2. Kamil, J-1

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La lune est encore haute dans le ciel alors que j’ouvre les yeux. Comme d’habitude, je ne me souviens pas de mon rêve. Je ne sais même pas si j’ai rêvé, ni même si j’ai dormi. Tout ce que je sais, c’est que l’aube n’est pas prête de se pointer avant quelques heures encore. Mais ça me va bien.

J’aime me promener dans les rues calmes et sombres alors que le Soleil se cache loin derrière les montagnes. De temps en temps, je croise un chat, ou bien un renard. Parfois, je trébuche sur les jambes d’un clochard, sûrement mort de froid durant la nuit, sauf s’il se réveille et râle, où dans ce cas je m’enfuis aussi vite que je peux.

Je devrais retourner à l’orphelinat avant qu’on ne se rende compte de ma disparition. Certes, si personne ne le rapporte aux éducateurs et psychologues, ceux-ci seront bien heureux de me savoir loin d’eux. Mais, dans le cas contraire…

Il paraît que la vieille peau de madame Bressart s’est offert un fouet flambant neuf. Il n’est pas plus long qu’une cuillère en bois, pas plus épais qu’un chiffon plié, pas plus gros que son poing, si bien qu’il tient dans sa poche. Ainsi, dès que l’occasion se présente, elle n’a plus qu’à sortir son arme pour « corriger un mauvais comportement ». Rien que cette idée me donne des frissons, si ce n’est le vent qui souffle.

Moi, maintenant, je peux dire que je supporte ces horribles punitions, mais les enfants qui ont la moitié de mon âge, le pourront-ils ? Je me fais fouetter pour trois fois rien, et je sers d’exemple, voilà bien le seul point positif. Au moins, je dissuade les autres de désobéir, le temps qu’ils trouvent un échappatoire. Ceci dit, une « séance de correction » n’est jamais agréable, ni pour moi, ni pour personne. Enfin, sauf la professeur Bressart. Elle, c’est son passe-temps favori. Sait-elle ce que cela fait, d’être humilié face à une horde d’enfants ? Connaît-elle la douleur mordante lorsque le fouet mord la chair déjà recouverte de vieilles cicatrices ? Je ne comprends pas quel genre de pensées lui traversent l’esprit lorsqu’elle inflige ce châtiment à un gosse qui n’a rien fait d’autre de sa vie que de naître avec des yeux jaunes, avant d’être lâchement abandonné dans un tas de neige.

Je n’ai pas de photos de mes parents, même pas de nom. Ai-je vraiment des parents, d’ailleurs ? Quelle mère serait assez tordue pour me porter neuf mois et souffrir le martyr avant de me jeter à la rue comme on balancerait une cigarette sur le trottoir ? Quel père serait suffisamment fier d’avoir encouragé ce comportement sans ne jamais montrer ni remords, ni regrets ? Quels parents seraient complices à un tel point, ou cruels, pour attendre leur fils de pied ferme avant de le laisser tomber par la fenêtre ? Parce que oui, c’est l’effet que me fait ma vie. J’ai sans cesse l’impression de flotter dans une chute interminable. L'atterrissage risque d’être plus douloureux encore.

C’est comme commander une pizza et se rendre compte à sa livraison qu’on n’aime pas la sauce tomate. Il faut penser aux conséquences que cela implique avant de commencer un aussi gros projet. J’ai les yeux jaunes, et après ? Il y a trois mois, un petit garçon de cinq ans est arrivé à l’orphelinat. Il a partagé ma chambre pendant trois semaines, puis il est parti aussi vite qu’il est arrivé. Un couple à l’allure étrangère a été charmé par ses yeux : l’un était bleu, l’autre était vert. En plus, ils louchaient légèrement. Ce n’est pas plus bizarre que les miens, peut-être ?

