Gerald : chaleurs

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Numéro 280. Numéro 280 !

Dans son rêve, Gerald revit le Centre médical. Sur la station spatiale, il y allait tous les trois mois, avant que la douleur ne devienne trop forte. On y faisait la queue pendant des heures, et les murs couverts de propagande gouvernementale puaient la pisse. Les rares places assises étaient invariablement squattées par des zombies qui devaient être là depuis l’aube des temps, véritables épaves truffées de silicium corrompu et de chair en déliquescence. Aucun d’entre eux n’avaient les moyens de se payer un cyberchirurgien ou un biogénéticien. Alors, ils convergeaient vers le Centre comme une armée de morts vivants. Là, ils payaient une fortune, amassée par divers moyens louches, pour obtenir des drogues antidouleur et quelques rafistolages sur leurs organes augmentés, souvent posés par de mauvais praticiens. La plupart cassaient la pipe dans la salle d’attente, où certains attendaient plusieurs semaines.

Gerald subissait ces épisodes depuis son adolescence. Il avait tenté de faire avec, jusqu’à ce que cela devienne impossible de les ignorer. Lors d’une crise particulièrement intense, il réussit à se trainer jusqu’au Centre médical du niveau où il travaillait. Bien sûr, il n’avait pas le moindre crédit, ni même de numéro de citoyen. Normalement, on aurait dû le laisser crever dans un coin. La première fois, il avait d’ailleurs attendu cinq jours entiers. Il avait cru mourir de faim et de soif, ne pouvant quitter la file sans perdre son numéro et, comme les autres, il avait dû chier et pisser sur place. Mais la douleur était devenue trop forte pour qu’il l’ignore encore. Et, une fois allongé dans la capsule médicale, l’IA avait rendu un étrange diagnostic : « ponction de fluide régulière nécessaire. Revenez tous les trois mois ». On lui avait fourni un lit – le premier depuis des années – où on l’avait nourri par intraveineuse, endormi et intubé. Lorsqu’il s’était réveillé, frais comme un gardon, la douleur avait disparu. Et une semaine s’était écoulée. À la sortie, on lui avait remis une carte à puce – il n’avait pas d’implant – avec ces mots mystérieux et étrangement réconfortants : « à la prochaine ». Il n’avait rien eu à payer. Il s’était méfié, mais trois mois plus tard, lorsqu’il était revenu, plié en deux, on l’avait fait passer en file prioritaire. Il n’avait même pas eu à attendre cinq minutes. De nouveau, des robots médicaux l’avaient pris en charge, déshabillé, désinfecté, et endormi. Gerald était ensuite revenu à chaque crise.

Mais maintenant, c’était différent. Il était loin du Centre, très loin.

Allongé dans le grand lit confortable que Brüder lui avait octroyé, Gerald émergea de son rêve doucement. Sa nuque et son dos étaient poisseux de sueur, et une douleur familière pulsait dans son bas-ventre. C’était revenu.

Les cheveux collés au front et le corps humide, il se leva péniblement et fouilla dans ses maigres affaires. On lui avait tout rendu : la chaine portant ses canines, Aki, et même son surin. Mais au moment de sa capture, il n’avait sur lui aucune plaquette de silencium. Le Centre lui avait donné ce médicament pour les cas de force majeure, si la crise survenait avant qu’il ne puisse s’y rendre. Il y avait même un numéro à appeler en cas d’urgence, pour qu’il soit pris en charge en dehors des heures d’ouverture. Gerald s’était parfois demandé pourquoi on prenait un tel soin de lui, alors qu’il n’était qu’un vulgaire rat des niveaux inférieurs de la mégastructure. Mais il chassait vite ces interrogations de son cerveau. Mieux valait ne pas savoir.

Aujourd’hui, il croyait – peut-être – qu’il comprenait. Un petit peu. Si ce... luith permettait de soigner des gens... ils devaient le vendre très cher, peut-être plus encore que le bioplasma. Si c’était juste pour l’effet qu’il avait sur les sens, alors, il devait valoir plus cher encore.

Mais en attendant, ce luith le torturait. Et il n’avait rien pour y échapper. Gerald se trouvait sur un navire ældien : il devait bien y avoir à bord un genre de médicament pour atténuer les effets du rut. Sinon, comment ce Nimrod aurait fait ? Il n’avait sans doute pas toujours des esclaves à son bord. Hormis Brüder, que Gerald refusait de fréquenter, une personne devait être au courant.

*

Dès son réveil, Gerald alla trouver Sorj. Le vétéran l’impressionnait, et pas seulement à cause de ses muscles, de son air sagace de mec mature et de sa barbe de trois jours. Il savait des choses que lui, ignorait, vitales pour sa survie.

Gerald décida d’attaquer cash. Après le petit déjeuner, il se rendit dans la salle de sport que Brüder avait mise à leur disposition, où Sorj passait, d’après l’IA, tout son temps. Il le trouva à l’intérieur, en train de faire des pompes. Gerald essaya d’ignorer son dos luisant de sueur, mais c’était difficile. Le vétéran avait une musculature plutôt impressionnante.

Pourquoi je regarde ça, moi ? se morigéna le jeune homme.

— Comment t’as dit que ça s’appelait déjà ?

