1. Judith, J-7

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Aujourd’hui il va pleuvoir, j’en suis certaine. De lourds nuages gris s'amoncellent dans le ciel, ne laissant pas un seul interstice pour permettre ne serait-ce qu’au plus petit des rayons de soleil de passer. Une goutte s’écrase contre ma lucarne confirmant mes dires, très vite suivie pas d’autres qui explosent contre la vitre sale.

C’est parfait. Demain, les rues grouilleront de flaques desquelles je pourrai tirer des images surnaturelles comme celle qui trône sur mon bureau : une libellule au bord de l’eau qui s’étale sur un trottoir, presque comme en équilibre sur une feuille morte. Autour, les passants déambulent mais on ne voit d’eux que leurs jambes en jeans ou en pantalon de costume.

J’allume mon téléphone et capture rapidement la vision furtive d’une très jolie symétrie. Celle des sillons de gouttes le long de ma fenêtre. La pluie devient agressive et, bientôt, cette harmonie est noyée dans un courant féroce. Le bruit apaisant, comme un tambourin, me fait fermer les yeux l’espace d’un instant.

Depuis le premier étage, la voix de ma mère est faible mais j’entends malgré tout les remontrances qu’elle adresse à mon frère cadet, Bazile. Du haut de ses dix ans, il aime semer le chaos dans nos vies par des caprices de plus en plus fréquents. Avec ses yeux azur, ses mèches claires et son habilité à mimer l’innocence à la perfection, le premier inconnu verrait en lui la réincarnation d’un ange. Je le connais cependant mieux que n’importe qui. Ce visage n’est qu’une façade, un masque grossièrement enfilé pour moi.

Il n’est pas foncièrement méchant pour autant mais simplement taquin et parfois à la limite du vicieux. Un véritable maître de la sournoiserie et de la supercherie à la manière de Loki, le dieu nordique dont le principal pouvoir est de mentir et de duper les autres.

La mythologie, une passion qui occupe une place dans mon cœur presque au même titre que la photographie. Depuis toute petite en fait, l’Histoire m’intrigue, me passionne, m’obsède. Cette longue frise parsemée par des évènements comme des couronnements, des guerres, des découvertes, des révolutions. Ce fil interminable sur lequel des hommes et des femmes ont marché, le marquant plus ou moins par leurs actes et leurs paroles.

Chaque seconde, des individus voient le jour. Certains mourront jeunes mais d’autres auront une vie si remplie qu’elle en vaudrait six autres moins fournies. J’aimerais avoir le pouvoir de tous les connaître, ces inconnus qui apportent pourtant leur pierre à l’Histoire de l’Humanité. J’aimerais posséder une boule de cristal qui me permettrait de les observer. Comme un passionné d’insectes qui se prendrait d'intérêt pour une fourmilière pendant des heures, je me pencherais sur l’Humanité pendant des millénaires pour assister à l’évolution. Comme un spectateur devant une pièce de théâtre, je serais celle qui sait tout de tous les personnages. Comme un dieu face à l’Histoire, je serais l’être avec cette sagesse infinie, sculptée et forgée par les expériences auxquelles j’aurais assistées.

Je cherche la connaissance sur l’Homme.

Perdue dans mes pensées farfelues mais sincères, les yeux rivés sur la lucarne bombardée par un ciel presque orageux, j’entends mon prénom entre les claquements de la pluie et sors de ma chambre. Aussitôt dans le couloir, une douce odeur, mélange d’épices et de gratiné, se faufile entre mes narines. Elle dissimule celle que j’apprécie tout autant : le parfum embaumant de ma mère et l’odeur naturelle de notre appartement.

En me tournant pour me diriger vers les escaliers en colimaçon, je me retrouve nez-à-nez avec une jeune fille et sursaute. Cette fichue porte vitrée toujours ouverte est si minutieusement nettoyée que l’on peut compter mes taches de rousseur ou encore les rayures de mes lunettes ovales.

Évidemment le premier élément que l’on note ce sont ces deux grands yeux lumineux. Deux yeux d’un jaune aussi pétillant que le rouge du sang est écarlate ou le blanc de la neige est éblouissant. Au collège, rien n’a été très facile pour moi à cause de ces deux pupilles étonnantes. Faire face à la bêtise des autres n’est pas chose aisée quand on se retrouve seule pour l’affronter. Au fil des premiers mois en sixième, la solitude était ma meilleure amie, ma compagne de récréation, et jusqu’à mon unique camarade de classe, celle qui s’asseyait à côté de moi.

