La punition

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Aussi loin qu’il se souvienne, Sorj savait la Voie hantée par mille dangers, tous plus vicieux les uns que les autres. Il avait grandi sous le joug des seigneurs de l’univers, vécu dans la peur des machines de guerre de l’outre-espace. Pourtant, ces menaces étaient restées lointaines, presque abstraites. N’ayant jamais vu d’ældien, ni même le moindre vaisseau de torture korridite, il n’avait qu’une image confuse du sort qui attendait les hommes sur le front et les tributs que son équipage convoyait.

Mais cette époque d’ignorance naïve et bénie était derrière lui. Désormais, il faisait face à la réalité les yeux bien ouverts.

Il n’était pas le seul esclave à l’assemblée du clan de Nimrod. Comme lui expliqua Brüder plus tard, chaque seigneur de la guerre était aussi et avant tout marchand de tributs humains. Ces derniers s’échangeaient comme des biens de prestige entre alliés ældiens et étaient même prêtés. Pendant les heures interminables où il dut rester debout, enchaîné à l’armure de son maître, il fut le témoin silencieux de la déshumanisation de ses condisciples soumis à pléthore d’actes indicibles : une orgie de sang et de stupre alors que les esclaves passaient des mains gantées de titane d’un bourreau à l’autre. Par le plus heureux des hasards, Nimrod, lui, ne partageait pas : hiératique sous son masque, il préférait assister aux festivités en sirotant un étrange liquide, son humain au garde-à-vous à ses côtés.

L’assemblée exomorphe était aussi fascinante que déroutante. Nombre d’ældiens avaient ôté leurs masques, révélant des chevelures au savant tressage et aux couleurs chatoyantes, des peaux semblables aux plus purs xénolithes et des yeux de minerai fondu, éclats de métal effilés qui allaient souvent par paires ou triplées. Les armures aux assemblages intriqués qui leur servaient de combinaison portaient la mémoire plurimillénaire de batailles spatiales dantesques, cataclysmes destructeurs de soleils et accoucheurs de mondes. En observant cette réunion de géants, de divinités oubliées par le temps qui posaient déjà leurs vaisseaux sur la Terre à l’époque où les grands sauriens sortaient à peine du bouillon primordial, Sorj était pris de vertige. Certaines, parmi ces créatures, arpentaient la galaxie depuis des dizaines de milliers d’années. Et il était parmi eux, nu comme Adam dans le jardin du firmament, tout aussi petit et aussi insignifiant.

Pourtant, il n’était pas le seul homme debout. Les esclaves qui écartaient les cuisses et tendaient leurs gorges en gémissant mis à part, il y avait un autre humain. Et, contrairement aux autres, il était habillé. Assis sur une sorte de siège d’honneur, il buvait en silence au milieu des monstres, le visage absent et livide. Il portait ce qui ressemblait à un costume d’officier de la flotte.

Que faisait cet homme ici ? De toute évidence, ce n’était pas un simple esclave. Il était ici en qualité d’invité, comme le montraient sa tenue et le ballet de serviteurs thériomorphes autour de lui. Un espoir fou traversa le cœur de Sorj : cet homme pouvait peut-être les aider !

Revigoré par cette découverte, Sorj se sentit suffisamment en confiance pour se rapprocher de son maître. Depuis le début de la rencontre, ce dernier le caressait distraitement du bout de ses serres, sans lui faire le moindre mal. Il était de bonne humeur, du moins, autant qu’on pouvait le dire d’une créature aux états d’âmes aussi opaques.

— Maître, lui murmura-t-il le plus bas possible, puis-je vous poser une question ?

Le coin des yeux effilés de Nimrod s’illumina : Sorj sentit qu’il avait son attention.

— Dis toujours.

— Qui est cet humain ?

— Tu ne le connais pas ? C’est un guerrier, comme toi.

Un guerrier… Sorj n’était pas sûr de mériter cette appellation.

— Pourquoi ne porte-t-il pas de collier ?

