Un peu de support

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Fisherman Point & Old Town, San Diego

Je repense à ce que vient de me dire Mary. Je ne peux pas me résoudre à vivre comme un fugitif. Je n’ai rien d’un Richard Kimble. Je n’ai tué personne, juste gagné un peu de fric au détriment d’un flambeur mauvais joueur. Je vais en parler avec Lucy, mais en tout cas, pas question d’aller m’enterrer dans le désert. Jouer pour les coyotes et les rattlesnakes, ce n’est pas une solution. S’il le faut, je déménagerai, je prendrai un nom de scène et on changera celui de notre trio, mais renoncer à la Californie, non.

Je regarde l’heure. Il me reste un peu de temps avant l’arrivée de ma partenaire, j’en profite pour passer dans la salle de bain. Je regarde ma tête dans le miroir. Je suis redevenu présentable, les pommades ont fait de l’effet sur l’hématome et j’ai récupéré une vision normale. Je dois jouer ce soir, je le ferai sans les lunettes. Quand Lucy se manifeste, je suis prêt. On prend un verre dans la chambre avant d’aller diner. Je retarde le moment d’aborder le sujet, mais je détecte certaines allusions. Mary lui a-t-elle fait part de ses recommandations ? Je préfère rester dans le déni, du moins encore un moment.

Lucy est toujours aussi impressionnante, je ne crois pas vous avoir vraiment parlé d’elle. Si vous voulez vous faire une idée, recherchez une photo d’Angela Davis, pas aujourd’hui, mais dans les années 60, à l’époque de sa plus grande notoriété. Elle a le même style de coiffure, elle porte des tenues inspirées du style Hippie du campus de Berkeley, avec des grandes créoles aux oreilles et plusieurs colliers superposés. C’est peu de dire qu’elle ne passe pas inaperçue à San Diego. Je lui propose d’aller diner dans Old Town, ce n’est pas trop loin de la marina. C’est un attrape-touristes, mais j’ai eu l’occasion de repérer un petit resto sympa, qui peut passer pour authentique, si on ne gratte pas trop l’adobe[1]. La serveuse nous propose l’inévitable carte des margaritas, mais nous préférons rester sur le whisky. C’est à la fin du repas que Lucy se lance.

« J’ai parlé avec Saka. Elle est inquiète pour toi.

— Je sais, on a eu une conversation cet après-midi. Elle voudrait que j’aille me terrer en Arizona.

— C’est pour te faire oublier un moment !

— Justement, je ne veux pas qu’on m’oublie, dis-je un peu plus haut que nécessaire. Je suis un artiste, un showman, je ne vivrai pas dans un trou à rats.

— Doucement, tout le monde te regarde maintenant !

— Oui, excuse-moi, mais rien que d’y penser, ça me fout en rogne. Il doit bien y avoir d’autres solutions, non.

— Sans doute, il faut y réfléchir, répond Lucy.

— Tu as déjà eu le cas, toi, d’un artiste qui change de nom et qui débute une nouvelle carrière ?

— Il y a bien eu Mohamed Ali, mais c’était du sport. Cat Stevens dans la musique, mais tout le monde continue à parler de Cat Stevens, pas de Yusuf Islam. En même temps, sans vouloir te vexer, tu n’as pas la renommée de Cat.

— Je veux pouvoir continuer à jouer, à enregistrer. Pas devenir un obscur prof de piano dans une ville de blancs et de latinos.

— Je te comprends, je serais comme toi, à ta place. Ça ne me pose pas de problème de te trouver des engagements sous un autre nom, mais il faudra que tu acceptes de repartir à la case départ, ou presque, de jouer dans des clubs où tu n’as jamais tourné. Les premiers temps, ce ne sera pas Hollywood.

— Tu sais que je ne fais pas ça pour l’argent !

— Toi non, mais il faut penser aussi à Martin et Jeff. À moins que tu ne veuilles aussi monter un nouveau groupe ?

— J’aimerais mieux pas, non. On se complète, on se comprend. J’aimerais mieux continuer avec eux.

— Il te faudra leur en parler alors, ce n’est pas moi qui vais le faire à ta place. En attendant, si tu ne veux pas aller en Arizona, je peux te proposer quelques jours de vacances du côté de Palm Springs. C’est pas la vie de Los Angeles, mais c’est quand même plus glamour que Yuma ! J’ai une amie qui a une villa, j’y vais parfois quand j’ai besoin de calme. La plupart du temps elle est inoccupée. Je l’appellerai demain.

— Il y a un piano ?

— Tu peux pas vivre avec ton temps et utiliser des outils modernes ? Un laptop, un clavier et un bon logiciel, c’est plus facile à transporter qu’un piano. On verra bien, je ne sais pas. S’il le faut, on en louera un, ou bien ce sera l’occasion d’évoluer !

— Nouvelle vie, nouvelles techniques, qu’est-ce qu’il faut que je change encore ? Une nouvelle femme ?

— Eh, tu sais bien que nous ne sommes pas mariés ! Tu vis ta vie, enfin, excuse-moi pour l’expression, et je vis la mienne. Quand on se retrouve on baise ensemble, ça me convient bien. Le reste du temps, tu fais ce que tu veux et moi aussi.

— Allez, ça va être l’heure. Tu m’accompagnes au club ? et après, comme tu dis, on baise.

— Hum, ça peut se faire, qui est-ce qui passe ce soir ? »



[1] Adobe : matériau de construction à base d’argile

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