La Nuit Noire

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Après une longue marche, les deux frères arrivent dans une des rues étroites d’un village urbain. Contrairement à leur propre village, les maisons, collées les unes sur les autres, sont faites en béton et de forme rectangulaire. Contrairement à la Grande Forge, elles ne possèdent ni statuette, ni décoration, ni peinture. La plupart des volets sont fermés. Devant quelques portes, des outils de mineurs ou de forgeron ont été abandonnés. Fendri tourne la tête vers Ris et dit :

  • Franchement, tu aurais dû me laisser prendre l’arme.
  • Pourquoi le ferais-je ?
  • Parce que je veux devenir un grand guerrier, comme toi !
  • Alors, contente-toi de te servir du couteau que je t’ai donné.
  • Pff...

Ris plonge dans ses pensées. Fendri a toujours voulu être comme son grand frère, car il manque souvent de confiance en lui, car en plus d’être faible, il est différent des autres. En effet, différemment des villageois, il n’est pas robuste et tombe facilement malade. Mais il n’est pas conscient qu’il possède des qualités que les autres n’ont pas : il maîtrise la magie.

Soudain, l’étoile artificielle de la ville s’étaint, en faisant plonger le monde dans l’obscurité totale. Seule la lumière de Fendri illumine les environs.

  • Heureusement qu’on a ta loupiote, dit Ris, parce que sinon...
  • Pourquoi, tu as peur du noir ? taquine-t-il.
  • Non, je n’ai pas peur du noir. Ce sont les monstres que je crains...

Ils regardent autour d’eux. Tout est sombre autour d’eux ; ils ne voient que les maisons les plus proches. Ris commente :

  • Déjà que tout à l’heure, je trouvais qu’il faisait nuit, là, c’est carrément l’obscurité totale ! Comment font les habitants pour vivre constamment dans le noir ?!
  • Je ne sais pas. Peut-être qu’ils sont nocturnes ? Regarde l’étoile : elle ne brille plus. C'est pour ça que la grotte géante est plongée dans le noir.

Tout à coup, ils entendent un son familier. Des bonds caractéristiques d’une grenouille mais lourds. Une créature humanoïde atterrit pile poil devant eux. Ils sursautent et retiennent leurs cris, en manquant un battement de cœur. Sur le moment, ils ont cru qu’ils ont été repérés mais la créature ne réagit pas. À la place, elle tourne la tête de droite à gauche, à la recherche d’une proie.

Fendri n’a jamais vu cette créature de près. Il se souvient bien de son corps rachitique, de ses griffes, de ses dents et de son manque de yeux, mais il n’a jamais remarqué que sa peau était blanche et couverte de mucus.

Soudain, la créature se tourne brusquement vers la gauche et pousse un cri strident, en faisant vibrer les tympans des frères. Elle disparaît dans les ténèbres. Leurs cœurs battent encore à mille à l’heure. Sous le choc, ils restent sur place, immobiles. Ils n’arrivent pas à croire qu’ils viennent de vriller la mort alors qu’elle se trouvait juste à trois mètres d’eux.

Au bout d’un moment, Fendri chuchote :

  • Doit-on continuer ou nous mettre à l’abri ?

Ris réfléchit avant de répondre :

  • Je propose qu’on entre dans une de ces tentes en pierre pour dormir. Si l’étoile ne se rallume pas, on reprend le voyage malgré tout. Il se pourrait bien qu’elle soit morte.
  • Oui, entrons.

Ils s’approchent d’une des “tentes en pierre” et ouvrent la porte. La demeure ne possède qu’une seule pièce. Un des deux volets est fermé. Seuls une commode et deux lits simples remplissent la pièce poussiéreuse. Quant aux autres meubles, ils sont partis avec les gens qui ont abandonné la maison ou ils ont été volés (ce qui est peu probable dans ce cas).

Ris ferma la porte derrière eux et s’assied sur le lit pendant que Fendri regarde par la fenêtre. Avec ses yeux, il peut mieux voir dans le noir que les autres villageois, sans être pour autant nyctalope. Il voit au loin l’un des monstres blancs. Il se promène dehors, en train de chercher une proie. Un lapin bleu avec des taches blanches sur le dos et une longue queue se terminant en pompom passe rapidement devant lui. Malgré sa vitesse impressionnante, il se fait attraper par le prédateur qui plonge ses dents dans sa chair et le déchire sans effort. Du sang gicle de partout. Dégoûté, Fendri détourne le regard.

  • Va te coucher, ordonne Ris.

Sans dire un mot, Fendri obéit. Il en a marre que son frère le prenne pour un bébé : il aimerait qu’il le prenne comme un grand garçon débrouillard et qu’il le laisse comme bon lui semble. Il s’affale sur l’autre lit, fait diparaître la boule de lumière de sa main et tourne le dos à Ris. Ce dernier lui dit :

  • Tu ne veux pas que je me couche à côté de toi, pour te rassurer ?
  • Non merci, répond-il sèchement. Je suis un grand, maintenant.
  • Mais ça ne veut pas dire que tu ne fais pas de cauchemar...
  • Ça va ! Je t’ai dit que je suis une grand !

Ris a envie de lui engueuler dessus mais il sait que Fendri est tendu à cause de tout ce qui se passe dehors. Alors, il n’insiste pas, se tourne vers le mur et ferme les yeux.