Nimrod tira sur le sien avec humeur.

— Il appartient à Aæshma, un sidhe de mon clan. Il fait ce qu’il veut de ses aslith. Tout comme je fais ce que je veux des miens : va me remplir ma coupe de gwidth.

En dépit de son ignorance de ce dernier mot, Sorj devina que Nimrod voulait qu’il lui serve d’échanson. Son cœur accéléra lorsque son maître décrocha la chaîne de son collier, l’autorisant à vaquer librement. L’ældien lui désigna une créature repoussante, qui montait la garde devant une immense vasque : le pot aurait pu le contenir tout entier, comme dans cette légende de chaudron maudit que sa mère lui racontait petit, à la colonie minière. Pour y parvenir, il devait passer devant l’homme en costume d’officier.

Sorj obéit, dévoré par la honte. Que pensait cet homme des esclaves comme lui, dénudés et harnachés comme des bêtes de somme, soumis aux caprices pervers d’extraterrestres amateurs de chair humaine ? Les joues brûlantes et le regard fixé droit devant, il traversa la pièce. Les ældiens ne prêtèrent pas plus attention à lui que s’il était un meuble. Sorj s’en félicita : il ne voulait pas attirer d’attention malvenue.

Une fois parvenu au chaudron, il tendit la coupe de son maître à la créature, sûrement une sorte d’esclave exomorphe qui s’exécuta de mauvaise grâce. Il en profita pour jeter un œil en direction de l’officier. Celui-ci le regardait.

— La coupe de Sa Magnificence le Seigneur Nimrod, fit la voix déplaisante de la créature à Sorj. Hâte-toi de lui rapporter, esclave !

Ce dernier la prit sans relever l’insulte ni l’étrangeté de son recours à une langue humaine, l’attention entièrement dirigée vers l’homme en costume d’officier. Cette fois, il évitait soigneusement son regard. Profitant du désordre ambiant – et surtout de l’inattention de Nimrod – Sorj se dirigea droit vers lui.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il de but en blanc.

L’homme lui tourna ostensiblement le dos.

— Retournez auprès de votre maître, souffla-t-il. Ils punissent sévèrement pour moins que ça.

— Je veux juste que vous transmettiez un message pour moi. Vous pouvez faire ça ?

— Je ne peux pas vous aider. Vous êtes un tribut. Et nous avons un contrat avec eux.

— Non, justement ! s’indigna Sorj. Je suis un militaire, comme vous !

L’officier daigna enfin le regarder.

— Quel régiment ?

— Je servais sur le Charon, un cargo de soutien au 18ème régiment basé à la station de KG348. Intendant de ravitaillement, deuxième classe Sorj Mannel.

L’homme ouvrit des yeux horrifiés.

— Qu’est-ce que vous faites là ? chuchota-t-il.

— On a subi une attaque korridite.

Sorj espérait que cette réponse succincte paraitrait suffisante. L’officier le considéra en silence.

— Je suis l’amiral Hosseini, commandant du bataillon dont vous dépendez, murmura-t-il enfin. Je peux essayer de demander à mon partenaire de vous racheter.

L’amiral Hosseini… C’était lui qui réceptionnait les cargaisons de tributs pour les livrer à ses alliés ældiens. Sorj ne l’avait jamais rencontré jusqu’à aujourd’hui. D’après la légende en vigueur dans la flotte, il était le descendant direct du commandant de vaisseau ayant conclu le premier traité humano-ældien, Ahmed Aden, ce qui avait octroyé à sa lignée des droits spéciaux.

— Votre partenaire ?

— Le prince Aæshma. C’est le commandant en chef de la flotte de guerre du clan de Makhavan.

Celui que Nimrod avait qualifié comme son maître.

— Vous pensez qu’il va accepter ? s’enquit Sorj, plein d’espoir.

L’officier évita son regard.

— Si je lui demande avec un peu d’habileté et d’insistance, peut-être.

