3. Que la partie commence

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Il sont 510, la nuit du 11 au 12 février, à s’endormir avec la boule au ventre. Certains refusent même de se laisser tomber dans les bras de Morphée et luttent contre le sommeil, persuadés de ne pas se réveiller indemnes le lendemain. Cependant, par un miracle inexpliqué, chaque enfant s’endort avant que minuit ne sonne dans le pays où ils vivent. Judith et Kamil font parti de ces 510 adolescents.

Judith est allongée sur son lit, les yeux qui papillonnent et les lèvres sèches. Elle essuie son front avec le dos de sa main et la ramène devant ses yeux mouillée par la sueur. La prise de sang du lendemain la glace d’effroi, mais ce pressentiment que quelque chose d’encore plus terrible va se produire est bien pire. Une peur telle qu’elle n’en a jamais connue lui tord les entrailles, mais, en se concentrant bien, elle détecte un étrange sentiment qui se mêle à cette terreur abominable. De l’excitation.

Elle s’enroule sur elle même, comme un bébé recroquevillé dans le ventre de sa mère, et enfouit son visage entre ses genoux. Ses longs cheveux châtains s’emmêlent et semblent l’étouffer. Elle ferme les yeux, et très rapidement, le noir, la fatigue et le chant de la pluie sur la fenêtre de sa lucarne finissent par avoir raison de son entêtement. Elle s’endort.

Kamil se tourne et se retourne dans son lit trop petit pour lui. Dehors, la neige semble tomber et s’entasser sans fin, tandis que la lune brille de toute sa splendeur. Pour une fois, il n’a pas envie de se faufiler par la fenêtre pour se réveiller le lendemain à la belle étoile. Pour la première fois de sa vie, il se sent à sa place dans cet orphelinat.

Les bruits de pas des surveillants et les cris des enfants bercent sa soirée, installant une ambiance étrangement chaleureuse. Une promesse l’attend demain, et Kamil ne la briserait pour rien au monde. Soulagé, il enfile son bonnet, croise les pieds sans se rendre compte qu’une chaussette lui manque, et ramène la couverture au niveau de son nez. Il s’endort.

Les 510 enfants du diable s’endorment.

Lorsqu’ils se réveillent, c’est en étant certains de rouvrir les yeux sur le plafond de la pièce dans laquelle ils se sont endormis. Pourtant, les voilà dans un amphithéâtre qu’on pourrait voir dans n’importe quelle école supérieure. Trois rangées de longues tables de quinze places séparées par deux escaliers et qui montent sur plusieurs étages. Les chaises sont en bois vernis, avec des pieds en métal vert et des dossiers dégradés. Des rayures et des inscriptions sont incrustées sur les tables, des murmures parcourent les allées, mais pourtant, la situation n’a rien à voir avec un cours classique en faculté.

En se tournant face à son voisin de droite, Kamil a un mouvement de recul : Ce n’est qu’une ombre. La silhouette d’un être humain sans traits précis. Un peu comme un mannequin de fumée noire. Impossible de deviner qui se cache derrière cette image. Judith, le fameux individu mystère à ses côtés ne voit pas non plus le visage de Kamil. Elle perçoit cette même forme brumeuse humaine sans visage. Chacun avance leur main vers l’autre, presque dans un mouvement synchronisé. Au moment où leurs doigts vont s’effleurer, un homme entre dans la salle. Un silence s’installe dans la pièce, aussi glacial que le courant d’air qui vient de se faufiler depuis la porte ouverte par l’inconnu.

« Bonjour à tous ! » s’exclame-t-il en déposant un parapluie mouillé sur le bord de son bureau.

Il retire son manteau noir qui goutte au sol et le pose soigneusement sur le dossier de sa chaise. Puis il se tourne face aux 510 enfants en souriant malicieusement.

« Je suis ravi de faire votre connaissance, susurre-t-il. J’imagine votre confusion, voire votre inquiétude, mais ne vous en faites pas et laissez-moi vous expliquer.

« Tous ici, avez un point commun qui vous démarque de votre famille, de vos amis, des autres humains. Vous êtes ceux qu’on appelle les enfants du diable, aux yeux jaunes aussi terrifiants que votre naissance a été intrigante. Si un jour j’avais su que les humains, de par sa peur exacerbée de l’étranger, vous aurait donné ce titre, j’aurais trouvé un moyen de vous créer sans ces pupilles scintillantes. »

Aussitôt les silhouettes nuageuses prennent la parole dans le confus le plus total. Des langues du quatre coins du globe se mélangent en créant une cacophonie insupportable. L’homme au parapluie fronce les sourcils et réclame le silence d’une voix calme mais qui en dit long sur sa patience. Celle-ci porte jusqu’au siège le plus haut de l’amphithéâtre, sans pour autant être criée, elle résonne sur les quatre murs. L’inconnu s’appuie sur le bureau de ses mains dans un geste aussi gracieux que terrifiant. L’auditoire se tait, abasourdi, et désireux d’entendre la suite.

« Mes enfants. S’il y a bien une vérité dans cette histoire, c’est que vous êtes les enfants du diable. Vous êtes mes enfants. Et vous êtes sublimes.

« Vos yeux n’ont pas d’étrange que leur couleur, ils apportent deux choses à chacun. La première, c’est un petit cadeau offert par papa. Chacun d’entre vous l’a sûrement déjà remarqué, mais vous possédez tous un don unique, qui vous rend spécial. Certains en ont eu peur, d’autres l’ont totalement assimilés, mais certains restent persuadés qu’il s’agissait d’un rêve. Eh bien, réveillez-vous, mes enfants, car ceci n’est pas un rêve.

« La deuxième vous sera fort utile pour les dix années à venir. Voyez-vous, je cherche un successeur pour mon dur métier de diable. Et qui puis-je trouver de meilleur que l’un de mes propres enfants ? Vous êtes 510 aujourd’hui, mais dans dix ans, un seul restera et trônera à ma place, héritant de mon titre et de mes privilèges. Immortalité, pouvoir, et droit de vie ou de mort .

« Pour cela, rien de plus simple : il vous suffit de survivre à vos frères et sœurs. Bien sûr, vous pouvez pour cela utiliser votre deuxième aptitude : vous pouvez gagner des jours en les volant à d’autres personnes, par un contact physique, ou par un cadeau. Plus celui-ci est apprécié par la personne, et plus vous pourrez lui voler de jours. Si vous parvenez à récolter l’équivalent de 70 vies, je vous offrirai un vœu. Mais attention ! Il vous est impossible de voler des jours à votre fratrie, ça serait de la triche. »

Le diable se relève et affiche un air sérieux, presque colérique. Il baisse le ton de sa voix et reprend son discours.

« Un autre type de triche serait d’avertir vos amis, votre… « famille ». Je hais la triche. S’il vous vient à l’idée de parler de votre succession à qui que ce soit, vous verrez vos alliés disparaître subitement. J’ai de toute manière pris les mesures nécessaires pour que tout autre type de communication avec votre entourage soit impossible. Libre à vous de me tester, moi et la véracité de mes propos, mais ne soyez pas mauvais joueur : je vous aurais prévenus ! »

Après cet avertissement, il sourit de toutes des dents et écarte les bras en l’air, comme un enfant excité par un jeu.

« Mes chers enfants, prenez soin de vous. Que la partie commence ! »

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