D’ailleurs, j’ai oublié son nom, au petit garçon. Je ne parle plus vraiment à personne, à l’orphelinat. A part à mon ombre, ou de temps à autres, aux araignées. Une fois, j’ai essayé de discuter avec un écureuil qui s’était égaré dans ma chambre. Il grignotait sa pomme de pin, assis au pied de mon lit. Je savais qu’il m’avait vu, j’ai croisé le fond de ses yeux noirs et brillants. Et pourtant, il n’avait pas peur. Jusqu’au moment où l’éducateur Johnny à braillé dans tout le couloir que le couvre-feu était dépassé, et l’écureuil s’est envolé par la fenêtre.



Je me relève sur mes coudes et regarde cette fois-ci l’horizon. Les quelques étoiles qui tapissent le ciel brillent plus fort que les lampadaires alignés dans la rue d’en face. Les maisons semblent endormies, quelques papillons virevoltent autour des lumières tandis qu’un chat traverse la route sur la pointe de ses pattes. J’aime ce quartier historique de la ville. Les maisons sont collées les unes aux autres, on peut vagabonder sur les toits sans problèmes, et on y trouve plein d’endroits secrets où je peux me cacher aussi longtemps que j’en ai envie. Certains de ces coins semblent abandonnés depuis une éternité, entre la poussière qui recouvre le sol froid et les toiles d’araignées qui tapissent les murs troués.

Je me dis qu’il est temps pour moi de retourner à l’orphelinat après une agréable nuit de sommeil. Qui sait à combien de coups du nouveau fouet aurais-je droit si on ne me retrouve pas dans mon lit ce matin ? Je m’appuie sur mes coudes pour tenter de me lever, mais je glisse sur la fine neige qui recouvre le toit avant de m’affaler contre le mur de la maison voisine. Un peu de neige dégringole de la cheminée, quelques centimètres plus haut, et me tombe dans la nuque. Me voilà réveillé, et en pleine forme pour affronter le jour qui se lève.

J’escalade le mur de la maison sur laquelle je suis tombé. C’est la boulangerie du village. Si je reste encore quelques heures, j’entendrai le boulanger se lever de son lit, se laver le visage et les mains, faire chauffer son four, enfourner le pain et préparer pâtes et pâtisseries. Un doux fumet s'élèverait dans le airs, réveillant petit à petit le village aux aurores, installant une ambiance chaleureuse de conte de fées.

Malheureusement, nous ne sommes pas dans un conte de fées. Je me suis réveillé trop tôt, je ne pourrais pas apprécier cette odeur aujourd’hui, ni négocier pour tenter de récupérer un bout de brioche de la veille. Non, cette fois, je rentre bredouille en traînant les pieds dans la poudreuse épaisse. L’orphelinat est un peu en retrait de la ville, si bien qu’ils faut suivre la route traversant une minuscule forêt de sapins en essayant de ne pas se faire renverser par un sanglier à cette heure-là de la nuit.

Quand j’arrive devant l’immense grillage, il est tellement gelé que j’ai peur d’y laisser un doigt en le touchant. Je le savais, j’aurais dû prendre mes gants. Je décide donc de passer plutôt par-dessus le mur en pierre que la grille, même s’il est plus difficile à escalader. Je glisse et dois m’y reprendre à plusieurs reprises, foutue neige, et fichu lierre. Une fois devant l’épaisse porte en bois, je prie pour qu’elle ne se bloque pas à cause de l'humidité, et la pousse de toutes mes forces. Elle s’ouvre ! Je ralentis mon geste pour limiter le moindre bruit, et entre à pas de loups dans l’antre du diable.

J’entends un son derrière moi, je sursaute et me cache derrière le porte-manteaux dans l’entrée. Mais il ne se passe plus rien. Ça devait être une planche qui a grincé. Je me dirige vers les escaliers sur la pointe des pieds, mais cette fois, un brouhaha me parvient. Un bruit sourd qui pourrait s’entendre depuis l’autre bout du village, différentes tonalités s’y mêlent, différents rythmes aussi. On dirait le tumulte qui se crée lorsque tous les enfants mangent ensemble.