— Je ne suis pas seul, s’empressa d’ajouter Sorj. Il y a mon compagnon à bord du cair de Nimrod, Andei Trevanian !

L’officier lui jeta une œillade ennuyée.

— Vous appartenez à Nimrod ? Dans ce cas, je ne peux rien faire pour vous.

Il se déplaça, signifiant ainsi son envie de mettre fin à la conversation.

— Attendez, pourquoi ? Vous devez nous aider ! plaida Sorj.

— Vous devriez vraiment retourner auprès de votre maître. Il nous regarde.

Sorj se retourna à temps pour capter le regard de feu liquide de Nimrod. En effet, ce dernier le regardait, son visage marmoréen illisible.

— Vite. Retournez à ses côtés, le pressa l’homme.

Sorj obéit à contrecœur. Lorsqu’il arriva devant son maître, ce dernier le toisa en silence.

— Maître, votre gwidth.

Nimrod prit la coupe, puis la tendit à un autre esclave. Sorj, étonné, réalisa alors que tous les ældiens s’étaient tus, et que tout le monde le regardait.

— Maître…

— À quatre pattes.

La brutalité avait laquelle Nimrod avait énoncé cet ordre n’annonçait rien de bon. Sorj s’exécuta en s’efforçant de s’empêcher de trembler. Ce faisant, il eut le temps de voir un objet ressemblant à un fouet à lanières barbelées apparaître entre les mains de son maître. Puis, deux doigts brutaux lui écartèrent les commissures des lèvres.

— Ouvre la bouche.

Sorj accueillit l’épais bâillon sans moufter, facilitant même les opérations de bouclage de l’humiliant ustensile sur sa nuque. Il savait qu’il n’y avait aucune échappatoire : il allait être puni.

Le premier coup le prit par surprise. Sorj parvint à se retenir de hurler une deuxième fois, mais la troisième, il laissa échapper une plainte acerbe.

Il perdit vite le compte. L’odeur âcre du sang, de la sueur et de la lymphe flottait dans la pièce, faisant saliver les ældiens qui observaient la scène. Les exomorphes avaient gardé un silence religieux pendant toute l’opération, mais leur attention avide et leurs yeux brillants ne trompaient pas : ils attendaient quelque chose.

Cela leur fut octroyé par Nimrod, qui lâcha un mot claquant d’un ton presque désinvolte.

Sorj, qui tentait péniblement de reprendre son souffle, sentit une paire de mains griffues lui flatter la croupe. Le phallus de titane glissa hors de son anus, donnant à Sorj l’impression qu’on lui retournait les intestins comme une chaussette. Il hurla lorsque les griffes du monstre effleurèrent ses plaies à vif, et il hurla encore plus quand ce monstre inconnu enfonça son membre rigide en lui. Nimrod l’avait offert en pâture à ses congénères. Pendant qu’un premier le violait avidement, les autres attendaient leur tour, l’impatience luisant sur leurs visages cruels. La plupart avaient déjà sorti leur gigantesque vit alien, éveillant chez leur victime des sentiments mitigés, à mi-chemin entre la frayeur et une terrifiante, abominable impatience. Au total, une dizaine d’ældiens le montèrent. Certains le mordirent férocement. Lorsque ce fut enfin fini, Sorj n’était plus qu’un anus béant, un quartier de chair sanguinolent.

Mais toute cette souffrance physique n’était rien comparée à la torture psychique qu’il avait ressentie en se sachant sodomisé sous les yeux mêmes d’Hosseini. Pendant tout le temps où Sorj avait été puni comme une vile putain désobéissante, l’amiral avait gardé son regard bloqué sur le sien. À travers les brumes mouillées de la douleur et les tréfonds abyssaux de l’humiliation, le vétéran l’avait soutenu. Hosseini devait savoir, réaliser de ses propres yeux ce à quoi il avait condamné la moitié de ce qui restait de l’humanité. Alors, peut-être, les choses seraient à même de changer, et son martyr aurait un sens.

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