Sans s’arrêter, Sorj lui jeta un regard de côté.

— De quoi ?

— Le... rut des ældiens. La substance qu’ils produisent...

Sorj se releva, et attrapa la serviette qui trainait sur le banc.

— Le luith. C’est à la fois leur semence, qui contient les informations génétiques nécessaires à la reproduction, et un liquide séminal bourré de phéromones incitant au coït, boosté de cellules immunitaires surpuissantes qui peuvent tout réparer. Un vrai cocktail chimique, et une merveille d’ingénierie biologique.

— Et, euh... c’est pour évacuer ce « luith » que vous êtes là, Andei et toi ?

— T’as tout compris, fit Sorj en lui posant une main amicale sur l’épaule. Et toi aussi, coco. Ne l’oublie pas... c’est pas parce que Nimrod ne t’a pas encore convoqué que tu vas y échapper.

Gerald se pencha en avant, et vissa son regard dans celui de Sorj d’un air entendu.

— Il t’a convoqué hier soir ? demanda-t-il en baissant le ton.

— Pas moi. Andei.

Andei. Le mec qui ressemblait à une fille. Ou le contraire.

— Et... il est où d’ailleurs ?

— Il se repose. C’est éprouvant de se faire monter par un ældien. Surtout que Nimrod le féconde assez régulièrement. Le problème, c’est qu’Andei n’arrive pas à garder la portée. Il évacue à chaque fois les embryons, qui ressemblent tout de même à de grosses boules de billard. T’as déjà joué au billard ? Rien de très agréable. Je parlais des œufs, pas du billard.

Gerald grimaça et secoua rapidement la tête. La conversation le dégoûtait, mais il voulait obtenir ses informations au plus vite.

— Et comment fait Nimrod pour évacuer son... luith quand vous n’êtes pas là ?

— Je crois qu’il a toujours eu quelqu’un pour l’évacuer, répondit Sorj. Ou peut-être une machine bricolée par Brüder, j’en sais rien... ce serait bien possible.

Gerald planta son regard dans celui de Sorj.

— Qu’est-ce qui se passe s’il ne fait rien ? Je veux dire, s’il laisse le luith s’accumuler...

— Je pense pas que ce soit possible. Je pense qu’il doit sortir de son corps, d’une façon ou d’une autre. Mais pendant cette période, Nimrod est excité. C’est pas tellement pour se soulager du luith qu’il le fait, mais pour le plaisir que ça lui apporte.

Gerald tourna la tête, les sourcils froncés.

— Je peux pas croire que les ældiens aient vécu plusieurs centaines de milliers d’années sans trouver une solution pour ces périodes de rut...

— Autre que celle de se vider les couilles dans des esclaves ?

— Ouais, répliqua sombrement Gerald.

Sorj prit une grande inspiration.

— D’après ce que j’ai compris, commença-t-il en croisant les bras, Les ældiens ont une civilisation à la fois hédoniste et ascétique, qui méprise les artifices. L’absolu contrôle est valorisé. Tout comme l’est celui de s’adonner à la débauche la plus bestiale lorsqu’on a trouvé une proie. Ce sont des chasseurs, ne l’oublions pas. De belles saloperies, dans tous les cas. Mais ils ont un côté fascinant, c’est indéniable.

— Fascinants ou pas, ils devaient bien se vider les couilles quelque part...

— Au sommet de son influence, la société ældienne est très hiérarchisée. Les mâles étaient séparés entre les guerriers — comme les seigneurs de la guerre qu’on connait aujourd’hui — et les autres... seuls les guerriers avaient le droit de se reproduire, et encore, ils doivent accumuler les faits d’armes pour y parvenir. Lorsque les femelles les refusaient, ces guerriers s’en prenaient probablement aux autres.

Gerald rompit le contact visuel. Il devait donc se débrouiller.

— Je vais voir Andei, décida-t-il.

Mais Sorj l’arrêta d’un bras autoritaire.

— Tu peux pas.

— Pourquoi ? s’enquit Gerald en levant sur lui un regard dangereux.

— Après l’avoir fécondé, Nimrod lui octroie un traitement spécial dans les appartements les plus luxueux du vaisseau. On s’occupe de lui, on le masse. Personne n’a le droit d’interférer. C’est comme ça jusqu’à ce qu’ils perde les embryons.

— Combien de fois il a été fécondé, déjà ?

— C’est la troisième fois.

Trois fois. Trois fois à se faire remplir le ventre par un sexe aussi gros qu’une trompe... et trois fois à devoir expulser des embryons durcis. En échange de ce sacrifice, Nimrod lui déroulait le tapis rouge. Bizarrement, Gerald se surprit à lui envier ces privilèges, lui qui n’en avait jamais eu.

— Ok. Une concubine de luxe, donc... une pondeuse qu’on cajole.

Cette fois, ce fut Sorj qui eut l’air menaçant.

— Attention à ce que tu dis, gamin.

Gerald soupira.

— Désolé. Je me sens pas très bien...

— Alors, va te reposer. Nimrod peut te convoquer n’importe quand... tu ferais bien de t’y préparer.

S’y préparer. Comment ? Gerald ne se doutait pas qu’il regretterait un jour d’avoir posé la question.

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