Le fil d'Ariane

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Un cair de guerre ældien. Gerald avait toujours pris soin de se tenir éloigné des vaisseaux de guerre ældiens. Et de tout ce qui était ældien, d’ailleurs, cair de guerre ou pas. Si la vie des gens comme lui – il paraît qu’il y en avait d’autres – ne valait que la moitié d’une existence humaine, chez les ældiens, c’était encore pire. Gerald avait entendu dire – rumeurs de spatioports – que les mutants étaient particulièrement prisés des Seigneurs de la guerre, comme esclaves sexuels notamment. Surtout ceux, comme lui, dont le physique pouvait laisser croire qu’ils avaient, eux aussi, du sang ældien coulant dans leurs veines. Et, parmi tous les hommes disponibles sur ce cargo, on l’envoyait, lui, pour traiter avec Æshma…

Gerald n’avait pas l’impression de traîner. Il rangea sa chaine sous son uniforme, lissa ses cheveux en arrière – ils repoussaient si vite ! – dissimula la pointe effilée de son pavillon auriculaire sous sa casquette et enfila un dispositif à la vision assistée qui fondit l’ellipse émeraude de ses yeux derrière un écran noir. Il déglutit, inspira et expira, détendit ses longs doigts… il était prêt.

Le Valarog était amarré tout au bout de la station, comme une menace sourde. Il avait ramené le Contre-Amiral Hosseini d’une mystérieuse réunion quelques jours solariens plus tôt, mais ensuite, il était resté à quai. Pourquoi ne repartait-il pas ? Et pourquoi Hosseini ne le contactait pas directement ? S’il avait eu un ami à bord de la station, avec qui prendre un verre de whisky syntonisé pour se donner du coeur à l’ouvrage avant de partir se fourrer dans la gueule du loup, Gerald aurait sûrement dit que c’est parce que le Contre-Amiral en avait marre de se faire prendre le cul à chaque entrevue. Pour les ældiens, les humains n’étaient que des morceaux de viande tendre et juteuse, qu’on mangeait – pour les plus laids – ou qu’on violait, pour les plus beaux. Hosseini n’était plus un jeune premier, mais si Æshma ne l’avait toujours pas bouffé depuis le temps, il devait y avoir une raison. Peut-être qu’il suçait bien, ou donnait bien son cul. Il y en a qui étaient doués pour ça. Du moins, c’est ce que Gerald s’imaginait, dans son inexpérience de la chose. Il y avait bien eu ce jour moite au fond d’une ruelle de Neue Mars, quand il avait sept ans, mais il n’y pensait jamais. En fait, ça n’avait même rien à voir.

Quant à la « navette consulaire », il s’agissait tout simplement du transporteur rapide, l’ascenseur qui traversait toute la mégastructure de haut en bas sur ses milliers d’étages, desservant même ceux qui étaient encore en construction. La cage de cet ascenseur faisant face à l’espace intersidéral, les ingénieurs avaient eu l’idée de remplacer toute la paroi correspondante par un immense écran qui retransmettait en temps réel ce qui se passait dehors, c’est à dire : rien. L’autre côté était une vitre transparente qui donnait sur la fourmilière de la station. N’ayant pas forcément envie de contempler le travail de robots constructeurs, de pluies d’étincelles et de métaux en fusion pendant tout le trajet, Gerald occulta la vitre et appuya sur le bouton de l’étage R – 789, qui distribuait les docks.

– Temps de trajet estimé, deux heures et quarante-cinq minutes solariennes, lui annonça aimablement l’IA liftier. Je vous mets un holofilm ?

Gerald secoua la tête par la négative. À la place, il sortit un chewing-gum de sa poche et mit ses écouteurs. Puis, l’air énergique et délicieusement antique de Danger Zone aux oreilles, il se tourna vers l’espace et croisa les bras, le dos appuyé contre la paroi.

