faire quoique ce soit, elle se retrouva dans les bras de sa maman, qui la serrait plus fort que jamais en filant dans les escaliers, telle une étoile filante. D'ailleurs, elle les voyait disparaissant dans l'escaliers, les fils de l'étoile laissés par sa mère. Ils scintillaient, multicolores, et disparaissaient dans un plop discret. Sa maman magique la déposa dans sa chambre, devant son placard. Elle mit un doigt devant la bouche. En général, c'était un signe pour jouer au roi du silence. Alors, ravie, Rowan mit un doigt devant la bouche, elle aussi, un demi-rire coincé dans sa gorge par une méchante boule d'angoisse. Elle était si jeune à l'époque. Elle avait soufflé ses cinq bougies quelques semaines auparavant, et elle avait eu plein de cadeaux. Elle était trop jeune pour se douter de ce qui allait arriver, mais elle sentait la tension que sa maman essayait de lui cacher.

Un bruit retentit au rez de chaussée, tel un coup de tonnerre, qui fit sursauter sa mère. Elle voulut hurler en entendant ce son, mais déjà sa mère avait une main posé sur sa bouche, empêchant le cri de sortir de sa petite bouche.

— Chut ma chérie, tu te rappelles des règles du roi du silence ? Pas un mot, pas un bruit, sinon tu as perdu ma chérie, d'accord ? Et c'est très important que tu gagnes aujourd'hui.

Elle chuchotait. Pourquoi elle chuchotait comme ça ? Rowan hocha la tête, oui, elle voulait bien jouer, même si elle se demandait pourquoi c'était si important. Elle commençait à avoir peur, aussi. De plus en plus peur. Sa maman ouvrit le placard et la poussa gentiment dedans.

— Tu sais ce qui est encore mieux que le roi du silence ? C'est le roi du silence cache-cache !

— C'est quoi ?

— C'est simple ma puce. Il faut rester cacher et ne surtout, surtout pas faire de bruit. Tu as compris ma chérie ? Tiens, prend ta poupée. Et si tu sens que tu vas faire du bruit, fais un gros câlin à ta poupée. D'accord ?

— D'accord maman.

— Allez cache toi, on commence !

Elle ferma la porte du placard, laissant Rowan seule dans le noir. Des pas retentirent dans les escaliers, et Rowan entendit sa maman qui cherchait une cachette aussi. La petite fille esquissa un sourire. Elle était trop grande pour se cacher, sa maman, jamais elle trouverait une bonne cachette ! Peut-être que c'était pour ça qu'elle avait des larmes sur les joues ? Parce qu'elle savait qu'elle allait perdre ? Rowan plaqua son oreille sur la porte pour mieux entendre, serrant fort sa poupée contre son cœur. Une voix d'homme retentit, lançant des mots pas gentils du tout. Rowan voulait sortir pour défendre sa maman, mais elle avait peur, et puis elle aurait perdu à cache cache, hein ? Sans qu'elle s'en rende compte, des larmes commencèrent à rouler sur ses joues quand sa maman hurla elle aussi, un "Non !" retentissant, suivi d'un nouveau coup de tonnerre. Rowan voulut voir ce qu'il se passait, alors elle ouvrit la porte, juste un tout petit peu, juste pour voir la scène dans un filet de lumière, juste à temps pour voir sa maman tomber au sol dans une flaque de sang, ses longs cheveux blonds éparpillés, les yeux vides, fixés sur sa fille. Cela lui fit l'effet d'un tremblement de terre, elle recula tout au fond du placard et mit sa poupée devant sa bouche pour étouffer le bruit des sanglots. Elle ne pouvait quitter sa mère des yeux. Pourquoi avait-elle un trou dans la poitrine ? Qu'est-ce qu'il se passait ? Un visage au yeux rouges apparut alors dans l'embrasure, accompagné d'un rictus d'une joie morbide. Oubliant le jeu, oubliant la poupée, Rowan hurla à pleins poumons.

— Réveille toi ! C'est fini, réveille toi !

Rowan se redressa d'un coup, en nage. Toutes les nuits le même cauchemar. Maureen avait des cernes sous les yeux à force de se lever la nuit pour réconforter la jeune fille. Rowan détourna le regard, honteuse. Si seulement elle pouvait être insouciante, comme toutes les jeunes filles de son âge. Peut-être alors qu'elle pourrait rester dans une famille un peu plus de quelques mois. Elle descendit du lit, prit une tenue et se dirigea vers la salle de bain, sans un regard pour la femme qui était censé lui tenir lieu de mère de remplacement.

— Ne t'en fais pas pour les draps, je m'en occupe. Comme d'habitude.

Elle ne prit pas la peine de regarder l'heure. Tous les jours, à cinq heures du matin, ce cinéma se répétait. Elle était habituée. Ce qu'elle ne savait pas, c'est combien de temps elle resterait ici. Une fois dans la salle de bain, elle se regarda dans le miroir. Elle aussi avait de jolies cernes. Et elle empestait la sueur, en plus de ça. Avec une moue de dégoût, elle entra dans la douche et se frotta jusqu'à avoir la peau rouge écrevisse.

Lorsqu'elle eut fini de se préparer, tout le monde était déjà à table. Les garçons boudaient dans leur petit déjeuner, et les adultes avaient l'air sombre. Ce tableau était habituel, mais une légère différence dans l'ambiance mit la puce à l'oreille de Rowan, elle les rejoignit donc, attentive à cet étrange silence, et commença à manger.

— Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce que vous avez ?

— Ils veulent nous envoyer en prison, maugréa Brandon.

— Quoi ? Fit Rowan, ébahie.

Ce fut George qui répondit, tout en s'essuyant la moustache.

— On va à Rikers Island ce matin.

Interloquée, Rowan se figea en plein mouvement. Rikers Island était une île se trouvant à la limite du Bronx, presque dans le Queens, qui abritait la plus grande prison de tout New York. La plus grande, mais aussi la plus sécurisée, l'accès n'y était pas accordé aux curieux, et Rowan était bien placée pour le savoir. Mais George le savait-il, lui ? Jouant avec son assiette, elle demanda, l'air de rien :

— Tu penses qu'ils vont nous laisser entrer comme ça ?

George la fusilla du regard et ajouta, maussade.

— T'inquiète, j'ai des contacts. Dépêchez-vous, on part dans une demi heure.

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