Sorj : le nouveau

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Sorj contempla l’homme en face de lui. Il était jeune, et d’une beauté insolente, avec ses sourcils noirs, ses cheveux platine et sa peau étrangement dorée. Son regard, vert anis et exigeant, le scrutait avec une méfiance non feinte. En le voyant, l’ancien soldat comprit tout de suite que cet Adonis à la beauté rare allait devenir le nouveau favori de Nimrod. L’idée même de la soumission de ce jeune mâle était en soi révoltante, mais il s’ajoutait à cette révolte le dégoût que Sorj avait de lui en réalisant que ce constat le rendait jaloux.

Nimrod a fait de nous des putains, pensa-t-il en vissant son regard d’un bleu glacial dans le feu acide de celui du nouveau. Et toi aussi, bientôt, tout fier que tu sois, tu tendras le cul en gémissant.

En face de lui, le nouveau changea de position, mal à l’aise. Sorj eut l’impression qu’il avait compris quelque chose du message qu’il venait de lui adresser. Il jeta un dernier regard au micro fixé au plafond, d’où leur parvenait la voix de Brüder. Ce coup d’œil contenait toute la défiance des voyous de spatioport. Sorj ne peut s’empêcher d’esquisser un sourire : le nouveau lui plaisait. Au moins savait-il identifier ses ennemis.

— Bien, statua aimablement Brüder. Je vais vous laisser faire connaissance. Sorj, Andei, merci de faire bon accueil à votre nouveau camarade, et de l’instruire des usages du sérail. Son entrainement commencera bientôt.

Sorj baissa le nez, alors que le regard du jeune éphèbe passait du micro à lui. Visiblement, il y avait un mot ou deux qu’il ne comprenait pas. Mais il était sûrement trop fier pour demander, et quand la lueur du micro se fut éteinte – Sorj était sûr que c’était une feinte, et que l’IA continuait de les écouter —, il se contenta de sortir un chewing-gum de la poche de sa veste.

— Comment qu’tu t’appelles, déjà ?

— Sorj.

Le nouveau hocha la tête. Il jeta un coup d’œil autour de lui, puis se déplaça sur le côté, prudemment. Sorj nota qu’il rasait les murs comme un chat introduit pour la première fois dans un sas de navette. Du chat, il avait d’ailleurs les yeux : de grands iris verts, traversées par une pupille en filament auréolée de jaune. Sorj les estima artificiels.

Le nouveau ne tarda pas à tendre la tête pour tenter d’apercevoir Andei, qui lisait un livre électronique sur le sofa de l’alcôve, casque sur les oreilles, sa silhouette fine se découpant sur le noir de l’espace.

— Et elle ? Elle s’appelle comment ?

Lui. C’est un homme.

Les sourcils aigus du nouveau s’arquèrent tandis que sa bouche charnue esquissait une moue incrédule.

— Ok… et son nom, c’est quoi ?

— Andei. Brüder l’a dit tout à l’heure.

— Donc ce robot, il a un nom aussi, c’est ça ?

— Oui. Et je te conseille de le retenir.

Les coins de la bouche du nouveau remontèrent lentement.

— Sinon quoi ?

Sorj ne prit pas la peine de répondre. Ce petit coq allait perdre sa morgue assez tôt.

— Ok… reprit le nouveau. T’es pas bavard, je vois. Tu peux au moins me dire en quoi consiste l’entrainement ? Vu ta carrure, j’imagine que t’es une espèce de gladiateur ? Il paraît que ces salopards d’ældiens se servent de leurs esclaves comme chiens d’arène, dans des matchs qui se jouent sur de la lave en fusion. J’ai vu ça à la télé une fois...

Un gladiateur… si seulement ! Mais il ne pouvait pas laisser croire à ce gamin qu’il allait réussir à garder sa dignité. Alors cette fois, Sorj se retourna.

— Je suis un esclave de plaisir. Comme Andei. Comme toi, bientôt.

Le nouveau avait levé un sourcil.

— Un esclave de… quoi ?

Sorj lui jeta un regard dur.

— T’as très bien entendu.