Gamin, dans les traverses polluées de Neue Mars, Gerald rêvait d’être pilote. C’était dû au seul film qu’on leur passait chez les volontaires de l’assistance publique où il allait de temps en temps quémander à manger. Une relique restaurée sauvée de l’antiquité atomique : une histoire de jets et d’avions de chasse. Aucun enfant n’avait jamais bien compris l’histoire. Mais tous, béats, la bouche ouverte, fixaient sans bouger les combats aériens dans des machines préhistoriques avec des hommes primitifs qui souriaient beaucoup, à coup de dents trop blanches pour être vraies. Ce qui les fascinait, surtout, c’était la couleur du ciel. Bleu comme la combustion des gaz ionisants des moteurs à propulsion magnéto-plasmiques. Et, quand ils ne se livraient pas à quelque ballet aérien à des vitesses ridiculement basses (« Mach 10 ! Le fuselage ne va pas tenir ! » hurlait un technicien à un moment donné), ils jouaient à un sport antique sur la plage en plein soleil sans la moindre protection anti-radiation. Pour des enfants nés dans le ciel noir de l’espace, sur des cargos voyageant à des vitesses supra-luminiques, c’était plus incroyable que de la mythologie. Des gens avaient vraiment vécu comme ça, dans le passé.

Plus tard, Gerald avait appris que les pilotes de chasse existaient encore – contrairement à ce que prédisaient les réalisateurs de l’époque. Au lieu de les remplacer par des machines, on avait fait d’eux des machines. Des assemblages de silicium, de chair et d’acier qui faisaient corps avec l’astrojet sur lequel ils se branchaient encore plus sûrement que tout ce que les vieux films enseignaient sur la camaraderie militaire. Les navigateurs des bi-places F-14 avaient été remplacés par des IA semi-autonomes ultra-perfectionnées qui prévoyaient tout, des calculs aériens aux trajectoires balistiques. Plus besoin d’ailier pointant un laser pour détruire un objectif. Mais l’aventure, la vraie, celle des pionniers comme Youliga ou Nilarm était toujours là, car en cas d’éjection, il y avait très peu de chances d’être sauvé. Et les ennemis, en face, n’étaient pas humains. C’était des machines sans conscience ignorantes des lois de la guerre, qui vous récupéraient pour vous disséquer vivant, des monstres qui vous consommaient sur place – carlingue comprise – ou des démons qui vous gardaient sur leurs navires comme du cheptel. Le pire, c’est qu’un certain nombre de holofilms antiques l’avaient prévu, ça ! Et pourtant, à l’instant T, l’humanité s’était trouvée démunie, au point de devoir conclure ce marché de dupes avec le Diable et ses cohortes, trop content de prendre sa revanche. Les ældiens. Au bord de l’extinction, ça avait été la seule solution.

Relax, se morigéna Gerald. Tu lui donnes le message, et tu te casses. Il ne te fera rien. Tu ne le verras même pas.

Aujourd’hui, les ældiens copiaient les humains. Ils embauchaient des IA de protocole, qui recevaient leurs anciens maîtres et alliés avec une morgue stupéfiante. Jamais un Seigneur de la guerre ne recevait un humain directement. C’était la chance de Gerald : ainsi, Æshma n’allait rien voir. Rien. Et il allait pouvoir repartir, sa mission dument accomplie. Le reste serait entre les mains d’Hosseini, quoi qu’il ait à faire.

L’ascenseur s’immobilisa enfin.

— Dock R- 789, lui annonça le liftier. J’espère que vous avez passé un bon voyage, et que nous aurons le plaisir de vous revoir sur cette ligne.

Gerald répondit en faisant éclater une bulle rose goût cerise (du moins, ce qu’on s’imaginait être de la cerise). Il fit quelque pas dehors, puis il se retourna.

— Tu peux m’attendre ici ? J’en ai seulement pour quelques minutes.

— Je n’ai pas le droit de favoriser un voyageur plutôt qu’un autre, tenta l’IA, je…

Gerald l’interrompit en lui agitant son accréditation sous le nez.

— Je suis en mission officielle pour le Contre-amiral, Commandeur suppléant de la base en l’absence de Romanenko. Ça vaut bien un petit passe-droit, non ?

— Très bien, répondit l’IA après avoir scanné son accréditation. Si vous n’êtes pas revenu dans quatre-vingt-dix minutes, je repars.

Gerald hocha la tête, le sourire jusqu’aux oreilles. C’était la première fois qu’il bénéficiait d’un passe-droit, et il comptait bien en profiter !

Le dock – 789 était le plus bas de toute la mégastructure. En dessous, il n’y avait rien que le vide. Ce n’était pas pour rien qu’on avait donné ce pont à Æshma, à l’autre bout de la station. Ici ne trainait aucun humain. L’étage – le premier à avoir été construit – était déserté depuis des centaines d’années.

