L'horoscope du jour (Lucas)

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It doesn't hurt me…Yeah, yeah, yo

Do you wanna feel how it feels?...Yeah, yeah, yo

Do you wanna know, know that it doesn't hurt me?...Yeah, yeah, yo

Do you wanna hear about the deal that I'm makin'?...Yeah, yeah, yo

J’essuyais tranquillement une série de verres posés sur le comptoir, au rythme de cette chanson qui passait déjà pour la troisième fois de la matinée. Je regardais sans le vouloir, Eric, et son éternel visage tranquille. Il venait tous les matins, ou presque, boire son café et lire le journal, avant d'aller s'occuper de sa mère à l’autre bout de la ville. Il était donc assis au fond du bar comme à son habitude, le journal à présent posé bien à plat devant lui pour découvrir son horoscope, et cela, avec la plus grande attention. Je savais qu’une fois encore, je n’échapperais pas au mien qu’il prendrait plaisir à me lire. Aujourd’hui, il avait l’air satisfait, ce qui m’éviterait une longue tirade de récriminations auprès de Madame Soleil. Il ne tarda pas à regarder sa montre et s’étonna de l’heure déjà avancée, qui allait le mettre en retard.

— Tu t’en vas déjà, Eric ?

— Hé oui, mon cher Lucas, sinon je vais encore rater mon bus et arriver à la bourre chez Simone. Tu la connais, avec elle, il vaut mieux être à l’heure ! Sinon…

J’opinais du chef d’un air entendu. À force d’entendre parler d’elle en des termes pas toujours très élogieux, j’en aurais presque été curieux de la rencontrer pour me faire ma propre opinion. La pauvre semblait cumuler tous les défauts de la terre. J’avais envie de croire qu’il exagérait.

— Mais avant de partir, j’ai juste le temps de te lire ton horoscope, tu veux ?

— Allez, vas-y, je t’écoute.

— Alors… Voyons voir ça… Capricorne. Travail : vous viendrez à bout des difficultés, commença-t-il fièrement.

— Je viens d’essuyer tous mes verres… C’est bon signe, non ?

Il me regarda, essayant de saisir mon ironie, en vain.

— Amour : votre charme fera bien des envieux. Tiens, tiens, intéressant.

— Désolé, Eric, point de rendez-vous galant en vue.

— La journée commence juste, ne désespérons pas. Santé : vous avez besoin de vous changer les idées. Hé hé hé, avec une jeune demoiselle, par exemple.

Comment lui expliquer une bonne fois pour toutes que les filles n’étaient pas du tout mon truc, du moins en ce qui concernait l’amour. Je me demandais encore comment il restait aveugle à certains couples de garçons qui ne se cachaient pas de tenir la main ou même de s’embrasser devant tout le monde. Du moins ici, au Petit Marcel, un havre de paix et de tolérance pour beaucoup.

— Sincèrement, je ne crois pas. Mais si ça arrive, je te fais signe !

— Un si beau gaillard, comme toi, je ne comprends pas ! Vingt ans, c’est le plus bel âge ! Alors, profites-en !

Mon client approchait la quarantaine et pas une seule fois, en trois années que je travaillais ici, je ne l’avais vu au bras d’une fille ou même entendu évoqu un embryon d'idylle. À croire que Simone resterait pour toujours la seule femme de sa vie, car je ne le soupçonnais pas non plus d’avoir des préférences contre-nature, comme se tuaient à penser certains, dont l’ouverture d’esprit était encore limitée.

— Déjà 21 ans, Eric ! Promis, cette année, je m’y mets à fond.

Il me sourit, rassuré.

— Et bien, à demain, jeune homme !

— À demain, Eric.

Jetant mon torchon sur mon épaule, je montais légèrement le son du poste de radio pour savourer Running up that hill.

You don't wanna hurt me…Yeah, yeah, yo

But see how deep the bullet lies…Yeah, yeah, yo

Unaware, I'm tearin' you asunder…Yeah, yeah, yo

Oh, there is thunder in our hearts…Yeah, yeah, yo

Is there so much hate for the ones we love?...Yeah, yeah, yo

Oh, tell me, we both matter, don't we?...Yeah, yeah, yo

Je me mis à fredonner les paroles sans en comprendre véritablement toutes les subtilités. Peu importe, une histoire d’amour, son intensité, la peur de faire mal, tout ça me parlait que trop bien, à croire même que j’étais abonné à la formule. Le balai posé dans le coin du comptoir était en train de me faire de l'œil. Il évita à mon esprit de plonger dans des souvenirs sentimentaux trop douloureux. Il ne demandait qu’à se transformer en micro. J'hésitais. J’allais contrecarrer les prédictions du ciel : mon charme risquait d’en pâtir, et alors ? Ce n’était pas comme si je le mettais à profit en ce moment. Malgré les nombreux pouvoirs d’attraction liés à ma profession (un homme maîtrisant le shaker et un plateau rempli de boissons, le sourire aux lèvres et toujours avenant), je ne me sentais pas du tout à l'aise dans ce rôle.

Ma vie amoureuse était au point mort. J’avais repoussé les dernières sollicitations plus ou moins explicites de garçons fréquentant le café. La prétention de certains concernant la taille de leur virilité ou leur assurance à me faire côtoyer les nuages m'avait définitivement convaincu de laisser tomber ce genre d’histoires d’un soir. J’en avais vécu quelques-unes de belles, il n’était donc pas question de condamner ces moments de plaisir. Il s’agissait pour l’heure de rallumer le peu d’étoiles qui me restaient au fond du cœur pour espérer envisager un truc bien avec un mec bien, aussi, si possible.

Le passé douloureux de mon premier amour de jeunesse revenait encore parfois me hanter. Mon bel Alexandre resterait unique, mais je savais que je devais avancer, parce que je mesurais la chance d'être tout simplement en vie. J’étais d’un naturel battant et optimiste, je n'avais donc aucune excuse. Le pire ennemi étant soi-même, il fallait juste (facile à dire) rester ouvert et se respecter.

Profitant qu’il n’y ai plus personne dans le café, mes mains enveloppaient à présent le manche du balai afin d'offrir à un public fantôme un playback des plus convaincants, la porte d’entrée s’ouvrit, signe que ma prestation allait devoir être remise à plus tard.

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