La chaîne de commandement

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Debout face à la vitre qui séparait sa cabine de l’entrepôt, Ziad Hosseini contemplait sans réellement les voir les manutentionnaires décharger le nouvel arrivage. Des mutants en partance pour "Sirius", qui allaient bientôt être distribués aux ældiens signataires du traité de coopération. Un traité qu’il avait lui-même contribué à faire naître, en digne héritier du général Ahmed Aden.

Ziad se détourna de la scène avec un soupir las. Rencontrer ce militaire, Sorj Mannel, puis assister à sa punition sur le vaisseau de son allié l’avait remué. Æshma était son allié, son principal interlocuteur chez les ældiens. Jamais, jusqu’ici, il ne l’avait forcé à assister à une scène de cette sorte. Æshma prenait toujours soin de lui épargner la vue même des containers, et encore plus, ce qu’ils contenaient. Il l’avait toujours reçu avec civilité et lui avait évité toutes les petites humiliations inhérentes au commerce avec ses pairs, comme le salut allongé au sol ou les marques de soumission. Bien sûr, Ziad n’était pas stupide. Il savait parfaitement ce que les ældiens faisaient à ces tributs qu’on leur offrait. Mais, pour lui comme pour le reste des huiles du consortium, ces mutants n’étaient pas des humains. Pas tout à fait. Ce militaire, par contre…

De nouveau, Ziad laissa échapper un soupir. Comme il regrettait d’être monté sur ce cair ! Tout était compliqué, depuis. Du coin de l’œil, il lorgna le syntoniseur de boissons laqué de noir qui trônait derrière son bureau. C’était un bel objet, qui dispensait le meilleur whisky. Mais il avait décidé de s’en passer. Il avait promis à Dieu qu’il boirait moins, et qu’il se conformerait plus fidèlement à ses commandements.

Dieu. Est-ce qu’il les voyait, dans cet univers immense et hostile ?

Finalement, il renonça au whisky et appuya sur la console de communication de son bureau. Ces derniers temps, le SVGARD leur déconseillait de passer par le Réseau pour leurs communications internes, et Ziad se conformait aux directives des technoprêtres scrupuleusement.

— Rayan, demanda-t-il une fois en liaison avec son aide de camp, peux-tu faire une petite recherche pour moi ? Je voudrais un rapport sur le personnel de bord du transporteur Charon, un cargo de soutien au 18e régiment basé à la station de KG348. Et plus particulièrement sur un intendant de ravitaillement de deuxième classe répondant au nom de Sorj Mannel.

La voix posée de Rayan Lounici résonna dans la pièce, aussi claire que s’il avait été physiquement présent. Finalement, cette console de liaison marchait aussi bien que le service de messagerie interne du Crypterium.

— Tout de suite, mon amiral. Quand dois-je vous le remettre ?

— Le plus rapidement possible. Ah, et pendant que tu y es… sollicite une entrevue avec le seigneur Æshma.

Ni Rayan ni Ziad n’avaient activé la transmission visuelle, mais Ziad put sentir le sang quitter le visage de son aide de camp aussi clairement que s’il l’avait eu devant lui. Aucun de ses hommes n’aimait avoir affaire aux ældiens. Même lorsqu’il s’agissait simplement de porter une missive jusqu’à la porte de son cair – un antre de ténèbres au sein duquel, de toute façon, le messager ne serait jamais convié.

Le problème, c’est que les seigneurs de la guerre ældiens – Æshma y compris – refusaient le recours au réseau, ou à tout autre moyen de communication électronique. Il fallait leur envoyer quelqu’un. Nul doute que Rayan n’irait pas en personne, mais il savait qu’il serait compliqué de forcer l’un de ses subordonnés directs à y aller, et il ne pouvait pas faire descendre cette mission trop bas dans la chaîne de commandement.

— Quand désirez-vous le voir, mon commandant ?

La voix de Rayan n’était plus si claire, ni si assurée. Elle avait le son de la peur.