Je me détourne des escaliers pour traverser la cuisine et arriver dans la cantine. A ma grande surprise, les orphelins sont tous réunis, et mangent joyeusement ensemble. Je remarque la petite Johanna, qui tend son assiette pour prendre une deuxième portion de purée. Sur la table derrière elle, Maxime et Martin se chamaillent encore pour savoir lequel sera capable de manger le plus de saucisses. A côté d’eux, l’éducateur Mathieu accourt pour leur demander de se calmer, mais il glisse sur des petits pois et finit les fesses par terre. Rire général. Il n’est pas prêt d’oublier cette humiliation. Bien fait pour lui.

Je m’avance d’un pas ou deux. Quelques regards se tournent vers moi avant de fuir dans la direction opposée. Ceux-là doivent penser que je suis en retard parce que je me suis encore fait punir.

Je tourne la tête vers la fenêtre. Comme je m’y attendais, le ciel est d’un noir profond et la lune illumine la pièce. Quand mon regard se pose à nouveau sur la cantine, tout a disparu : les enfants, le brouhaha, les petits pois par terre. Un mince rai de lumière caresse la table face à moi. Je distingue à peine la séparation des planches en bois. Une chouette hulule à l’extérieur. J’ai la tête qui tourne. Je m'assois par terre, le sol est frais, c’est relaxant. Je dois probablement être très fatigué. Dormir quelques heures dans mon lit ne me ferait pas de mal.

Je me lève et court en direction de ma chambre, au deuxième étage, tout au bout du couloir. Tant pis si j’ai réveillé quelqu’un, je dirai que c’était un chat.

***

Quand j’ouvre les yeux cette fois-ci, la lumière du Soleil s’écrase sur moi et me fait regretter mon action. Même si celui d’hiver est plus léger, il me fait l’effet d’une pile électrique qu’on m’aurait fait manger. Le temps de m’asseoir et de m’étirer, je viens de remarquer quelque chose : l’orphelinat n’est pas silencieux. Loin de là. Est-ce l’heure du petit déjeuner ?

Je me lève rapidement et balance mon pyjamas par terre avant d’enfiler une chemise propre et un pantalon pas trop sale. Je saute dans mes pantoufles et dévale les marches quatre par quatre. Apparemment, je ne suis pas tellement en retard, car beaucoup d’enfants ne sont pas là. Heureusement, la vieille Bressart n’est pas là, elle doit sûrement manger dans sa chambre, loin de toute cette cacophonie entre cris d’enfants et bruits de bouches.

Je prends une assiette et m'assois discrètement sur la table abandonnée dans l’angle de la salle. Elle est bancale, présente un énorme trou au milieu et n’est entourée que d’un seul banc. Elle me convient parfaitement. Un cuisinier semble hésiter à s’approcher. Il s’appelle Nicolas, je crois. Un petit nouveau, arrivé il y a quelques jours à peine. Il semble toujours perdu, comme s’il ne savait jamais ce qu’il devait faire. Pour couper court à ses pensées qui semblent tourner aussi vite que les roues de son chariot, je me lève avec mon assiette et lui arrache la louche des mains. Je ne regarde même pas ce que je dépose dans mon assiette, à quoi bon ? De toute manière, rien n’est bon ici.

Je fais demi-tour et retourne m’asseoir à ma table isolée, dans mon coin. Fourchette en main, j’analyse finalement le contenu de mon assiette : purée, saucisses et petits pois. Je prends une portion de purée, mais je n’ai pas le temps d’apporter la fourchette jusqu’à ma bouche qu’un bruit s'élève au-dessus du chahut et attire mon attention : Maxime et Martin se chamaillent encore. Ils se hurlent dessus, dans peu de temps, ils commenceront sûrement à se frapper. L’éducateur Mathieu vient de faire une sublime chute.

J’ai l’impression d’avoir déjà vécu cette scène… Mais c’est impossible, je suis bien incapable de remonter dans le passé, et encore moins de prédire l’avenir ! Alors, j’enfourne cette fourchette de purée dans ma bouche et grimace tant c’est salé. L’impression de déjà-vu s’envole aussi vite qu’elle est arrivée, et l’éducateur Mathieu quitte la salle du plus vite que ses jambes le peuvent. Quelques petits pois continuent de rouler par terre, longent les bancs et se faufilent entre les nombreux pieds, jusqu’à ce que l’un de la bande s’écrase contre des mocassins reconnaissables entre mille.

