02 - Rowan

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Il ne leur fallu qu'une petite vingtaine de minutes pour arriver sur le pont menant à l'île. Il était immense. Les garçons, remis de leur premier choc, étaient à présent des plus enthousiastes. Ils riaient et plaisantaient, le nez collé aux vitres, ravis de faire l'école buissonnière sans même avoir à le cacher. Pour peu ils se moqueraient de Maureen et Georges, silencieux à l'avant du véhicule. Rowan, muette elle aussi, observait la scène avec circonspection, et elle observait avec appréhension la silhouette de la prison s'agrandir au fur et à mesure qu'ils avançaient. Ce pont était le seul accès à l'île, certains l'appelaient le "pont de la terreur", tellement l'établissement au bout de la route avait mauvaise presse. L'île était entourée d'une haute clôture ornée de fils barbelés et les bâtiments avaient manifestement connu des jours meilleurs. Un frisson passa sur le dos de la jeune fille, elle s'enfonça dans son siège en se mordant la lèvre et en replaçant les écouteurs qu'elle portait depuis le début du trajet. Elle préférait se confiner dans sa bulle, dans son monde, pour mieux se préparer à ce qu'elle pressentait être inévitable. Elle essayait de ne pas penser à ce qu'il y avait là-bas, qui se rapprochait de minute en minute. Elle tenait à éviter d'attirer l'attention, ce qui ne manquerait pas d'arriver si elle faisait une crise de panique.

Ils arrivaient à l'accueil de l'île. Le bruit des mouettes à son approche semblait incongru. Les portes closes ornées de gardes armés correspondaient déjà mieux à l'ambiance qu'elle s'imaginait. Brandon hurlait sa joie d'être arrivé, tandis que Tony et Mario échangeaient de grands sourires de connivence. Rowan commençait à avoir la nausée, elle monta le son pour mieux s'isoler et n'entendit donc pas ce que dit George au gardien, qui jeta un coup d'oeil à l'intérieur de la voiture et les laissa passer sans plus de vérifications. Elle s'interrogea alors, qu'avait-il pu dire pour pouvoir entrer comme ça ? Malgré elle, elle se redressa un peu et regarda autour d'elle, non sans appréhension. Certains détenus étaient dehors, profitant d'une petite promenade à l'air libre malgré la fraîcheur de cette fin du mois de mars. Rowan ne put s'empêcher de chercher au fond, dans les cages, le visage de l'homme qui hantait ses nuits, car elle ne pouvait concevoir qu'il puisse être avec les autres, à profiter de la cour garnie d'herbe bien verte et de la possibilité de marcher, courir, parler librement à d'autres personnes.

Deux gardiens les attendaient devant la porte de la prison, heureux de les voir arriver. Cette attitude, à l'opposée de ce que la jeune fille attendait du milieu carcéral, la mit immédiatement sur la défensive. Elle les observa alors que le plus petit des deux serrait la main de George puis prenait Maureen dans ses bras.

— Bonjour Jack, quel plaisir de te revoir, ça fait si longtemps !

— Oui, mais je pensais que vous viendriez chez moi, pas que vous viendriez me voir sur mon lieu de travail ! Bon, présentez-moi les futurs délinquants, allez.

Il avait un grand sourire aux lèvres, visiblement fier de sa boutade. Ses cheveux châtains coupés courts étaient coiffés en pétard, sa barbe mal rasée et ses yeux étaient clairs, peut-être bleus ou gris, difficile à dire. Ses mains aux ongles rongés, indicateurs de stress, démentaient son sourire de façade et sa tendance à plaisanter. Rowan resserra son manteau autour d'elle, il faisait encore frisquet dehors. Elle ressentait tellement d'aversion pour cet homme qu'elle retint avec difficulté un pas en arrière lorsqu'il s'approcha d'elle quand Maureen la présenta. La jeune fille lui adressa un faible sourire forcé, espérant qu'il attribue sa réserve aux lieux inhabituels. Elle capta à cet instant le regard intrigué de l'autre gardien et dirigea son regard au sol, honteuse. Elle qui ne voulait pas se faire remarquer !

