L’heure du laitier était pas finie que ça grouillait rue Chandrabindu. Toute une galerie de fouinards du morbide qui y agglutinaient leur prurit d’âme et de pieds, les habituels charognards avides de savoir qui avait couvé et pondu quoi, comme si satisfaire leur curiosité allait remplir le vide de leur vie. En jurant, je jouai des coudes au milieu de tout ce bastringue. Ça chlinguait les cheveux qui tirent, la suée de moufette, la crampe… Rien que du familier. Mon rigadin appelait ça le fluide et l’odeur.

Je matais la turne de loin. Avec sa vitranche parée comme une marquise, on pouvait difficilement l’ignorer. Même ses fanfreluches florales débordaient sur les colombages voisins, l’air de dire qu’elle régnait sur le quartier. Et peut-être qu’à cause de ça, l’esprit républicain avait frappé la taulière. On n’aime jamais trop l’ostentatoire, sauf si c’est un bout de chair qui nous est destiné.

Pour l’heure, la vérité, je m’en contrebalançais. J’avais juste besoin d’apprendre le blase de ce milord pour aller le convaincre de me payer. Au pire, je me rabattrais sur le greluchon de la grisette. Ça irait plus vite, je me disais qu’un Jules est plus facile à motiver. Sauf que l’autre ne devait pas se faire appeler milord pour rien.

Je ruminais et je piétinais. Plus j’approchais de la turne, plus le pavé se faisait dense et l’odeur de daube collait à la peau. Je dus écraser quelques arpions et je chatouillai une chiée de contrevents dans mes efforts pour rejoindre la scène du crime quand un vilain barouf créa un mouvement de foule. Pendant quelques secondes cassepattes, on migra comme les crabes à la marée, mais je me dégageai en piétinant le paillasson humain et sans trop rien piger, je me retrouvai aux premières loges de cette châtaignée. Condés contre pèquenots du coin. Pas le temps de lanterner. Je pressai le pas même si l’envie de contribuer à une distribution gratuite de beignes était jamais loin.

— Manquait plus que ça ! L’inspecteur La Pâture !

L’invective me fit l’effet d’une aiguille de couture oubliée à l’entrejambe. Je refusai de croire ce suintement de hyène syphilitique, mais même les châsses dans le mauvais sens, j’aurais reconnu la tronche d’empeigne du planton devant les rubans.

L’agent Ignare Brumidhose.

Un gonze qu’on appelait volontiers par son prénom avant même d’être intimes.

— Brumidhose…

Il n’y avait pas si longtemps, le gonze avait été un jeune lieutenant de police, tout frais sorti de son pressoir à huile. Et puis j’avais causé sa rétrogradation quand je l’avais pris en flag’, en train d’arroser de son cyclope les jardinières de la préfète. Pour appeler un chat un chat, la prélim interne sur ses combines de ripou était la vraie cause de sa déchéance, mais pour une fois que mon blase était cité à la gerberie du bon côté de la loi, la haine que ce cogne me vouait était un revers de médaille que j’arborais avec fierté. Et tant pis si ça me mettait une partie de la poulaille à dos.

— Laisse-moi passer, j’ai un client qui m’attend et j’suis pas du matin.

— Personne veut de toi dans le coin. Y’a que des gens de la maison et on peut pas t’avoir en pain dur..

— T’as pas perdu ton sens du mal à propos. Ça me toucherait presque. Allez, sois pas plus buté que le macchabée, je t’ai dit qu’on m’attend.

— Et moi je t’ai dit : fais demi-tour. Ou tu veux te faire ravaler la pilule ?

Un rapide coup de châsses me mit au jus. À l’intérieur de la boutique, on voyait les condés s’agiter sur fond d’ordres qu’une grosse huile galonnée jusqu’au goitre aboyait entre deux inspirations sifflantes. Ça m’arrangeait pas. Ils levaient déjà le camp. Sûr, je pourrais choper le blase du milord autrement, mais ça me prendrait trop de temps. Si le rupin parlait aux flics sans avoir été briefé, je risquais me la mettre sous le bras et d’aller me coucher. Hors de question de perdre l’occase qu’il m’embauche.

En faisant mine de repartir, pensant trouver un moyen d’entrer en loucedé, je vis tout le populo qui avait raboulé de mon côté. La foule avait jamais le nez bouché dès qu’il s’agissait de flairer un spectacle. J’écartai les bras et, implorant exagérément Brumidhose, je haussai la voix :

— Vraiment ? Pourquoi tu fais encore ta mij…

— Je fais pas ma mijotée ! Maintenant, circule !

Il me tapotait la burlingue du bout de son bidule. Je savais que l’allais m’en prendre une, je visai donc en dessous de la ceinture.

— Si y’en a une qui circule, c’est ta largue vu comment tu la mijotes pas.

— Quesse tu dis sur ma femme ?!

Le chloroforme en barre me chopa sous la pommette droite et y délogea une palette qui sucrait déjà les fraises. Je valsai dans le tas formé derrière moi, sans trop forcer, les ratiches et la gueule en vrac. On dut apprécier le pas de danse : une averse de légumes, de caillasse et de breloques diverses s’abattit sur le planton. Des injures se glissèrent aussi dans l’averse. On demanda l’adresse de sa largue. Lui détala en faisant hurler son sifflet et, sans surprise, les collègues rappliquèrent, encore chauds de la mêlée qu’ils venaient d’aplatir à côté. Très vite, ça se fit des mamours en gros, dignes d’une bacchanale verticale.

Moi, je restai au sol à cause de cette affection particulière pour l’horizontale qui me prenait quand le campaniste de ma cafetière sonnait le couvre-feu. Je parvins malgré tout à rouler-bouler. Je rampai, je me croyais de retour à l’armée, plus que jamais attiré par le pouvoir des fleurs. Une ou deux fois, un mollet s’obstina à m’éponger le front ; j’y imprimai mon ratelier et, moins bien que mal, me frayai un passage entre les bottes.