Puis Léo est arrivé, ce garçon maladroit mais si affirmé lorsqu'il s'agit de prendre la parole ou de donner son opinion. La combinaison de ces deux aspects si peu complémentaires lui avait forgé durant son enfance un caractère très spécial mais qui a donné un cocktail unique. Léo, je l'ai rencontré à la cantine, le jour de la rentrée des vacances de Noël. Il venait d’emménager à Paris. C'est lui qui est venu vers moi plus précisément. Il a presque jeté son plateau face à moi, et a planté son regard marron dans le mien.

« C'est toi l'enfant du diable ? » a-t-il demandé d'une voix si forte que des dizaines de paires d'yeux et d'oreilles ont attrapé l'information au vol.

J'ai rigolé faiblement en gardant mes yeux rivés sur les siens. Un marron très clair, presque ambré. Pas question de me voiler la face.

« Je suis juste Judith, enchantée, ai-je répondu.

- Moi c'est Léo. Juste Léo » a-t-il étrangement insisté.

J'ai appris après le repas, lors du cours de français, que son nom complet était Léonard Vincent Paul St Honoré. J'ai alors rigolé à en perdre souffle en plein milieu de la classe ce qui m'a valu le regard noir de Léonard et une vingtaine d'autres amusés des autres élèves. Je n'étais plus la fille aux yeux effrayants, juste la loufoque un peu timbrée avec un physique en accord avec ce comportement inhabituel.

Tout allait bien dans le meilleur des mondes. Du moins dans ce monde, et je ne m'y suis jamais sentie à ma place.

Aujourd'hui, Léo est toujours cet ami bienveillant qui est là quelque soit l'ennui auquel je me trouve confronté. Il sait qu'il peut également compter sur moi. En quatrième, l'an dernier, lors de la classe verte, il s'est tout simplement perdu en forêt à force de faire le malin avec sa carte. Le plus benêt des enfants de dix ans aurait pu se retrouver mais Léo s'était tellement enfoncé dans la forêt, qu'il n'est pas arrivé à destination. A dix-huit heures, je suis partie à sa recherche, uniquement pourvue d'une prétention arrogante et d'une certitude énigmatique : je pouvais le retrouver. J'ai fait défaut à mon groupe et j'ai filé à l'anglaise.

C'est étrange à dire, mais ce sont les animaux qui m'ont aidé à le trouver. J'en suis persuadée. Je marchais à la recherche de mon ami quand un serpent est passé à quelques centimètres de mon pied. Mon cri aurait pu réveiller un mort, et, au lieu de fuir, le serpent est devenu menaçant. J’ai senti pourtant que ce n’était pas le comportement d’un animal dangereux mais d’un animal qui avait peur, et, instinctivement, je lui ai demandé de s’en aller car je n’avais pas de temps à perdre. Au lieu de cela il m’a demandé pourquoi. J’ai bondi de stupeur mais, de manière naturelle comme si je l’avais déjà fait, je lui ai expliqué la raison. “Mais je l’ai vu ce jeune homme !” s’est exclamé le reptile. Du moins ai-je compris. Après des demandes insistantes, il m’a emmenée en soupirant jusqu’à Léo.

Je ne l'ai raconté à personne, pas même à Léo lorsque je l'ai retrouvé, en train de dresser un stupide feu de bois qui s'écroulait sans cesse.

« J'allais chasser et faire cuire mon gibier. » s'est-il vanté en me voyant surgir, le torse bombé.

Un sacré numéro ce Léo. Le meilleur ami que je puisse avoir. En fait actuellement et depuis toujours, le seul.

Je ne lui ai cependant jamais confié ses étranges aptitudes que je me suis découvertes : Outre le fait de pouvoir approcher des animaux sauvages, il me semble les comprendre. Je ne les entends pas discuter distinctement comme j'arrive à entendre mes parents ou qui que ce soit parler. Ce n'est pas non plus comme le rugissement de la foudre, le ruissellement de l'eau, ou même le souffle du vent. Ces messages que je capte et que je traduis sont comme des émotions. Je les sens, c'est tout.

Lorsque notre chienne Muse est tombée malade il y a quelques mois, j’étais persuadée de l’entendre appeler à l’aide le soir. Pas en couinant ou gémissant comme un chiot le ferait, comme n’importe qui pourrait entendre un chiot le faire. Non je savais où elle avait mal car elle me le confiait. Je savais ce qu’elle voulait faire avant son départ car elle me le demandait. Et surtout, lorsque je lui partageais mes préoccupations, mes pensées, mes soucis, elle restait à mes côtés et me fixait comme un être humain qui en écoute un autre. Et ce jusqu’à la fin.