Gerald le traversa en ayant l’impression de parcourir les ruines d’une cité fantôme. Quelques babioles fonctionnaient encore, comme des distributeurs de denrées alimentaires, des tapis roulants ou des droïdes vieillissants qui bloquaient sur une tâche oubliée depuis longtemps. Les cabines de connexion à l’infosphère de la station étaient HS. Par acquit de conscience, Gerald vérifia son pod : pas de réseau. Il le rangea dans sa poche. Hosseini aurait son rapport en temps et en heure. Après tout, on lui avait demandé de venir présenter son rapport sur le pont du Gilgamesh, une fois sa mission terminée.

Gerald franchit d’un pas leste et énergique un escalator immobile, débouchant sur une plateforme surmontée d’un écran géant, qui repassait encore et encore la même image : une réclame idyllique pour une colonie lointaine, où un couple heureux courait sur la plage. Les lettres SIRIUS apparaissaient derrière un gros soleil rose, sur un fond couleur cocktail. Une annonce pour attirer ces gogos de Terriens dans l’espace et s’en servir ensuite de chair à canon dans la flotte de guerre… le genre de pub qui l’avait attiré à l’époque. Il aurait pu avoir Sirius – on lui avait donné le choix de son affectation – mais il avait préféré New Arcadia, en particulier parce qu’on y parlait largement le dialecte martien. Gerald avait appris le Commun sur le tas, mais il était toujours plus à l’aise en marsiche qu’en républicain standard.

Les docks étaient juste derrière. Ouverts sur le vide sidéral, immense. Un seul vaisseau y était amarré : un cair de guerre ældien. Le Valarog.

Gerald s’arrêta un instant pour enfiler la tenue de sortie extra-véhiculaire qu’il transportait dans son sac. Une fois son casque verrouillé, il hésita. Les lignes agressives du vaisseau extraterrestre le faisaient ressembler au donjon des tortures korridite, au château de Dracula. Gerald s’était toujours interrogé sur le lien entre les ældiens et les korridites, ces armes de destruction aveugles auxquelles ressemblaient tant leurs vaisseaux. Les ældiens se taisaient sur le sujet, mais n’était-ce pas eux qui les avaient construits ? En tout cas, c’est que certains – dont Gerald – pensaient. Après tout, les ældiens, sous leurs dehors presque primitifs, étaient des ingénieurs. C’était eux qui avaient donné le langage aux hommes, leur avaient appris la maîtrise du feu, puis ensuite, l’écriture. Pourquoi n’auraient-ils pas fabriqué des machines désormais hors de contrôle, comme leurs chefs de guerre l’étaient devenus ?

Finalement, Gerald appuya sur le bouton qui commandait l’ouverture de la porte. À une centaine de mètres en face, tout au bout de la longue coursive qui y menait, la porte aux ornementations filigranées du cair se mit à briller. Un escalier de quelques marches, étrangement petit, y menait. On l’attendait.

Pourtant, lorsqu’il se trouva devant la lourde porte – au point de pouvoir en admirer les scènes de batailles aux quatre coins de l’espace qui y étaient représentées, étranges et minuscules petits personnages pris dans les entrelacs et les arabesques complexes des glyphes ældiens – nul ne lui ouvrit. Il resta là pendant un petit moment, coincé, ne sachant que faire. Il n’y avait pas de sonnette. Gerald fut tenté un instant de coincer la missive dans les dorures et de repartir. Après tout, il ne pouvait pas forcer un cair à s’ouvrir ! En fait, il n’avait même pas essayé. Que faire ? Gerald posa sa main à plat sur la porte, et, à sa grande surprise, elle glissa sur ses gonds.

Un long couloir sombre, délimité au sol par une longue ligne du même or brillant que la porte, se révéla alors. Encore une fois, Gerald hésita. Il pouvait déposer sa missive – pourquoi du papier, d’ailleurs ? – et s’en aller. Mais ce long couloir sombre, d’une sobriété surprenante après la profusion baroque des gravures de la porte, l’attirait. Cette ligne qui pulsait lentement, l’appelant à l’intérieur comme un fil d’Ariane, avait quelque chose d’attirant, de presque chaleureux. Alors, il entra. Et il suivit ce chant muet de sirène, cet unique cheveu de feu, jusqu’aux ténèbres de caverne du labyrinthe. Il avait oublié le cyclope, le Minotaure.

Derrière lui, la porte se referma sans un bruit.

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