***

Chez le peuple de Ris et de Fendri, les enfants ne reçoivent pas leurs premiers noms avant trois ans, car on les nomme souvent par rapport à leurs traits de caractère ou leurs exploits. Ils choisissent un nom commun puis ils insèrent un suffixe pour en faire un prénom. Alors que les prénoms des garçons se terminent par un “i”, ceux des filles se finissent par un “a”. Par exemple, le grand frère est nommé Risknofiri, qui signifie “pas peur du risque”. Quant au petit frère, il était appelé par les villageois Pontiri à l’origine, à cause de ses “oreilles pointues”, mais tout cela a changé un jour...

Dans le village, les maisons étaient des tentes sous lesquelles il y avait un sac de couchage et quelques outils utiles. Pas de meuble. Tout le monde portait des vêtements en peaux d’animaux et les femmes des bijoux d’os. Certains tissaient, cuisinaient et élevaient des enfants, pendant que les autres partaient à la chasse. Chacun, homme ou femme, était assigné à une tâche qui convenait à ses compétences, afin d’assurer la survie de sa tribu dans ce monde sauvage et sans pitié. Les plus vieux pouvaient seulement transmettre leur savoir aux enfants par des légendes locales, cuisiner et tisser des vêtements, n’étant plus assez forts pour sortir. Parmi les trois cents villageois, ils n’étaient que douze, car la plupart du temps, on mourrait de maladie, de faim (pendant l’hiver) ou égorgés vifs par un loup (qui atteignait trois mètres de garrot dans cette région). Il était donc rare qu’une personne atteignait les soixante ans, encore plus de mourir de vieillesse. C'était pourquoi les personnes âgées étaient très respectées.

Chaque année, au premier jour du printemps, tous les enfants d’onze ans passaient le Premier Vol, une épreuve qui consistait à tester le courage. Tous ceux qui réussissaient étaient intégrés au village en tant qu’hommes (ou femmes), alors que les autres étaient bannis du village, jugés trop faibles pour défendre la tribu.

Ris avait treize ans et son petit frère six. Un jour, les deux frères allaient dans la forêt pour ramasser du bois, afin que Pontir apprît à fabriquer un feu de camp. Tout au long de la marche, les villageois n’arrêtaient pas de poser un regard de mépris envers Pontiri. Même jeune, il comprenait déjà que c’était à cause de sa différence que tout le monde se méfiait de lui, mais il ne savait pas pourquoi il n’était pas comme eux. Certains disaient qu’il avait des oreilles pointues car des mauvais esprits l’avaient choisi pour apporter malheur à la tribu. D'autres pensaient qu’il était une anomalie de la nature, comme un tigre à dents de sabre naissait blanc au lieu de naître roux. Très peu de villageois toléraient donc la présence de ce petit être bizarre.

Des enfants avec des visages peints en noir suivaient Tigitri, connu pour avoir réussi à tuer cinq tigres à dents de sabre d’un coup et donné leurs corps aux loups, qui n’avaient laissé aucun reste. Pontiri questionna à son frère :

  • Pourquoi ont-ils une peinture noire ?
  • Parce qu’ils vont faire leur Premier Vol, répondit-il.
  • Leur premier vol ? Les hommes n’ont pas de plume pour voler !
  • Non, c’est une expression. Ça veut dire qu’ils vont passer de l’âge d’enfant à l’âge adulte. Ils vont sauter du haut d’une falaise. Et ceux qui réussissent font définitivement partie du village. Quant aux autres, ils sont rejetés comme des parias. Ils font ça tous les premiers jours de printemps.
  • En gros, les villageois les acceptent comme leurs frères ?
  • Oui, c’est l’idée.
  • Donc, si je saute de la falaise, les villageois m’accepteront ?
  • Oui, mais...
  • Eh ! Ris !

C'était l’une de ses amis, Joïsprita. Elle était blonde aux yeux bleus et portait des vêtements en peau de loup blanc. D'humeur souvent joyeuse, elle redonnait le sourire aux personnes tristes. Elle questionna en courant vers lui :

  • Comment ça va ? questionna-t-elle.
  • Oui, ça va. Je vais donner une leçon de survie à Pontiri.
  • C'est sa première leçon, non ?
  • Oui.

Pendant ce temps, le petit garçon s’éloignait des deux adolescents, à pas de loups, en suivant le groupe qui allait passer son Premier Vol.

Près d’une chute d’eau, une falaise baignait sous le soleil de midi. Tigitri hurla :

  • Aujourd'hui est un grand jour ! Vous allez prouver aux autres que vous faîtes partie de notre tribu ! Et pour cela, vous allez sauter du haut de cette falaise !

Tout le monde regarda le lac ; il était si bas qu’ils avaient le vertige.

  • Ce sera sans moi !
  • Alors, tu seras un paria, dit Tigitri à la fille avec deux plumes dans les cheveux.
  • Moi aussi, je ne peux pas...
  • Moi non plus...
  • Alors, personne ? dit-il. Vous êtes tous des lâches : vous ne méritez pas de faire partis de la tribu de la Toundra. Vous êtes...

Soudain, ils entendirent un splash. Ils posèrent leur regard sur le lac. Un petit garçon aux cheveux noirs remonta à la surface et nagea jusqu’au bord de l’eau.

  • Eh ! Ce ne serait pas celui aux oreilles pointues ? dit un des enfants.
  • Si, c’est bien lui.
  • Il nous a humilié, ce petit con ! On ne va pas le laisser se moquer de nous comme ça !

Alors, tout le monde sauta de la falaise, sous les yeux ébahis de Tigitri. Bien sûr, Pontiri ne fût pas admis à la tribu, étant trop jeune pour valider l’épreuve et n’ayant pas découvert son ham (chose que Ris n’avait pas pu dire avant l’arrivée de Joïsprita).

Depuis, le petit garçon ne s’appelle plus Pontiri mais Fendri, qui signifie en kanilangue “aile”.

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