Madame Bressart vient d’entrer dans la cantine. Comme si la foudre avait frappé les enfants, tous se taisent instantanément et se repositionnent sur leurs bancs. Les mains soigneusement posées sur la table, empoignant leurs couverts, encadrant leurs assiettes, les yeux rivés sur leurs genoux. On peut entendre les mouches voler, le vent siffler, Madame Bressart respirer.

Elle avance de quelques pas, scrute les visages des enfants turbulents, se demande s’il n’est pas trop tôt pour sortir son fouet de poche. Après tout, il n’est jamais ni trop tôt, ni trop tard, avec elle. Et il n’y a jamais de raison suffisamment bonne pour obtenir une réduction de peine. Elle fait encore un pas de plus. Les mains croisées derrière son dos, elle fait subitement demi-tour sur elle-même. Ses talons crissent sur le sol. A quelques centimètres de là gît un tas de purée, parsemé de petits pois et entouré de saucisses trop grillées. Ses yeux vagabondent de visage en visage. Ses sourcils se froncent jusqu’à son vilain nez crochu. Ses lèvres sont pincées.

C’est sûr, elle est contrariée. Mais pourquoi ? Ça n’est pas une habituelle bataille d’enfant et une chute d’un membre du personnel qui la mettrait en rogne à ce point. Il y a autre chose, et elle voudra certainement passer sa colère sur moi. Depuis la semaine dernière, elle doit être en manque.

Elle continue d’observer les enfants présents dans la cantine. Personne n’ose bouger les yeux ou dire un mot, voire souffler pour reprendre la respiration. Finalement, les yeux du vautour se posent sur moi. Je sais qu’elle m’a vu, elle m’a fixé pendant plus de cinq secondes. Un temps bien plus long que pour n’importe qui d’autre. Je devrais commencer à serrer les dents, je sens déjà le fouet me mordre le dos.

Finalement, madame Bressart fait claquer sa langue contre son palais et retourne sur ses pas. Aussi rapidement qu’elle a fait irruption, elle s’est échappée, les mains toujours croisées dans son dos. Je la regarde partir sans broncher, comme tous les autres orphelins. Décidément, je crois que je ne la comprendrai jamais.

Alors que je commence à me lever pour sortir de table, une fille s’installe face à moi. Elle est trop petite pour monter sur le banc sans s’y reprendre à trois fois. Elle tortille ses fesses jusqu’à ce que ses pieds ne touchent plus le sol. Elle doit lever les bras bien trop haut pour pouvoir les poser sur la table et apercevoir le contenu de son assiette. D’ailleurs, quand a-t-elle posé son assiette ici ? Est-ce moi qui ai pris sa place sans m’en rendre compte ?

Elle ne semble pas avoir envie de parler. Elle m’observe. Je crois qu’elle m’étudie, comme une humain serait intrigué par le comportement de n’importe quel animal, ou celui de madame Bressart. Cependant, il n’y a aucune crainte dans son regard, aucun jugement malveillant, aucune peur infondée. Un sourire illumine soudainement ses lèvres, et un petit pois chute de sa bouche.

« Bonjour ! » lance-t-elle soudainement. « Je m’appelle Clara, j’ai six ans ! Tu veux jouer avec moi demain ? Je ne connais personne ici, et ils font tous peur… »

Elle est insouciante. Mignonne, mais insouciante. Elle ne devrait pas me dire, à moi, que les autres font peur. Ais-je l’air plus normal que les autres à ses yeux ? Tout ce qu’il y a d’étrange chez elle sont ses cheveux blonds quasi blancs, et malgré le nombre incalculable de rubans, ses bouclettes s’éparpillent dans tous les sens.

Demain, les éducateurs ont organisé un immense jeu de piste, et ils demandent aux enfants d’y participer par binôme, au cas-où il y ait un problème. J’avais prévu d’aller me cacher au fond d’une grotte toute la journée, mais la perspective de la passer avec Clara m’enchante bien plus que je ne veux le croire.

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