Le vieux fou de dessin (Lucas)

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La personne qui venait de franchir la porte n’était d’autre que mon ami Rickie, un habitué des lieux, qui s’installa directement au comptoir.

— Salut Lucas, comment ça va ce matin !

— Comme tu peux constater, c’est le rush ici. Mon balai me tient compagnie.

— Je vois ça. Je viens de croiser Eric à l’arrêt de bus, il l’a raté de peu. C’est Simone qui va faire la gueule.

— Il n’avait qu'à ne pas me lire mon horoscope.

— Tu vas y avoir droit jusqu’à la fin de tes jours, ou quoi ?

— Vu comment c’est parti, je crois bien. Un café ?

— Ouais, s’il te plaît.

— Allez, montre moi comme elle est belle.

Rickie rougit. Il se mit de profil et attendit mon verdict. Je le fis mariner quelques secondes avant de le lui donner.

— Et bien, mon cher Rickie, cette boucle d’oreille te va très bien. Elle est discrète et en même temps, avec tes cheveux attachés en queue de cheval, on la remarque très bien. Ça te donne beaucoup de sex appeal.

Il rougit doublement à mon compliment qu’il savait sincère. Une façon aussi de lui remonter le moral, après son dernier échec amoureux.

— Tu as bien fait de sauter le pas. C’est Romuald qui t’a percé ?

— J’ai fait ça hier après le boulot, j’avais pris rendez-vous avec lui, comme tu m’a conseillé. Je savais pas qu’il était aussi canon. J'étais encore plus fébrile.

— T’as senti quelque chose ?

— Il m’a tout de suite rassuré en me disant que ça faisait aussi mal que lorsqu’on t’arrache un poil de cul.

C’était tout à fait le genre de propos que pouvait tenir Romuald pour détendre sa clientèle.

— Il a été très doux, mais j’ai cru que j’allais m’évanouir. Romuald se marrait. Je ne savais plus où me mettre. Il était à la limite de me donner un bonbon pour me consoler.

— Tu n’exagères pas un peu ? C’est pas toi qui m’a encore dit, ne serait-ce que la semaine dernière, vouloir te faire faire un tatouage au bras. J’ose à peine imaginer ! Dis-moi si je dois prévoir le brancard.

Je déposais sa tasse de café devant lui.

— Ouais, t’as raison, mais je trouve tellement classe un tatouage. Je suis en train d’y réfléchir sérieusement. Mais vu le prix que ça coûte… Je voulais m’offrir ça avec une partie de l’argent que j’ai mis de côté depuis que je suis à l’imprimerie. Et dire que mon apprentissage vient de se terminer. Un an, ça passe tellement vite ! Je suis trop content de continuer à travailler pour René, dit-il en prenant une première gorgée.

Je lui souris. Rickie avait commencé à fréquenter le Petit Marcel alors qu’il débutait tout juste à travailler chez René Odin, une imprimerie de la ville. Chétif et pas du tout sûr de lui, il avait beaucoup changé depuis. L’inquiétude dans son regard que je voyais souvent me peinait, mais il avait gagné en confiance. Il n’avait pas conscience de la force qui le portait chaque jour. Sans compter son ogre de père qui ne lui facilitait pas les choses. Rickie était pour moi un des miroirs dans lequel je pouvais me reconnaître facilement, même si nous étions très différents par ailleurs.

— Tu as été te renseigner chez le tatoueur qui est en bas de la rue ?

— J’y suis passé plein de fois, mais j’ai jamais osé entrer. Tu verrais le genre de personnes qui franchissent la porte. Certains sont tatoués de partout. Ils me foutent les jetons !

— Pas de préjugés ici, monsieur ! répondis-je avec un clin d'œil. Et en même temps, ce genre de mec, comme tu dis, t’attire, pas vrai ?

— Et toi, hein ? Ça te dirait pas un tatouage ? Ça t'irait bien, j’en suis sûr.

— Jamais de la vie. Comme toi, j’aurais trop peur d’avoir mal.