« Je n’ai jamais vu mes animaux aussi calmes que quand tu leur parles, tu les captives. Tu as un vrai talent ! » avait pour habitude de dire le vétérinaire chez qui nous allions.

Il était loin de la vérité.

C'est comme ça que je me suis liée d'amitié avec ces oiseaux qui viennent manger à ma fenêtre le soir. Des pigeons, des oisillons, et même parfois ces chauves-souris qui volent aux alentours.

Je n'ai jamais cherché à savoir pourquoi. Pourquoi je suis dotée de ce don qui pourrait faire de moi un animal de foire, un cobaye d'expérience, un sujet de recherches. Les questions sont venues naturellement et ont très rapidement envahi mon cerveau sans le quitter, à le harceler nuit et jour sans me laisser un instant de répit. Mais je les ai ignorées en profitant de ce cadeau de la vie, peut-être du destin ou d'une quelconque mutation.

Cette rumeur des enfants du diable, je l'ai occultée volontairement de ma mémoire avec plus ou moins de succès. Ce pouvoir de communication, je l'ai préservé et entretenu précieusement sans en toucher un seul mot à qui que ce soit. J'ai laissé ce qui était un poids pour mon avenir derrière moi et j'ai conservé ce qui pouvait me soulever non loin de moi, à tout instant accessible.

Mais j'ai cette désagréable impression que je ne pourrai pas échapper bien longtemps à ces éléments que j'essaie d'écarter de ma vie. Ils reviendront un jour, comme l'eau que l'on jette à la mer et qui revient sous forme de pluie inonder les villages et détruire les maisons.

Je ne pourrai pas fuir éternellement la vérité.

***

Une fois en bas des escaliers, ma mère, le combiné du téléphone à la main, plaqué contre son oreille, m'indique d'un geste de la main de m'approcher. Debout face à la fenêtre du salon, elle observe la pluie et je décèle dans son regard un profond désir de pouvoir contrôler la météo et arrêter le déluge.

« Merci madame, oui, elle sera là. Au revoir. Vous également. »

Ma mère repose le combiné sur la table et se tourne vers moi. Si ces yeux pouvaient lancer des balles, mon corps en serait criblé et ne serait plus qu’une coquille de chair sans vie. Je connais pertinemment la raison de sa colère et je sais qu’il est vain d’essayer de la calmer.

« Je peux t’expliquer, je soupire en courbant l’échine à la manière de notre chat.

- Tu as sans doute une bonne explication, mais je n’ai pas le temps de l’entendre. J’ai un rendez-vous avec ton professeur principal pour l’orientation. Je sais que tu n’aimes pas ça, reprend-t-elle plus délicatement. Mais ce n’est qu’une simple prise de sang.

- Je ne peux pas…

- Je viendrai avec toi lundi prochain, me promet ma mère en enfilant son manteau. Ce n’est qu’un simple prélèvement de routine. Fais-moi confiance. Je dois filer mais il y a un gratin au four pour ce soir. Sois prudente en le sortant et régalez-vous. »

Ma mère se penche vers moi et m’embrasse rapidement sur le front. Elle sait que je déteste les contacts trop langoureux et se contente de ce simple baiser. J’entends la porte qui claque, les talons de ma mère qui tintent contre le carrelage des escaliers, et bientôt ne reste plus que la ventilation du four.

J’ai toujours détesté les rendez-vous médicaux. J’ai d’abord cru m’évanouir lorsque je suis entrée pour la première fois dans un cabinet de médecin. Mais j’ai compris ce que la peur était vraiment quand j’ai réellement perdu conscience lors de ma première prise de sang.

Le sang. J’en ai une peur bleue.

Chaque jour jusqu’à lundi prochain sera un jour d’attente infernale. La veille, je ne dormirai pas, et, sur le chemin pour le prélèvement, d’horribles nausées me tordront l’estomac accompagnées par un mal de crâne comme celui que j’avais le jour de la mort de Muse.

Lundi sera le pire jour de l’année. Ce sera aussi mon quinzième anniversaire. Chouette combinaison.

Cependant... Il n’y a pas que ça.

Le pressentiment que j’ai vis-à-vis de cette journée est bien pire que celui que j’ai généralement avant une prise de sang. Mon instinct me crie de trouver un moyen de l’éviter, mais le temps ne se contrôle pas. Je le sens, cette journée regorgera de surprises. Pas sûre qu’elles me plaisent...

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