Le jeune homme esquissa un mot, qui mourut sur ses lèvres. Puis il cala une de ses longues mèches platines derrière son oreille – Sorj nota qu’elle était légèrement pointue à son extrémité – et sembla retrouver sa langue.

— Attends, je comprends pas. De quel plaisir tu parles ?

— De plaisir sexuel. Ou plutôt, hygiénique, je devais dire.

Hygiénique ?

Le nouveau avait l’air perdu. Sorj décida de l’affranchir pour de bon.

— Les ældiens sont sujets à des phases de rut qui les rendent fous. Dans ces moments-là, la seule chose qui les soulage, c’est de planter leur dard dans un orifice de chair, n’importe lequel. C’est à ça qu’on sert ici. Rien d’autre. Quant à l’entrainement, il consiste à tailler des pipes sur un pénis plein d’épines qui fait la taille de mon bras, et à assouplir suffisamment ton rectum pour que ce truc puisse passer tes sphincters sans leur causer trop de dommages. D’autres questions ?

Sorj eut la satisfaction de voir la mâchoire bien dessinée du nouveau se décrocher de stupeur. Il ne s’attendait sans doute pas à ça.

— C’est moins pire que ce que tu crois, modéra-t-il. Pendant le rut, ils produisent une substance psychoactive qui atténue la douleur et rend… complaisant. Et le robot nous drogue. Enfin, tu verras.

Sorj lui tourna à nouveau le dos. Il avait peu de temps libre avant le réveil de Nimrod, et préférait en faire bon usage. Comme Andei, qui, lassé, avait abandonné sa lecture et avait changé de pièce. Aucun des deux ne savait qui serait convoqué cette nuit : l’attente les rendait nerveux.

Mais le nouveau l’avait suivi et rattrapé.

— Attends… t’es en train de me dire qu’on va me bourrer de médocs et de psychotrope extraterrestre pour qu’un alien puisse me faire le cul ? C’est ça ?

Sorj se retourna.

— Techniquement parlant, le luith est du liquide séminal chargé de phéromones. Cette substance possède des propriétés cicatrisantes : tu n’auras donc pas à t’inquiéter des suites des blessures que tu récolteras nécessairement.

Cette fois, le nouveau resta silencieux. Il lui avait vraiment coupé le sifflet. Sorj le laissa planté là, et quitta la pièce. Andei était déjà dans le deuxième salon, assis devant le plateau de lugdanaan, le jeu de stratégie prisé des guerriers ældiens.

— T’y peut-être allé un peu fort avec lui, objecta-t-il en déplaçant un pion.

Brüder lui avait appris à jouer. De temps en temps, les pions adverses changeaient de place. C’était peut-être l’IA, ou peut-être Nimrod lui-même, qui venait les déplacer. Mais ni Sorj ni Andei ne l’avaient jamais vu au sérail. Et, pendant ce qui faisait office de journée, il dormait.

— Mieux vaut l’affranchir dès le début. Son entrainement débutera bien assez tôt, et ensuite, Nimrod voudra l’essayer. Je lui ai conseillé de ne pas refuser les produits. Qu’il ne fasse pas la même connerie que moi !

Andei hocha la tête.

— Il a une tête à faire des conneries, pourtant.

Sorj ne pouvait qu’acquiescer. Il se laissa tomber sur coussin – cette pièce en était garnie, comme s’ils étaient des animaux précieux – et passa la main sur sa tête rasée. Les cheveux repoussaient : il faudrait bientôt passer à la tondeuse.

— J’en peux plus d’être là, soupira-t-il, à attendre que Nimrod se réveille et nous convoque comme des concubines impériales... si seulement il nous donnait un truc à faire, n’importe quoi. J’aurais moins l’impression d’être une putain bonne qu’à se faire baiser.

Andei lui jeta un regard de côté.

— Mais c’est ce qu’il pense de nous, pourtant.

Depuis sa punition, le statut de Sorj avait régressé. Nimrod ne parlait plus avec lui. Il se contentait de le prendre vite et fort, et lorsqu’il essayait de parler, il plaçait sa grande main sur sa bouche. Non, disait-il simplement. Ce « non », c’était le seul mot qu’il obtenait de lui. Nimrod l’empêchait même de le regarder en face pendant le coït, en le maintenant d’une poigne implacable sur le ventre.