— Jarod et moi, nous allons vous faire visiter toute la prison. Restez dans les clous, écoutez ce qu'on vous dit sans poser de question. Normalement c'est calme aujourd'hui, mais faites gaffe quand même, on sait jamais quand ça peut déraper, il y a encore eu une tentative d'évasion la semaine dernière.

Jack échangea un regard complice avec le dénommé Jarod qui s'avança, les mains dans les poches, un sourire malicieux sur ses lèvres. Il les jaugea un instant, passa une main sur ses cheveux noirs légèrement parsemés de blanc.

— Bon, allons-y, rentrons avant d'être totalement trempés. D'ailleurs, si j'ai bien tout compris, continuez comme ça et c'est ici que vous allez finir... Ou bien à la morgue, ajouta-t-il, comme pour lui-même.

Les couloirs tout comme les cellules étaient sales, délabrés et bruyants. Les détenus les observaient d'un air maussade pour les plus paisibles, tandis que les autres, la majorité, les insultaient copieusement. Pourquoi n'était-elle pas dans une famille normale, qui organisait des visites au zoo plutôt que dans l'endroit le plus dangereux de tout New York ? Rowan aurait tellement préféré voir des animaux plutôt que des assassins, même si ces derniers méritaient bien plus d'être enfermés que les premiers. Cette situation la mettait mal à l'aise, elle se triturait les mains, sursautant à chaque fois qu'elle croisait un regard malintentionné à son égard. Elle était une fille, jeune, mais une fille tout de même, et elle le sentait dans leurs regards, ce qui la faisait frissonner et lui donnait envie d'aller se cacher dans un trou ou de s'enfuir d'ici en courant. Les garçons s'étaient regroupés en un groupe compact, mené par Tony, qui tentait de garder son air supérieur, haineux, fier. Mais comment garder sa posture de grand dur quand tous ceux qui étaient derrière les barreaux étaient des criminels confirmés ? De là où elle était, Rowan ne voyait qu'un petit garçon qui voulait jouer au grand et qui allait se brûler les ailes au passage.

Ils avaient commencé leur visite dans les couloirs les plus calmes de la prison, pour les familiariser avec l'ambiance. Jack leur expliquait les rituels des détenus, ainsi que leurs droits et leurs contraintes. Il s'adressait toujours en regardant Tony dans les yeux. Elle en aurait presque rit, si elle-même n'avait pas été si angoissée. Elle sursautait au moindre bruit, se retenait de crier. De jolies demi-lunes rouges étaient à présent imprimées dans ses paumes. Jarod, l'ayant remarqué, s'était discrètement placé près d'elle dès le début de la visite, telle une présence réconfortante. La jeune fille appréciait cette attention, tout en se détestant elle-même. Qu'allait-il croire d'elle ? Qu'elle n'était qu'une petite fille effrayée ? Non, ils l'impressionnaient bien, il est vrai, mais ce qui lui faisait vraiment peur, c'était l'homme détenu ici depuis presque dix ans. Il avait obtenu une peine à perpétuité, pour ce qu'elle en savait. On lui avait assuré qu'il ne sortirait jamais. Jamais. C'est lui qu'elle craignait de croiser. Et s'il décidait d'achever son oeuvre ? Si cette visite lui en donnait l'opportunité ? Elle enfonça encore un peu plus ses ongles. Non, parmi tous les détenus, il y avait peu de chance de le voir ou de le reconnaître. Dix ans, c'était long, très long. Il devait avoir changé, vieillit. Et elle aussi avait grandit, elle avait bien peu de choses à voir avec la petite fille de cinq ans, pleine de joie et de rêves. Depuis ce terrible épisode, elle avait connu tellement de familles d'accueil qu'elle avait cessé de les compter, elle avait teint ses cheveux de multiples couleurs, elle avait changé de prénom et de nom, elle avait tout changé, tout ce que ses vrais parents avaient fait d'elle. Même eux ne pourraient pas la reconnaître, elle en était persuadée. Et pourtant, si elle se sentait capable de le retrouver au milieu de tous ces hommes, lui, ne serait-il pas capable de la reconnaître, elle, cette intruse en visite dans l'antre du loup ?

— Tiens tiens, tu es là, petite fille...

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