— Ce soir, si possible. Juste après avoir eu ces informations sur Sorj Mannel.

Il fit une pause.

— Envoie le demi-humain.

— Le demi… ah.

Rayan avait compris. Il le fit savoir à son commandant, d’un ton bien plus volontaire. Puis, Hosseini mit fin à la communication.

*

Le « demi-humain » s’appelait en réalité Gerald Zrivian. Comme bien d’autres, il s’était engagé dans l’armée pour échapper aux caniveaux sordides de la colonie militaire de Taros, une immense mégastructure en anneaux gravitant autour des restes de la lune. À l’incorporation, les tests avaient révélé des traces d’altération génétique, et on l’avait d’abord refusé, puis emprisonné en attente de déportation sur Terre. Puis, un jour – ou une nuit peut-être, comment savoir dans ces cellules hors du temps – mystérieusement, on était venu le chercher. On avait tondu ses longs cheveux blonds ; on l’avait passé à la douche ionique, au protocole désinfectant, puis on lui avait donné un uniforme plié sous plastique. Et un numéro. On lui dit qu’il avait de la chance, que peu de mutants étaient admis à quitter la Terre et à faire carrière dans l’armée. « Prends-le comme un nouveau départ, et sois prêt à donner ta vie pour ton unité », lui avait répété l’instructeur.

Le jeune Gerald n’avait jamais compris à quoi il devait ce revirement. Il s’en doutait, au fond de lui. Sur Taros, on l’appelait « l’enfant du viol ». On lui jetait des restes quand on le voyait, on lui ouvrait un casier ou on lui donnait une vieille couverture. Beaucoup de gens lui laissaient une écuelle de lait de zubron reconstitué devant leur porte, comme s’il était un vulgaire chat de spatioport. D’autres lui jetaient des petites boules de gélatine enrobées de sucre et de colorants chimiques. Ceux qui arboraient des pansements, des blessures, ou qui sortaient d’une opération se mettaient à courir dans l’autre sens à sa vue. Ceux qui arboraient des implants cybernétiques les lui collaient sous le nez en espérant le faire fuir. Gerald avait appris à rire de ces superstitions, par devant. Mais à l’intérieur, elles lui faisaient encore du mal.

L’enfant du viol. Gerald avait mis du temps à comprendre pourquoi on l’appelait ainsi et, dès qu’il l’avait su, il avait activement combattu ce titre. Jeté enfant dans le caniveau comme bien des gosses des rues, il n’avait pas de parents. Comment pouvait-on décider qu’il était issu d’un viol ?

« Tes yeux sont trop verts pour être honnêtes », lui répondait-on. « Tes dents sont trop longues. Tes cheveux aussi. » Un jour, alors qu’on lui avait une fois de plus claqué la porte au nez, le laissant sous la pluie polluée qui teignait ses cheveux à la blondeur suspecte en noir, Gerald s’était saisi d’une paire de tenailles dans l’atelier où il effectuait quelques menus travaux et s’était arraché les canines. Il les avait gardées. Aujourd’hui, il les arborait sous sa combinaison de travail, montées sur un collier en platine. Les véritables dents étant rares, elles pourraient toujours servir, plus tard.

Ce jour-là, Gerald se trouvait à l’atelier, à travailler sur le générateur de gravité d’un astronef. Depuis ses classes, ses cheveux avaient repoussé, mais pas ses canines. Lors des permissions, lorsqu’on lui demandait ce qu’étaient les terribles crocs sur sa chaîne, il répondait que c’était des dents de mâle ældien, qu’on lui avait vendues au marché noir. « Ça porte chance, ou au contraire malchance, expliquait-il. Tout dépend de la manière dont tu les portes. Si tu les baignes régulièrement dans le sucre et le sang, tout va bien ». En général, cette petite histoire suffisait à faire taire les curieux. Quelqu’un proposa de les lui acheter, une fois. Il refusa.

— Zrivian ?

