Insomniaque (Alexis)

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L’appartement était plongé dans le silence, enveloppé par la pénombre. Il devait être deux heures du matin, si ce n’était plus. Je n’en savais trop rien en fait, juste que je ne ressentais ni l’envie, ni le besoin de dormir. Une banale insomnie comme j’avais l’habitude d’en faire depuis quelques temps maintenant. Sous mes pieds, le parquet en bois du salon craquait à chacun de mes pas, jusqu’à ce que j’atteigne la terrasse. Je jetai un dernier coup d’œil derrière moi, comme pour m’assurer que personne n’allait débarquer d’une seconde à l’autre et m’engueuler de faire le mur, mais je me heurtai au néant.

Une fois à l’extérieur, l’air cru m’agressa le visage d’un violent coup de poing, même en rabattant la capuche de mon sweat sur la tête. Je crachai une injure qui, instantanément, se transforma en une traînée de fumée, avant de se dissiper dans la nuit. Mes mains tremblaient. De froid, de colère. Dans l’une d’elle, des liasses de papiers que mes doigts serraient et desserraient au rythme de ma respiration ralentie par l’oxygène qui me brûlait les poumons.

Mon coup de gueule m’avait poussé à me retrancher dans « ma » chambre, où j’avais passé la soirée, puis une partie de la nuit, à gribouiller, esquisser, dessiner tout ce qui m’était passé par la tête, jusqu’à noircir le moindre recoin de feuille. J’avais répercuté ma rage sur chacun de mes tracés, m’évitant ainsi d’exploser une nouvelle fois comme une grenade dégoupillée qui menacerait de tout ravager sur son passage. J’avais aussi roulé en boule et déchiré des tonnes de papiers, cassé des mines, taillé des crayons au point de ne plus pouvoir les tenir, et fini par lâcher prise lorsqu’un début de tendinite m’avait ramené à la raison.

Et puis, j’avais réalisé

Comme si des doigts s’étaient lentement, dangereusement enroulés autour de mon cou, me comprimant la trachée, j’avais réalisé avec effroi que sur chacun de mes putains de dessins figurait encore et toujours la même personne : Tom. Oh, pas entièrement, mais un angle de sa mâchoire carrée par-là, une ébauche de ses yeux malicieux par-ci, ou encore la forme de sa bouche. À croire que j’avais gardé quelques-uns de ses traits en mémoire… Tout était profondément encré en moi.

Ça aurait dû me rendre complètement fou, j’aurais dû m’énerver pour la énième fois. J’aurais dû faire tellement de choses : grogner, jurer, hurler. Faire ressortir ce trop-plein d’émotions qui me labourait les entrailles. Mais à la place, j’avais ramassé toutes les feuilles une par une, aussi délicatement que possible, comme si elles pouvaient se froisser au moindre geste brusque. J’avais tout fait pour ne pas poser mes yeux sur ces croquis. Parce que… j’avais peur. Peur de ce que je pourrais faire. Peur de ce qu’il pourrait se passer. Peur de craquer. De flancher.

De sombrer dans cette folie qui m’agrippait déjà fermement le pied…

Alors, j’avais foncé jusqu’ici. Jusque dans le froid. Jusque dans la nuit, avec les étoiles comme seuls témoins. Saloperie d’astres qui brillaient de mille feux ! J’étais persuadé que quelque part, Cassiopée, Persée, ou même Orion me narguaient, mais lever les yeux au ciel m’était trop… éprouvant. Ça avait été notre délire, l’astronomie. Enfin, à Tom particulièrement. Moi, j’avais juste été le mec qui avait kiffé l’écouter causer de galaxie et autres trucs célestes pendant des heures, du crépuscule jusqu’à l’aube. Nos souvenirs étaient là-haut, regroupés dans ces constellations, et ils continuaient de scintiller malgré tout. Malgré les nuits d’orage, de cauchemars, ils étaient toujours là.

Et ils le resteront sans doute à jamais.

Je plongeai ma main dans ma poche pour en ressortir mon briquet, et, pour une rare fois, mon paquet de cigarettes ne suivit pas. Mon esprit était déjà suffisamment embrumé comme ça. Je me contentai simplement de provoquer la flamme, de la regarder s’agiter quelques instants, sa lueur aussi captivante que celle des étoiles. Soudain, elle parut m’apaiser, me réchauffer. Je ne tremblais plus. Dans cette obscurité terrifiante, je ne voyais plus que son éclat orangé danser.

Puis, lentement, elle vint lécher une feuille. D’abord un coin. Et très vite, la largeur, la longueur… Jusqu’à la dévorer entièrement. Mon cœur s’emballa, comme si on venait de me réanimer après un arrêt cardiaque. Je le sentais battre tellement fort que j’avais l’impression qu’il allait me perforer la poitrine d’un moment à l’autre. Il y avait aussi des milliers de choses qui s’étalaient dans mon esprit. Je revoyais, impuissant, le déroulement de cette relation qui m’avait laissé tant de marques indélébiles, de notre rencontre à notre rupture. Tout s'enchaînait à vive allure : des bribes de ce qui avait constitué notre histoire.

Le début.

La fin.

Et tout ce qui avait été détruit, réduit en cendres.

Tout comme ces vulgaires esquisses de Tom, dont il ne restait qu’un tas de poussières.

Le feu mourut dans un ultime souffle. Le spectacle s’acheva, faisant à nouveau place à la noirceur. Des frissons dévalèrent ma colonne vertébrale, jusqu’à recouvrir chaque parcelle de ma peau. Je frottai mes bras dans l’espoir de retrouver un semblant de chaleur, mais ça ne changea rien : j’étais retombé dans un puits glacial, sans fond. Je reniflai avec mépris et fis apparaître une nouvelle étincelle, d’un mouvement furtif du pouce. Comme la précédente et toutes les autres à venir, elle s’embrasa, s'enflamma vivement pour ce morceau de papier, qui se tordait de douleur, avant de se désagréger et disparaître à jamais.

Tandis qu’une larme se précipita le long de ma joue une fois à l’abri de ce halo de lumière, une question me brûlait l’esprit. Celle de savoir si, à l’autre bout de la terre, Tom souffrait lui aussi à ce point, consumé par une flamme dévastatrice ?

Au moins, j’avais encore une partie de la nuit et toute une pile de feuilles à calciner pour imaginer la réponse.

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