— Ah, ah, ah. je t’aurais cru plus courageux que ça. Un beau tatouage au bras à notre serveur préféré et plus aucun garçon ne résistera à ton charme !

— Ah, non, tu ne vas pas t’y mettre aussi !

— Pourquoi tu dis ça ?

— Pour rien, laisse tomber. Attends, deux secondes, je vais prendre la commande de ces deux là.

Un couple d’étudiants venaient de s’installer à une table. Après leur avoir servi leur chocolat chaud, je revins derrière mon comptoir.

— Bon, allez, je me sauve, Lucas. J’ai plein de trucs à faire à la maison. Et les prochains jours risquent d’être bien chargés. Mon patron est dans tous ces états. C’est cette semaine que doit arriver le vieux japonais. Il a la réputation de n’être pas très affable et surtout très pointilleux. Il va vouloir vérifier chaque impression dans les moindres détails.

Il me fallut quelques instants pour me rappeler de quoi il parlait.

— Tu dois être impatient, toi aussi, non ?

— Plus qu’impatient à vrai dire. René a bien insisté auprès de tous à l’imprimerie. C’est une grande chance pour nous de pouvoir imprimer ce genre de bouquins….Il me tuerait s’il m’entendait parler comme ça. C’est pas un simple bouquin, mais un livre d’art. L’art de l’estampe japonaise au temps d’Hokusaï, s’il vous plaît.

— C’est qui celui-là ?

— Je suis allé faire des recherches à la bibliothèque, tu penses bien. C’était un peintre, un dessinateur et un graveur japonais du 18ème siècle. On l’appelait le Vieux fou de dessin.

C’était toujours un plaisir de voir ses yeux passionnés quand il parlait de son travail.

— Tu m’en diras tant ! Et il a fait quoi, il est connu ?

— Très ! Il est célèbre pour sa série des trente six vues du mont Fuji. Il a aussi peint des paysages de cascades et des chutes d’eau de différentes provinces japonaises. C’est très beau et poétique à la fois. Je serais curieux d’avoir ton avis.

Soudain, la tasse de café que je tenais à la main m’échappa et explosa au sol. De violents flashs de rage et de tristesse surgirent de ma mémoire, me ramenant à l’été mes dix sept ans. Des images sombres et déchirantes de tempête défilaient au ralenti devant moi. Alexandre, toujours lui. Je savais que j’étais en train de trembler. Impossible de me contrôler.

— Putain, Lucas, qu’est-ce qui t’arrive ? Ça va pas ?

Non, ça n’allait pas. Mais vraiment pas. Mon cœur battait à tout rompre. Il était en état d’alerte maximum. La plaie s’était rouverte sans crier gare. Et si je ne faisais pas quelque chose tout de suite, ce cri béant de détresse et de regret qui ne demandait qu’à sortir, allait surgir sans garde fou d’une seconde à l’autre. Mes paupières se fermèrent comme pour couper ce lien maléfique avec mon passé. Je sentis deux mains fermes me cramponner et me faire asseoir sur un tabouret. Je m’exécutais sans rien dire. Je finis par ouvrir de nouveau les yeux. Ma vision se troubla quelques instants avant de revenir claire.

— Lucas, regarde-moi, combien j’ai de doigts ? Réponds-moi.

— Neuf. Non, mais ça va, Rickie, ça va…

— Il se fout de ma gueule, en plus.

Je réussis à me reprendre.

— Allez file, sinon, comme Eric, tu vas louper ton bus.

— Mais on s’en fout de mon bus, je prendrais le prochain. T’es tout blanc ! Dis-moi ce qui se passe, bon sang !!!

Je ne sus pas si c’était la froideur que Rickie lu dans mon regard ou bien le fait qu’il soit rassuré de me voir me lever pour aller servir de nouveaux clients, mais à mon grand soulagement, il n’insista pas. Il me salua timidement. Je répondis par un semblant de sourire. Même si je m’en voulais déjà, je n’avais pas la force de faire davantage.

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