En dépit du vacarme des machines, le contremaître n’eut pas à répéter deux fois son appel. Zrivian avait l’oreille fine. Il s’arrêta de souder immédiatement et redressa sa haute silhouette – trop gracile et racée pour être honnête –, relevant du même coup le masque qu’il portait pour protéger son visage des éclats de soudure. Il avait la peau pâle, constellée de taches de rousseur, et un visage intelligent et volontaire, aux traits fins. Certains – beaucoup – le trouvaient beau, mais ils ne l’auraient jamais dit tout haut.

Le contremaître fronça le nez lorsque le regard félin du mécano se posa sur lui. Ces pupilles elliptiques et ces yeux tirés, ça le mettait mal à l’aise.

— Un gradé t’attend là-haut. C’est l’aide de camp direct de l’Amiral Hosseini : y veut que tu lui rendes un service. C’est le moment de te distinguer, de te rendre enfin utile, alors pose ça, magne ton cul de feignasse mutante et va le voir.

Gerald essuya ses mains souillées sur sa combinaison. Un haut gradé, pour lui ? Voilà qui ne disait rien de bon.

En voyant arriver le jeune Zrivian – pourtant plus grand que lui –, Rayan Lounici connut la même stupeur que tous ceux qui, jusqu’ici, avaient posé les yeux sur lui et sa peau ivoirine, ses yeux effilés d’un vert liquide et ses traits superbes et androgynes. C’était un visage d’ange du paradis, un visage de djinn. Il se hâta de tourner la tête de cette beauté irréelle et glaciale, résolument dangereuse.

— Deuxième classe Zrivian, au rapport, se présenta nonchalamment Gerald.

Tout dans son attitude contredisait l’idée d’être « au rapport ». Cette attitude un peu blasée, cette élégance glacée, ce regard souvent cynique et cette façon tranquille et crâne de tenir son grand corps gracile avait souvent desservi Gerald, et lui avait valu maints rappels à l’ordre pendant ses classes. Mais il n’y pouvait rien. C’était plus fort que lui.

— Repos, grinça Rayan du coin de la bouche. Voici votre ordre de mission. Obligation d’être sur le pont S dans une heure, en tenue de sortie extérieure.

Gerald ouvrit grand ses yeux verts.

— Une sortie extravéhiculaire ? Mais je n’en ai jamais fait… je suis un mécano d’atelier, moi !

— Vous apprendrez sur le tas. Rompez.

Rayan lui tendait une clé mémorielle du bout de ses doigts gantés. Lorsque Gerald la prit, l’aide de camp s’empressa de frotter sa main sur son treillis, avant de lui tourner le dos. Gerald ne s’en offusqua pas. Il avait l’habitude. Ignorant lui aussi le haut gradé qui quittait la pièce, il fit le tour du grand bureau de son chef de section pour insérer la clé dans la console. Cette dernière était allumée : il n’aurait pas besoin de mot de passe.

Les caractères en Commun semi-modifiés s’affichèrent immédiatement au-dessus du bureau, en grandes lettres dorées. Au fur et à mesure que Gerald les lisait, elles s’effaçaient, comme une formule alchimique secrète, ou un antique message d’espion à l’encre sympathique.

Commanditaire : confidentiel

Nature de la mission :

- emprunter navette consulaire pour apponter le navire de guerre ældien Valarog et demander entrevue au chef de guerre allié Æshma ar-Makhavan.

Lieu de rassemblement : Navire amiral Gilgamesh, pont S

Prise d’effet de la mission : immédiate.

Les caractères dorés s’étaient évanouis comme de la poussière dorée. Face à la console vide, il ne restait plus que Gerald Zrivian, debout, qui fixait le néant les sourcils froncés, un air préoccupé sur son beau visage régulier. Inconsciemment, sa main avait migré sous le col de son bleu de travail, sur la chaîne à grosses mailles qui portait ses plaques d’identité militaire et la paire de crocs fondue dans le platine.

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