— Je crois qu’ils nous en veut, murmura-t-il simplement. Ou qu’il s’est lassé de nous.

Le soupir que lâcha Andei fit écho à ce qu’il ressentait. Se passer de luith lui paraissait aussi impossible qu’à Andei.

— Il va l’adorer, murmura Andei.

— Qui ?

— Le nouveau. T’as vu le physique qu’il a ? J’ai jamais vu un mec à la peau aussi parfaite de ma vie, jamais. On dirait une poupée.

Sorj garda le silence. Il n’avait jeté qu’un coup d’œil rapide au nouveau, mais ce qu’il en avait vu l’avait dérangé.

— Je pense qu’il a des pupilles artificielles. Ses cheveux doivent être faux aussi.

— J’espère pour lui que son cul l’est aussi...

Sorj esquissa un sourire incrédule. Parfois, il ne reconnaissait pas Andei. Il avait beaucoup changé, depuis qu’il le connaissait.

Mais la vie d’esclave de plaisir, la grossesse forcée, la fausse couche, et la sensation de honte face à sa dépendance au luith, toutes ces choses l’avaient détruit. Sa soumission à Nimrod avait fait de lui un objet acéré, aux angles aigus : presqu’une arme.

Le nouveau finit par apparaitre sous les colonnes de la porte du deuxième salon. Sorj éprouva un début de pitié en le voyant, tout dépité, venir prudemment vers eux. Andei continuait de réfléchir à son échiquier, mais Sorj l’observa. Il le regarda soulever des coussins, des tentures, et grimacer à la vue des bas-reliefs sculptés. Les scènes d’orgies qu’ils représentaient avaient également choqué Sorj, il y a très longtemps. On pouvait y voir toutes sortes de créatures, y compris ce qui ressemblait à un genre de dragons, se livrer à des accouplements brutaux sur des partenaires au sexe indéterminé et au consentement tout relatif.

Le nouveau releva son regard vert vers eux.

— T’étais sérieux, hein, quand tu me racontais tout ça ?

Sorj réfléchit un instant.

— Oui.

Le nouveau se cala contre le mur.

— Violé par un ældien... c’était donc ça, ce qui m’attend, ricana-t-il avec un sourire désabusé.

Andei releva les yeux du plateau de lugdanaan.

— Le plus horrible, tu verras… c’est que ça te donnera du plaisir. Beaucoup de plaisir. Une fois qu’on a connu ces sensations, on a du mal à s’en passer. Comme une drogue.

Le nouveau grimaça.

— T’as dit que ce truc éjaculait de la drogue…

— Le luith, précisa Sorj. Mais c’est pas le seul truc qui te rendra accro au sexe avec lui. Les sensations sont extrêmes, mais délicieuses. Les morsures… l’écartèlement. Aussi euphorisant que traumatisant... C’est vraiment diabolique.

— Les morsures ?

— Il te mord l’épaule pendant l’acte. Quand il est satisfait, du moins. On appelle ça lemarquage.

— Merde alors, murmura le nouveau.

— T’inquiètes pas, tu seras toujours pris en charge. Brüder est là pour ça.

— Est-ce que c’est censé me rassurer ?

— Non. Brüder est presque pire que Nimrod.

Le nouveau se laissa tomber dans un sofa.

— C’est bien ce qu’il me semblait, soupira-t-il. Ces robots libérés... y a pas pire. Souvenez-vous des problèmes avec la VI° colonie !

Cette évocation du monde humain parut presque douloureux à Sorj. Même le massacre de colons par leurs robots domestiques pesait son poids de nostalgie, désormais.

Les trois hommes restèrent silencieux un moment. Puis le nouveau, alangui dans son canapé comme un félin, finit par tourner son beau visage vers eux.

— Je m’appelle Gerald, leur annonça-t-il d’une voix presque douce. Gerald Zrivian. Je crois qu’on est dans la même galère, les gars. Va falloir se serrer les coudes.

Sorj acquiesça en silence. Mais, dans le regard d’Andei, il avait cru voir se rallumer quelque chose. Ce nouveau allait-il apporter une lueur d’espoir ?

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